Pendant une poignée de secondes, Sofia et Wilson se dévisagèrent. Personne ne sembla d’ailleurs remarquer la présence de Wilson, tous les clients de la taverne étant trop occupés à s’enquérir de l’état de Chamberlain. Sur le moment, Sofia ne parvint pas à réagir. C’était comme si elle venait de recevoir un coup de bélier en pleine poitrine : Wilson. Sur les lieux du crime. Et cette fois-ci, parfaitement reconnaissable. Sofia ne pouvait plus le nier : Néhémie Wilson était bien la meurtrière.
A peine cette phrase avait-elle traversé son esprit que l’inertie mentale céda sa place à la rage. Une rage dévorante, alimentée par de trop nombreux facteurs et qui s’imprima dans son regard. Regard qui, de tout évidence, n’avait pas échappé à Wilson car lorsqu’il ricocha sur elle, cette dernière, visiblement apeurée, opéra un demi-tour et sorti de la taverne en s’enfuyant.
Non ! Pas question que Wilson lui échappe comme au Parlement !
Les jambes de Sofia prirent d’elles-mêmes leur appui sur le sol et elle s’envola à la poursuite de la fugitive, telle une flèche venant d’être tirée par un arc. Une fois au-dehors de la taverne, Sofia, qui venait de localiser Wilson au loin, s’élança à vive allure pour la rattraper. Une bonne vingtaine de mètres les séparait toutes les deux. Wilson se retourna à plusieurs reprises afin de voir si Sofia la poursuivait toujours.
-Sofia ! résonna une voix derrière elle.
C’était la voix d’Aidan. Il venait de sortir de la taverne. Malgré tout, Sofia ne prit ni la peine de lui répondre ni celle de se retourner. En cet instant précis, il n’y avait plus qu’une chose qui lui importait : rattraper la fuyarde coûte que coûte.
Tandis qu’elle poursuivait sa course infernale, Sofia vit Wilson s’accrocher derrière un fiacre.
Sofia se retourna et vit qu’un cab arrivait dans sa direction. Elle le laissa passer puis s’accrocha à son tour à l’arrière. Tandis que le véhicule continua son avancée, Sofia grimpa rapidement sur le toit et soubresautait sous les secousses. Tout en essayant comme elle le pouvait de maintenir son équilibre, elle perçut au loin que Wilson elle aussi se tenait sur le toit du cab où elle avait grimpé. Une vingtaine de mètres séparait les deux véhicules qui ne cessaient de prendre plusieurs virages, obligeant leur passagère clandestine à fléchir les jambes et employer tous les efforts possibles afin de ne pas perdre leur équilibre
Le fiacre de Sofia gagnait de plus en plus de terrain et était même sur le point de dépasser celui de Wilson. Sofia se tenait alors prête à bondir sur le toit de l’autre fiacre afin de se jeter sur Wilson. Cette dernière, anticipant le plan de sa poursuivante, aperçu au loin une banderole qui pendait à une dizaine de mètres au-dessus du sol. C’était sa seule chance. La fugitive sauta pour s’y accrocher. Sofia venait à peine de réaliser ce qu’il venait de se passer que son fiacre passa lui aussi sous la banderole sans qu’elle n’ait eu le temps de réagir.
Un sentiment de colère la saisit. Non ! Wilson allait lui échapper encore une fois !
Mais là encore, Sofia n’eut pas le temps d’écumer sa frustration qu’elle aperçut fiacre arriver en sens inverse. Un fiacre qui retournerait donc vers la banderole. Elle attendit le bon moment. Puis lorsque le fiacre atteignit le niveau de celui sur lequel elle se trouvait, elle bondit sur le toit mais manqua très sérieusement de perdre son équilibre et de dégringoler du véhicule. Fort heureusement, elle se rattrapa à temps.
Alors que ce nouveau véhicule la ramena sur le chemin où se trouvait la banderole, Sofia scruta les environs à la recherche de Wilson et elle aperçut cette dernière dont les mains de lâcher la banderole pour escalader une échelle murale menant sur les toitures des mansardes. Elle avait encore une chance de rattraper Wilson mais il fallait faire vite. La banderole se présenta devant elle et Sofia sauta à son tour et ses mains se refermèrent sur la corde. Poussée par l’adrénaline que conférait l’urgence, Sofia longea la banderole avec une grande efficacité puis ses mains atteignirent les barreaux. Avec une étonnante rapidité, elle grimpa à l’échelle, déterminée à ne pas laisser s’échapper la fuyarde.
Néhémie Wilson, qui avait quinze bons mètres d’avance, continua d’escalader les barreaux, sa longue besace bringuebalant d’un côté puis de l’autre au fur et à mesure de sa grimpée. C’est alors que l’ascension de la fugitive fut subitement stoppée. Wilson baissa son regard et aperçu que le tissu de sa besace s’était accroché à un clou, empêchant son avancée. Paniquée, elle tenta comme elle pouvait de dégager sa besace du clou tandis que Sofia rattrapa son retard. Cette dernière vit d’ailleurs que le visage de son gibier luisait de sueur. Alors que Sofia ne se trouvait plus qu’à une poignée de centimètres de Wilson, celle-ci parvint enfin à libérer sa besace du clou.
Ivre de frustration, Sofia libéra une de ses mains pour détacher la lame de ses cheveux et la planta fermement dans la besace de la journaliste afin d’empêcher à nouveau la progression de son escalade. A nouveau affolée, Wilson tira de toutes ses forces sur la lanière, élargissant par là le trou créé par la lame de Sofia qui s’enfonçait plus profondément dans le tissu blanc. Sofia pu d’ailleurs apercevoir au milieu de la besace la couverture d’un livre rouge aux bords délavés. Puis Wilson parvint à arracher la besace de l’emprise de Sofia, la lame de cette dernière se retrouvant alors pendue dans le vide. Libérée, la fugitive put reprendre sa montée et finit par se hisser à grande vitesse sur le toit.
Sofia coinça à la va-vite sa lame dans sa ceinture et atteignit à son tour le sommet des mansardes. A seulement une poignée de mètres d’écart, Sofia et Wilson dévalèrent les tuiles noires inclinantes et sautèrent par-dessus les cheminées dont les touraines laissaient s’échapper des panaches de fumées blanches. Alors que Sofia gagnait du terrain, elle finit malheureusement par glisser sur une des tuiles trempées et son nez rencontra douloureusement le faîtage. Tandis qu’elle ressentit de plein fouet la morsure cuisante du coup, Sofia releva la tête et aperçut au loin qu’un vide séparait l’immeuble sur lequel Wilson et elle se trouvaient et celui d’en face. Elle esquissa un sourire. Wilson était fait comme un rat, elle n’avait plus d’issue. Mais alors que Sofia s’attendait à voir la journaliste s’arrêter, cette dernière, contre toute attente, ne ralentit pas sa cadence et serra plus fermement sa besace près de la poitrine.
Elle n’allait tout de même pas…
Aplatie sur le ventre, Sofia regarda alors, abasourdie, la scène se déroulant devant ses yeux. Les pieds de Wilson prirent appui sur le sol puis s’envolèrent dans les airs. Pendant une seconde qui semblait s’être inscrite dans un instant d’éternité, la silhouette de la fugitive plongea dans le vide, les pans de sa robe jaune voltigeant dans les airs et ses boucles châtains flottant en arrière. Wilson avaient disparu du champ de vision.
Sofia se releva d’une traite en s’appuyant sur les tuiles froides, grimaçant de douleur et courut jusqu’au bord du toit. Plus bas, elle aperçut alors Wilson poursuivre sa course le long des toits, sa besace représentant un point blanc dans cette mer d’humidité. Sofia ne prit même pas la peine de considérer si elle aussi pouvait tenter le même exploit téméraire, l’écart étant trop important et jugeait que si Wilson ne s’était pas écrasée au sol, c’était tout simplement par miracle.
Après être descendue du toit et avoir retrouvé Aidan et Faye dans une petite ruelle sombre qui se situait en dessous des mansardes qu’elle avait parcourues, Sofia leur raconta alors tout ce qu’il s’était passé au Tonneau Percé pendant qu’elle essuyait son nez ensanglanté avec un mouchoir de Faye. Sa rencontre avec Chamberlain, la fléchette empoisonnée, la carte du dix de pique qu’elle avait découvert, Wilson qui s’était tenue devant elle juste après le meurtre et sa vaine tentative de la rattraper. Sofia se maudissait d’avoir laissé s’échapper Wilson.
-So’, tu n’as pas à t’en vouloir, dit Aidan sur un ton réconfortant.
-La meurtrière la plus recherchée de Londres vient à nouveau de nous passer sous le nez. Bien sûr que je m’en veux !
Sofia réalisa alors que c’était la première fois qu’elle utilisait l’appellation « meurtrière » pour qualifier Wilson. Car maintenant, elle se rendit à l’évidence. Cette dernière était bel et bien une criminelle. Elle l’avait vu de ses propres yeux.
Elle eut encore du mal à réaliser cela. Bien que contrairement à Wilson, Sofia n’avait pas sauté, cette révélation lui donnait l’impression d’avoir fait une chute vertigineuse. Elle était sous le choc.
-Dire qu’on a vraiment cru en son innocence. Qu’on a cru qu’elle était victime d’un complot des aristocrates. En fait on avait faux sur toute la ligne ! C’est vraiment une meurtrière ! Une meurtrière complètement folle !
En cet instant, un puissant sentiment de haine envers Wilson envahit tout l’être de Sofia. Cette aversion s’expliquait par diverses raisons. Elle la détestait parce qu’elle se sentait trahie par cette femme qu’elle avait idéalisée, en la pensant vraiment pétrie de valeurs morales. Elle la détestait parce qu’elle ôtait la vie à des innocents et détruisait celle de leur proche. Et elle la détestait parce qu’indirectement, ses actions criminelles allaient davantage décrédibiliser le combat de la mère de Sofia en répandant dans la pensée collective une vérité totalement mensongère : à savoir que toutes les suffragettes étaient prêtes à tuer pour défouler leur frustration ou assouvir un sentiment de vengeance si leurs revendications n’étaient pas entendues.
Oui, Sofia détestait Wilson. De toutes ses tripes.
Alors qu’ils traversaient une rue sombre et humide, une odeur infecte s’empara de leur narine. Instinctivement, Sofia releva son écharpe sur le nez et avisa ce qui s’étalait autour d’elle. De la nourriture avariée rongée par les rats, des kyrielles de bouteilles vides déposées contre les murs -cela lui rappelait le dessous du lit de son cousin-, un livre rouge trônait sur un amas de guenilles, des chaises aux sièges ravagées étaient…un instant ! Un livre rouge trônait sur des guenilles ?
Sofia se dirigea vers le livre et le saisit. Elle dû le regarder une bonne quinzaine de secondes pour être certaine qu’elle ne rêvait pas. Puis elle leva la tête. Il s’agissait bien de l’immeuble d’où Wilson avait sauté. Alors elle comprit.
-Aidan ! Faye ! Regardez !
Tandis que ces deux derniers se retournèrent, Sofia courut vers eux et leur tendit l’ouvrage.
-Ce livre ! Il était à Wilson !
-A Wilson ? répéta Faye.
-Oui. Lorsque j’ai planté ma lame dans sa sacoche tout à l’heure, ça a fait trou suffisamment élargi pour que je puisse voir ce qu’il contenait et c’était ce livre-là. Il a dû tomber de sa sacoche lorsqu’elle a sauté.
Mais alors que Sofia s’apprêtait à l’ouvrir, Aidan l’arrêta en plaquant une main sur le livre.
-Non So, pas ici ! murmura-t-il en regardant de droite à gauche. On ne sait jamais.
Il saisit le livre et le plongea dans la sacoche de Faye.
-Allons l’étudier à la maison, dit-il.
Le crépuscule venait de tomber lorsque Sofia, Aidan et Faye rentrèrent à Tavistock Place. Ils ôtèrent vêtements et chaussures. Tandis que Sofia s’affaira dans la cuisine à préparer trois tasses de thé brûlantes, Aidan alluma un feu dans la cheminée et saisit un tisonnier pour en attiser les braises. Puis il s’installa à la table du living avec Faye, Sofia les rejoignant en apportant un plateau en bois incrusté sur lesquels trônaient des biscuits impériaux ainsi que les tasses d’où s’échappaient des vapeurs brûlantes. Alors que les ronflements paisibles du feu emplirent la pièce et que chacun eut finit de boire son thé, Faye sortit le livre de sa sacoche, le plaça au centre de la table et l’ouvrit.
Sur la première page extrêmement jaunie, un titre s’étalait, écrit à l’encre noire :
« Les mémoires de Sonali »
-On dirait bien que c’est une sorte de journal intime, dit Aidan.
Il tourna la page. Des dizaines de symboles empreints d’encre noires séchées la remplissait.
-Ce sont des hiéroglyphes ! s’exclama Sofia. Et ces pages jaunies, ce sont des papyrus ! Ils ont été cousus entre eux avant d’être reliés par la couverture du livre.
-Des papyrus et des hiéroglyphes. Ce livre doit être très ancien. Il doit probablement dater de l’époque des pharaons.
-C’est passionnant ! s’exclama Faye, toute excitée. Vous imaginez ? On détient peut-être un livre extrêmement précieux dont le contenu pourrait s’avérer une découverte majeure pour l’histoire d’Egypte !
-Ce genre d’objet de valeur ne peut se trouver que dans des musées, dit Aidan. Comme celui du British Museum. Toi qui as souvent visité le musée, So’, le guide a-t-il déjà parlé d’une certaine Sonali ? Et est-ce que tu te souviens d’avoir vu ce livre dans le département égyptien ?
-Non, je n’ai ni le souvenir d’avoir entendu parler de cette Sonali, ni d’avoir vu ce livre au musée. Cela étant, le département égyptien est immense. Il y a tant de choses à voir et il m’a peut-être échappé.
-Et si Wilson l’avait volé là-bas ? se demanda Faye.
Mais Sofia n’était pas convaincue par cette hypothèse.
-Au British Museum, tous les objets de valeurs sont protégés sous verre. Je vois difficilement comme elle aurait pu le subtiliser.
-On ne doit pas sous-estimer Wilson, dit Aidan. On ne pensait pas qu’elle pouvait avoir commis tous ces meurtres et de toute évidence, elle l’a fait. Elle pourrait tout aussi bien être une voleuse expérimentée. Avec elle, on est pas au bout de nos surprises.
-Mais un vol d’une telle ampleur aurait forcément été mentionné dans les journaux, fit remarquer Sofia. Et pendant toute la semaine, on a épluché les exemplaires du Times au peigne fin. Aucun vol au British Museum n’a été déclaré.
-Suppose que Wilson ait fait remplacer le journal original par un fac-similé, suggéra Aidan. Ainsi, personne ne se serait aperçu de rien.
-Meurtrière, voleuse, faussaire…, Ça ferait beaucoup de cordes à son arc tout de même. Hormis si c’est quelqu’un d’autre qui l’a fait à sa place…Mais oui, c’est ça ! Et si Wilson avait des complices ?
Une étincelle éclot dans les pupilles d’Aidan et Faye.
-Ca pourrait expliquer pourquoi la police ne lui a toujours pas mis la main dessus, depuis le temps qu’ils sont à ses trousses, dit Faye. Wilson doit avoir des complices qui la cache, qui la nourrisse. Mais en échange, elle doit les rétribuer. C’est peut-être pour ça qu’elle a volé ce journa
-Elle n’avait pas besoin de commettre un tel vol pour rémunérer ses hôtes. Un larcin d’une valeur plus modeste aurait suffi. A moins que ses hôtes ne soient une bande de malfaiteurs extrêmement exigeant sur le paiement ?
-Avant de nous perdre dans un flot de conjectures, dit Aidan, nous devons nous assurer que ce journal a bien appartenu au British Museum. Alors demain, nous nous y rendrons pour montrer ce journal et demander des renseignements sur Sonali.
A cet instant, un visage apparut immédiatement dans l’esprit de Sofia et un sourire fleurit sur ses traits. Aidan savait très bien à quoi, ou plutôt à qui elle pensait, lui qui lisait en elle comme dans un livre ouvert. Dommage qu’il ne pouvait pas en faire de même avec celui qu’il tenait dans les mains. Cela leur aurait été bien utile.
Alors que Sofia se glissait dans son lit et éteignit la lampe à pétrole, un sentiment étrange l’envahit. Des meurtres d’innocents, des proches en deuil…Assurément, toute cette histoire était lugubre et réveillait en Sofia un douloureux sentiment d’injustice qu’elle ressentait pour les victimes. Mais cette affaire réveillait aussi chez elle un autre sentiment qu’elle culpabilisait de ressentir. Et ce sentiment, c’était une pointe d’excitation au creux du ventre.
Elle commençait à comprendre pourquoi Faye avait été autant galvanisée à l’idée de participer à leur enquête. Ce mystère, ce frisson, ce danger… Il fallait le reconnaître, c’était grisant.
A mesure que leur investigation progressait, cette situation énigmatique devenait de plus en plus fascinante. Ces cartes, ces papyrus, ces hiéroglyphes…Il était difficile pour l’instant de trouver un lien et un sens à tous ces éléments mais ces interrogations ne faisaient qu’amplifier cette aura de mystère captivante.
Sofia sentit alors son âme d’enfant ressurgir d’une traite. Elle se souvint lorsqu’elle était petite, elle adorait vagabonder dans les recoins sylvestres de leur maison en compagnie d’Aidan. Ils s’inventaient alors toute sorte d’histoire se déroulant dans la jungle, sur des bateaux pirates, dans des déserts arides. Avec eux, l’imagination ne connaissait pas la moindre limite et un gros caillou devenait une boussole, un bâton devenait une épée, un bout de papier rapiécé devenait une fabuleuse carte au trésor. Oui, Sofia avait toujours adoré l’aventure et cette flamme ne s’était jamais éteinte. Et l’enthousiasme contaminant de Faye quant à cette enquête ravivait encore plus cette sensation en elle. Alors oui, cette histoire était abominable, trois personnes avaient perdu la vie et Sofia souhaitait de tout son cœur leur rendre justice. Mais elle était également galvanisée par cette enquête et c’était comme ça.
Elle ferma les yeux. Les hiéroglyphes dansaient derrière ses paupières et une musique aux sonorités égyptiennes vint la bercer.
Trop excitée par ce mystère, Sofia ralluma sa lampe, s’extirpa de son lit et se dirigea vers sa bibliothèque personnelle dont elle tira des étagères un livre sur l’Egypte qu’elle avait acheté quelques semaines auparavant pour sa culture personnelle. Elle s’installa sur son bureau en acajou, alluma la mèche de la lampe à huile et entama la lecture de l’ouvrage. Tout en cherchant le nom de Sonali, elle vit défiler des photographies de pyramides, de murs frappés de hiéroglyphes ou encore de portraits de personnages historiques à mesure qu’elle tournait les pages. Elle se laissa happée par l’aura égyptienne qui émanait de ce livre.
***
Après avoir entamé la manœuvre à effectuer, Beethoven attendit un instant afin de reprendre ses esprits. Puis il entra dans le bureau de son maître.
A peine avait-il pénétré dans la pièce qu’une odeur de cuir ciré incrusta ses narines.
-Monsieur, dit-il en effectuant une révérence.
Juste à côté de l’âtre de cheminée dans laquelle crépitait un feu rougeoyant se tenait un homme, droit comme un I et s’appuyant sur une canne en fiole. Un homme dont les pupilles étaient d’un noir si profond qu’elles assombrissaient l’intégralité de son visage. Un homme qui, dans l’ombre, tirait les ficelles d’un mécanisme extrêmement bien rodé influant à Londres dans ses moindres recoins. L’homme d’affaire le plus puissant de l’empire britannique.
Le Croupier.
C’était dans le bureau de celui-ci que Beethoven se trouvait en cet instant.
Pendant un instant, le Croupier ne prononça pas un mot. C’était un des traits caractéristiques qu’il partageait avec Beethoven. Il n’était pas avare en paroles. Au contraire, il avait même tendance à les économiser. Pour lui, chaque mot avait sa valeur et devait être prononcé avec la sélection la plus sophistiquée. Puis Le Croupier se retourna.
-Bonjour, Beethoven.
Il avait parlé d’un ton pétri de flegme. Un autre de ses traits caractéristiques. Bien que le Croupier possédait une noirceur d’âme inégalable, il était impossible de la déceler immédiatement compte tenu du masque d’impassibilité qu’il arborait en toute circonstance.
-Vous me voyez profondément navré que vous ayez eu à abréger votre voyage d’affaires à Bristol, dit Beethoven.
Le Croupier se retourna pour concentrer à nouveau son regard sur les flammes qui consumaient les bûches dans l’âtre.
-Je dois admettre que j’aurais préféré ne pas avoir à le faire, dit le Croupier. Néanmoins, lorsque vous m’avez parlé de cette jeune femme dans vos télégrammes, j’ai jugé bon de m’absenter un court instant de Bristol pour revenir sur Londres. Afin que vous m’en disiez plus à ce sujet.
En effet, ces derniers jours, Beethoven avait envoyé de nombreux télégrammes au Croupier où il lui apprenait que depuis le début de la réalisation du complot qu’ils avaient tous les deux mis en place, cette Sofia Snow avait été présente sur tous les lieux des crimes. Au Parlement, où elle avait d’ailleurs aperçu la meurtrière, sans toutefois la reconnaître. A la Fête des Merveilles où elle avait été au premier plan pour assister au meurtre de Laureen Leemoy. Et en cet instant, il lui apprit également que Burfield, l’homme qu’il avait envoyé au Tonneau Percé, y avait aperçu la jeune femme. Burfield avait également affirmé avoir vu Sofia Snow subtiliser la carte du dix de pique dans la poche de Chamberlain, comme si elle s’était attendue à la trouver et qu’elle comprenait le sens que ladite carte représentait. Burfield avait assuré avoir entendu Snow poser des questions à Chamberlain sur les cartes des huit de trèfle et neuf de carreau.
-Les cartes que nos complices ont placés dans les poches de Nimbert et Leemoy…, dit Le Croupier.
-C’est donc forcément Snow qui a subtilisé la carte dans la poche de Leemoy le soir de la Fête des Merveilles, conclut Beethoven. Une chance que nous nous en soyons aperçus par la suite et que nous ayons pu remettre la carte du neuf de carreau dans la poche de celle-ci, afin que la police puisse la détenir. Et Burfield a pu remettre une carte de dix de pique dans la poche de Chamberlain avant l’arrivée de Scotland Yard au Tonneau Percé
Bien qu’il n’en montrât rien, Le Croupier était stupéfait de ce qu’il apprenait.
-Je vois que vous aviez raison de juger de bon de placer Sofia Snow sous surveillance il y a plusieurs jours. Votre intuition est précieuse, mon cher Beethoven.
Les flammes continuaient de s’imprimer dans le regard empli de noirceur du Croupier.
-Et donc, cette jeune femme n’a nullement informé la police de ses découvertes, c’est bien cela ?
-Affirmatif, Monsieur, répondit Beethoven. Ses rapports avec l’inspecteur de la police sont exécrables. De surcroît, cette femme semble assez intelligente pour comprendre que si elle partageait à la police ce qu’elle sait au sujet de cette affaire, elle avouerait indirectement avoir dérobé des pièces à conviction importantes, ce qui constitue un délit. Elle a donc tout intérêt à ne rien révéler.
-Je vois.
Le Croupier plongea sa main dans la poche intérieure de son gilet et la chaîne d’une montre à gousset s’étira sous ses yeux. Il s’agissait d’un bijou à la beauté inqualifiable. Sertie de diamants et d’un cristal transparent, cette montre devait valoir une fortune colossale. Le Croupier appuya sur le bouton et le couvercle se renversa, dévoilant un cadran somptueux dont les heures étaient indiquées en chiffres romain.
-Croyez-vous qu’elle sache ? demanda Le Croupier sans départir son regard de la montre.
-Qu’elle sache, Monsieur ?
-L’enjeu de notre plan.
-Eh bien…J’en doute fort, Monsieur. Enfin…Pas pour l’instant en tout cas.
Le Croupier rangea sa montre à l’intérieur de sa poche. Puis, en marchant avec sa canne fiole, il se dirigea vers une table en acajou à la dimension spectaculaire, attendu que sa longueur occupait un bon quart de la pièce. Sur cette table dominait une maquette qui s’étirait sur la totalité de la table. Une maquette de la ville de Londres.
Il ne s’agissait pas d’une représentation approximative de la capitale d’Angleterre. Mais d’une représentation réalisée dans sa parfaite exactitude. Que ce soient les monuments emblématiques tels que le Parlement, la cathédrale Saint-Paul, l’Abbaye de Westminster ou encore Buckingham Palace. Ou alors la Tamise, les immeubles à briques rouges, les docks, les rues crasseuses de l’East End, les nombreux parcs publiques, les commerces, les quartiers des prostituées…Londres dans sa précision la plus remarquable.
-Que devons-nous faire au sujet de Miss Snow, Monsieur ?
Le Croupier continuait de couler un regard empli de hauteur sur le Londres miniature. Son esprit était traversé par d’innombrables pensées, toutes aussi sombres les unes que les autres.
-Pour l’heure, contentez-vous seulement de renforcer la surveillance sur Miss Snow. Et tenez-moi au courant de l’évolution de son enquête.
-Bien, Monsieur.
Le Croupier n’en avait pas fait part à Beethoven, mais il avait comme une vague impression que cette jeune femme, Sofia Snow, pourrait s’avérer être un élément clef dans la réalisation du sombre dessein qu’il nourrissait depuis longtemps. Depuis bien trop longtemps.