Les jours qui suivirent, les deux animaux restèrent éloignés. La hase se demandait quand elle pouvait lui reparler sans qu’il se fâche à propos de cette histoire. Malheureusement, le pin hantait ses pensées et la jackalope luttait contre sa nature pour mettre les pattes dans la forêt rouge. Le tatou ne s’était toujours pas manifesté. Tournerine regrettait son attitude, mais son intérêt pour l’arbre la dévorait davantage. Elle pourrait s’y rendre seule afin de ne pas y mêler son ami.
Quand le soleil atteignit son zénith, Tournerine bondit vers le Bois de la Sorcière. Les épines orangées des conifères brillaient comme de l’ambre à la lumière. La plupart étaient morts, anéantis peu après la Suprématie. Les branches tordues et nues se brisaient à la moindre bourrasque de vent. Un jour, ils s’écrouleraient parmi les aiguilles. Leurs racines à l’air seraient dévorées par les termites et prisonnières des toiles d’araignée.
Après avoir dépassé l’engin à deux roues, Tournerine leva la tête vers des vestiges d’humains. Le noir carbonisé qui courait sur certains débris indiquait la cause de sa destruction. Les animaux fuyaient cet endroit à l’origine des maux engendrés par un puissant nuage de poison. Suite à une explosion, beaucoup d’êtres vivants étaient morts tandis que d’autres avaient été infectés. On racontait que les mutations étaient dues à ce phénomène, dont celles des jackalopes. Mais la hase cornue n’y croyait pas.
Tournerine s’avança vers le pin difforme. Si son ami refusait de venir avec elle, tant pis. Au moins, il s’écartait des problèmes. Elle passa sa tête dans le trou et sentit ce même courant d’air frais lui chatouiller le museau. Un tunnel descendait au-delà des racines, comme si un ver géant l’avait creusé. La jackalope s’enfonça un peu plus et…
– Hé !
Elle sursauta et manqua de se casser les rameaux. Elle sortit de l’orifice et se tourna vers le nouveau venu qui l’avait appelée.
Ellyet était assis près de l’engin humain. Tournerine s’approcha lentement de lui. Son ami demeurait neutre, voire impassible.
– Écoute, commença la hase cornue. Je suis désolée pour la dernière fois. J’aurais dû m'éloigner et…
– On ne devrait pas se disputer, la coupa le tatou.
– Qu’est-ce que tu fais ici ?
– Je repense à ces présences. Je me demande si c’est bien de les ignorer. Je n’arrivais plus à dormir à cause de ce que j’ai ressenti.
– Tu crois qu’il y aurait des fantômes ?
– Des fantômes ? C’est fort possible. Il y a eu tellement de morts, ici.
La jackalope se tourna vers l’arbre. Ses oreilles pivotaient pour intercepter un son quelconque et se plaquaient sous ses réflexions. Elle regarda son camarade et déclara :
– Écoute, tu n’es pas obligé de m’accompagner, mais moi, j’ai bien l’intention d’aller voir ce qui se passe.
– Moi aussi, répondit Ellyet avec détermination. Si jamais les choses deviennent dangereux, on laisse ça et on oublie.
La hase cornue opina, même si elle craignait aller jusqu’au bout du mystère.
Les deux amis pénétrèrent dans le creux et s’enfoncèrent sous terre. Le passage était spacieux et Ellyet pouvait se glisser sans souci sur les côtés pour ouvrir la marche, mais il resta derrière Tournerine. Ni l’un ni l’autre ne saurait dire ce qui avait bâti cet antre. Les jackalopes vivaient à l’air libre, au contraire de leurs cousins lapins qui préféraient se réfugier dans les profondeurs. Le trou s’avérait trop gros pour un lagomorphe et les marques spiralées dans le tunnel indiquaient que la créature n’avait pas creusé avec ses griffes.
Le parfum de terre humide s’intensifia. Pire encore, les deux explorateurs flairèrent des puanteurs désagréables et inconnues. Parmi elles, ils reconnurent celles de putréfaction. Ils se rabougrirent, dégoûtés. L’imagination de Tournerine se déchaînait, malgré sa contenance. Peut-être trouveraient-ils un monstre allongé sur un tas d’os ? Ou des cadavres d’animaux en tout genre, qu’ils soient prédateurs ou proies ? Quant aux autres odeurs, la jackalope se concentra sur sa mémoire pour les identifier, mais cela lui secoua l’estomac. Pas autant que celui d’Ellyet qui avait vécu dans un coin serein toute sa vie. Tournerine croisait souvent les carcasses de petits mammifères ou de semblables malchanceux. Plus elle en voyait, plus elle s’y habituait avec tristesse.
Les oreilles de Tournerine se redressèrent. L’une des senteurs lui rappela la ville, un vestige du monde humain. Seeky l’avait déjà menée dans les lieux les plus sales, où les hommes avaient jeté leurs déchets. Des résidus qui vivaient encore des années après la Suprématie. Serait-il possible que d’autres soient enterrés ici ?
– Oh ! s’écria Ellyet, choqué.
Son cri percuta les parois. Tournerine sursauta et s’enfonça dans le tunnel qui s’élargissait. Les intrus s’avancèrent jusqu’à rencontrer un gouffre. Et dans ce gouffre, se trouvait un cauchemar d’immondices.
Diverses puanteurs jaillirent sur les explorateurs. Leur estomac se noua et leurs poils se hérissèrent d’horreur. Un limon noirâtre bouillonnait au fond d’un cratère, comme si plusieurs créatures se débattaient contre une force maléfique. Des os de toute taille se mouvaient à la surface pour ensuite être de nouveau dévorés. Des bulles se formaient et éclataient, tantôt à force de trop gonfler, tantôt à cause de membres inconnus qui se tendaient vers les deux amis. La boue se composait de toute sorte de fluides que Tournerine perçut comme du sang, des organes liquéfiés et des déjections d’animaux. Une puissante odeur de pourriture lui fit tourner la tête. À ses côtés, Ellyet recula avec horreur pour renvoyer son repas. Ils n’allaient pas rester plus longtemps face à… Mais qu’est-ce que c’était que ça ?
La masse explosa comme un geyser. Les deux étrangers se ruèrent vers la sortie. Secoués d’effroi, ils réalisèrent que le limon les poursuivait.
Ellyet s’extirpa le premier et Tournerine le devança grâce à sa vélocité de lièvre. L’allure de son ami l’obligea à ralentir. Un tentacule putride ligota la patte arrière du petit mammifère. Tournerine hurla de frayeur au moment où la bourbe se répandait sur la cuisse de son camarade. D’un bond, elle attrapa Ellyet par la nuque. La mélasse le saisissait avec la force d’une mâchoire de lion. Les dents de la jackalope se plantaient si profond dans la peau du tatou que ce dernier couina de douleur. Le goût métallique imprégna sa langue.
La hase cornue le tira jusqu’au bord de la colline. Ses membres postérieurs se contractaient sous l’effort et ses griffes se plantaient dans la terre. Bientôt, le liquide lâcha le petit mammifère qui dévala la pente en boule. Enfin libre, il atterrit dans le ruisseau, rejoint aussitôt par son amie.
Ellyet s’ébroua, la vue troublée. Il se tourna vers la mélasse qui s’écoula de la colline.
– Va-t’en et ne m’attends pas ! cria-t-il, le cœur au bord de l’explosion.
– Hors de question ! répondit Tournerine, essoufflée. Tu viens avec moi !
– Ce truc va finir par me rattraper et je ne vais que te ralentir. Va jusqu’à la ville chercher de l’aide ! Je vais m’abriter.
– Non, c’est…
Le regard froncé du tatou empêcha la jackalope d’insister. Elle recula et hocha la tête, l’estomac et la gorge noués. Ellyet fila derrière un rocher où il se recroquevilla. Tournerine sautilla pour attirer l’horreur, ce qui fonctionna. Elle bondit par-dessus le ruisseau et se réfugia dans la forêt.
Le raz-de-marée noirâtre absorba les racines des arbres. Tournerine lançait des coups d'œil inquiets vers son ami, mais il demeura hors de sa vue. Les oiseaux et les écureuils qui avaient le malheur de se trouver sur son passage se firent ligoter par le limon. Des bruits d’os brisés présageaient son sort si elle ne courait pas assez vite. Elle pourrait le semer, mais que ferait le monstre s’il la perdait ? Il chercherait de nouvelles proies à ingurgiter. Elle se sentait coupable de ce désastre et c’était à elle de détruire le tas d’immondices.
Tournerine franchit des troncs échoués et des racines saillantes. La mélasse se glissait sur les obstacles avec l’agilité d’une anguille. La jackalope la surveilla et découvrit avec horreur que d’autres animaux se noyaient dans la fange nauséabonde. Le monstre agrippa ses pattes arrière et la traîna vers lui. Les griffes plantées dans la mousse, la hase cornue tira sur ses membres avant en serrant les dents. L’effort lui arrachait les muscles.
Ne te retourne pas !
La masse la ligotait comme les anneaux d’un serpent. Si Tournerine résistait, elle serait morcelée. Elle rejeta cette idée d’un secouement de tête et implora toutes ses forces dans un long râle qui se perdit en écho dans la forêt.
Ne te retourne pas !
Cette phrase tourbillonnait dans ses pensées alors qu’elle courait à travers la végétation. Depuis qu’elle s’était faufilée entre ses prédateurs, ses pattes la menaient vers un horizon inconnu. Le sol gris où se heurtaient les monstres d’acier aux membres ronds avait laissé place à la verdure. Ici aussi, le feu avalait tout sur son passage, exhalant une fumée noire et une puanteur étouffante. La brûlure qu’on lui avait infligée picorait sauvagement son dos. Elle faisait tout pour l’ignorer et continuait à zigzaguer entre ces gros obstacles bruns surmontés de touffes vertes. Ces mêmes touffes qui se dressaient sur son chemin et lui fouettaient le museau.
Tournerine se dégagea de l’étreinte en vagissant de douleur. Son sang circula de nouveau dans ses membres arrière et elle boita jusqu’aux derniers arbres qui cachaient la ville.
Les premiers gratteurs de ciel s’élevaient à l’horizon. Les odeurs du monde appâtèrent le raz-de-marée qui se propagea dans les grandes allées. Là-bas, les déchets toxiques s’amoncelaient et beaucoup de créatures s’y regroupaient. C’était un festin pour lui. Si on considérait que cette chose se nourrissait.
Tournerine atteignit une ouverture dans un des arbres géants et grisonnants. L'immondice s’étalait tel du vomi et ralentissait sa coulée. Elle se faufila dans les cadavres métalliques qui servaient autrefois aux humains à se déplacer.
Au-dessus d’elle, des chats se regroupèrent, attirés par le phénomène. Ils feulèrent en chœur avant de s’élancer vers les hauteurs.
– Tournerine ! s’écria une voix familière.
Seeky courut dans sa direction, affolé. Il s’arrêta aux côtés de son amie et reprit sa respiration, la langue pendante. Ses yeux ronds comme des pommes suivirent le mouvement de la mélasse qui se déversait entre les nids d’humains. La hase cornue sortit de sa cachette et le poussa, l’incitant à monter sur les débris les plus proches.
– Qu’est-ce que… ? murmura-t-il, horrifié. D’où ça vient ?
– Je n’ai pas le temps de t’expliquer, rétorqua la jackalope, nerveuse. On doit se débarrasser de cette chose !
– Mais comment ?
– Je ne sais pas, j’ai… Oh ! Mais pourquoi est-ce que je suis venue ici !
Le chat et la lagomorphe examinèrent la menace se tordre entre les squelettes métalliques. Le torrent s’étirait sur quelques longueurs, au moins comme trois ours qui se suivaient de près.
– On pourrait l’attirer vers… une étendue d’eau, peut-être ? suggéra le félin.
– Non, elle dévorerait les êtres aquatiques, répondit Tournerine. On n’a pas d’autres choix que de la détruire.
– Oui, avant qu’elle n’aspire tout le monde.
Tournerine pensa à Ellyet. L’imaginer se faire avaler par cette chose lui glaça le sang. Elle sentit le poids de la culpabilité sur son dos. Tout ça était de sa faute. Elle n’aurait pas dû se glisser dans ce creux. Son ami ne l’avait pas suivie car il était curieux, mais parce qu’il refusait de la laisser seule.
– Mais comment détruire une chose pareille ? s’affola Tournerine. C’est un mélange de cadavres et de déchets humains !
– Un mauvais esprit, peut-être ? hasarda Seeky.
– Il ne nous écoutera pas, il veut juste tout dévorer.
– Tu l’as trouvé où ?
– Sous les racines d’un pin.
– Les humains ont vraiment pris un pin pour une poubelle ?
– Et pourquoi est-ce que ça serait de la faute des hum…
Tournerine se dressa comme un piquet. L’image des deux corbeaux lui revint avec autant de netteté que les souvenirs communiqués par le fantôme. Ses yeux scrutèrent le soleil qui brillait haut dans le ciel jusqu’à la faire cligner des paupières.
– Exterminer les déchets laissés par l’humanité, brûler les cadavres, nettoyer ce monde, cita-t-elle pour elle-même.
– Oui, mais comment ? s’impatienta Seeky.
– Grâce au feu.
– Le feu ? Tu es au courant que seule la nature peut en créer quand elle est en colère ?
– Pas vraiment, tu peux prendre un morceau de verre et le montrer au soleil.
– Euh…
– J’ai vu deux corbeaux provoquer un feu ! C’est notre seule chance ! Mais… comment en faire un si grand ?
Ramener des branches et bâtir un bûcher étaient beaucoup trop longs pour cette situation. Seeky lui apprit :
– Je sais que certains liquides sont inflammables.
Les visages des deux amis s’illuminèrent.
– C’est ça ! s’exclama la hase. Il y a toujours de quoi dans ce lieu !
Elle descendit des débris et exposa :
– Seeky, tu dois convaincre les animaux de distraire la chose. Je sais que ça ne sera pas facile, mais si elle s’éparpille, ça risque de nous compliquer la tâche. Moi, je vais chercher de quoi former un bassin de poison pour la brûler.
Son enthousiasme se figea, assailli par le doute et par ses lacunes de forestière.
– Avec quoi ? demanda-t-elle.
– Tu devras récolter des bouteilles, indiqua Seeky. Il y en a partout dans la ville. De gros contenants aussi peuvent enfermer des sources inflammables. Près des carcasses de voitures.
– Les voitures ?
– Les monstres en métal que tu vois dans les rues. Je vais appeler les animaux les plus forts pour t’aider à transporter les bidons.
– Super ! fit Tournerine en s’éloignant déjà. Allons-y !
Avec ses ailes de volatile, Seeky exécuta un vol plané vers un nid d’humains brisé où se trouvaient trois chats. Il communiqua l’information. D’abord réticents, les félins tournèrent la tête vers la hase cornue et filèrent en comprenant qu’il n’y avait pas d’autres choix. La jackalope se précipita vers le premier contenant découvert, un gros cylindre rouge.
– Ça doit être ça, supposa-t-elle.
Elle se cabra et aperçut des tas de pierres se hérisser aux côtés d’un gratteur de ciel. Ils cernaient un espace poussiéreux où gisait du bois pourri. Cela devrait suffire pour accueillir toute l’eau empoisonnée.
Sur les parois en ruines, des chats couraient en direction du zoo, à la recherche de tout le renfort nécessaire.