La tête du Parakoï
La nuit avait posé son manteau d’encre sur le paysage, et c’est au creux d’une vieille auberge abandonnée qu’ils avaient trouvé refuge. Les murs, rongés par l’humidité et le temps, semblaient soupirer à chaque bourrasque, comme s’ils peinaient à retenir les souvenirs d’un autre âge. De lourdes poutres noircies par la suie surplombaient la pièce, défiant encore la gravité malgré leur air épuisé. Au centre, une table boiteuse trônait, auréolée par la lumière vacillante d’une lanterne dont la flamme dansait comme une âme tourmentée.
Ils étaient arrivés là à la hâte, fuyant les murmures grandissants de l’Empire qui s’étendaient comme un feu de broussailles sur les Trois Pays. Leurs montures exténuées s’étaient effondrées à quelques pas de l’auberge, trop usées pour protester. La route avait été rude, semée de regards méfiants et de portes closes. Le pendentif de la Justicière ne représentait plus rien dans un monde où le Parakoï n'était plus. La troupe avait pénétré ce lieu déserté comme des ombres, leurs bottes soulevant une poussière si épaisse qu’elle semblait vouloir les envelopper. Ici, les rumeurs des hommes mouraient, étouffées par les murs ébréchés. Mais, comme toujours, le silence ne pouvait durer longtemps en leur présence.
Le vent sifflait à travers les planches disjointes de l’auberge abandonnée, faisant trembler la lumière vacillante de la lanterne posée au centre de leur table. Ils étaient tous là, silencieux, le regard perdu dans les ombres qui dansaient sur les murs. Le départ précipité de la capitale pesait encore sur leurs épaules.
Bulle de Savon, comme souvent, décida de rompre la gravité de l’instant d’une manière aussi inattendue qu’incongrue. Souriant comme toujours, en essuyant une chope imaginaire, il déclara :
— Bon, je propose qu'on attrape l'Émissaire, on lui pique la tête du Parakoï, et on décrète que c'est notre propriété.
Krone releva à peine la tête, ses paupières lourdes trahissant sa fatigue. Il plissa les yeux, comme s’il avait mal entendu. Il leva un sourcil, à moitié étonné par l’incongruité des propos de son ami :
—... La tête ?
Bulle de Savon reprit en levant un index professoral :
— Eh oui, mon bon Krone. Pas le trône, pas l’or, pas les statues qu’ils ont fait tomber. Non. La tête. Symbole absolu du pouvoir ! Imaginez ça, exposée fièrement au-dessus de notre table de banquet infernal !
Il accompagnait ses mots de gestes exagérés, traçant dans l’air une couronne invisible autour de la tête absente du Parakoï.
Velya, qui nettoyait machinalement la lame de son épée, s’arrêta net. Son regard oscillait entre incrédulité et indignation.
— Mais... c’est absolument grotesque !
Le professeur improvisé tourna sa tête souriante vers la Justicière :
—Grotesque, certes, mais diablement efficace. Personne n’oubliera que les démons ont volé la tête du tyran ! Ce serait un chef-d’œuvre. Enfin... un chef moins œuvre, vu l’état du Parakoï.
Fil, assis en bout de table, releva doucement la tête. Il ne disait rien, mais son sourire en coin trahissait un amusement certain. Il croisa les bras et observa, laissant le ventriloque démoniaque dérouler son plan insensé. Puis, ne tenant plus, son esprit morose chassé par ce projet ubuesque, il intervint :
—Et comment comptes-tu transporter cette... relique infernale, Savonnette ?
Bulle de Savon tapota son sac à dos comme s’il contenait des trésors et énonça avec évidence:
— Avec style et précaution, cher ancien roi des démons ! Je la mettrais dans un sac en cuir de premier choix, avec un peu de paille pour amortir les chocs. On la sortira uniquement pour effrayer nos ennemis et impressionner nos alliés.
Krone émit un grognement indistinct, sa main cherchant distraitement un verre vide. Il se gratta une barbe naissante, songeur :
— Honnêtement, je préfère encore le vin pour impressionner les alliés.
Velya croisait les bras, toujours outrée :
— Vous ne pouvez pas sérieusement envisager cela !
La Justicière, malgré ses récentes prises de décision, ne pouvait s'abaisser à de pareilles inepties. Elle jeta un regard glacial vers Bulle de Savon. Ce dernier ne se démonta – évidemment- pas devant ce début de rébellion. Il souffla naturellement :
— Pourquoi pas ? Moi, je vois une occasion en or. On récupère la tête, on devient les maîtres incontestés du folklore. Imaginez les rumeurs : "Les démons se baladent avec la tête du Parakoï sous le bras !" On ne pourrait rêver meilleure réclame.
Il ponctua sa tirade par un ricanement, semblable au grincement d’une vieille porte. Krone roula des yeux, tandis que Velya s’empoignait les tempes, visiblement à bout de nerfs.
Fil, lui, semblait réfléchir sérieusement. Ses doigts tapotaient distraitement sur le bois usé de la table. Feignant un sérieux solennel, il entra dans cette comédie ubuesque, autant pour contrarier la Justicière que pour le plaisir de la disputaille avec le petit moustachu :
— Et si je refusais cette... brillante idée, roi d'Outremonde ?
Bulle de Savon haussa les épaules d'une façon ostensiblement désinvolte :
—Eh bien, mon cher serviteur, je me verrais contraint de prendre une décision non plus royale mais démocratique. C’est-à-dire : je le fais, et vous me suivez pour éviter que je fasse trop de dégâts.
Krone, la tête appuyée sur sa main, marmonna quelque chose d’à peine audible :
— Comme toujours, quoi...
Fil soupira, amusé malgré lui :
–Très bien, tu as gagné. Mais si tu fais ça, tu assumes les odeurs et les conséquences.
Bulle de Savon, presque surpris d'avoir si facilement triomphé du contradicteur, se mit debout sur la chaise, un pied sur la table bancale :
—Odeurs ? Mon bon Fil, je ne fais jamais les choses à moitié : je parfumerai la tête à la lavande !
Velya, abasourdie, lâcha son épée, qui retomba avec un bruit sec sur la table. Elle pointa un doigt inquisiteur vers l'hurluberlu et chercha du regard un soutien :
—Mais... mais il est fou !
Fil rit à gorge déployée et, l'espace d'un instant, oublia pour de bons ses tristes pensées :
— Non, Justicière. C’est pire : il est sérieux.
La porte de l’auberge grinça doucement, comme si elle voulait s’excuser de briser le fragile équilibre de la conversation. Une silhouette élégante, mais exaspérée, se dessina dans l’ombre de l’encadrement : Ombelyne de Pastelbour, vêtue d’un manteau de voyage trop luxueux pour ces lieux délabrés, s’avança en évitant soigneusement les planches vermoulues du sol. Elle avait surpris une partie de l’échange et son regard oscillait entre agacement et un amusement qu’elle peinait à dissimuler.
— Ah, la joyeuse bande des enfers en pleine stratégie…
Elle retira ses gants d’un geste théâtral et poursuivit :
— Et dire que je comptais sur vous pour redorer mon blason, pas pour chaparder des reliques morbides.
Fil leva les yeux au ciel, toujours peu enclin à apprécier la présence de la Demoiselle qui, à demi-mot, avouait une partie de ses ambitions. Une main posée sur la table, comme pour se donner une consistance, il lui répondit :
— Nous étions justement en pleine réflexion profonde sur l'avenir des Trois pays mais voilà que vous venez troubler cette noble quête par votre critique déplacée.
La Demoiselle s'assit sur une chaise poussiéreuse sans attendre d'y être invitée et rétorqua, sans faillir :
—Une réflexion profonde ? Depuis quand en êtes-vous capables ? Je vous entends depuis l'arrière-cour : voler la tête du Parakoï, vraiment ? On dirait un mauvais drame satirique joué par des saltimbanques saouls.
Bulle, toujours un pied sur la table, éclata d'un rire aigu qui résonna dans la pièce. Son sourire figé s'étira davantage, créant un contraste inquiétant avec son ton moqueur :
— Saltimbanques ? Nous ? Quand cette tête trônera dans mon auberge démoniaque, qui osera remettre ma grandeur en question ?
–Ça, c'est bien bafouillé Savonnette, on aurait cru entendre mon verbe et ma verve. Tu as été à bonne école.
Ombelyne fronça les sourcils et ne savait si elle devait, comme Velya, se sentir horrifiée ou, comme Krone semblait l'être, amusée. Elle croisa les bras et, sarcastique lança :
—Ton auberge démoniaque ? C'est sûr, rien ne crie "terreur infernale" comme des chopes d'hydromel tiédies et des chaises bancales.
Fil intervint avant que Bulle ne pût répliquer, mi-goguenard mi-sérieux :
— Allons, mes chers alliés, tâchons de rester unis. Nous avons une mission importante, et cette… tête… symboliserait parfaitement notre triomphe.
Krone, qui jusqu’alors semblait perdu dans ses pensées, releva la tête pour regarder Ombelyne, un air fatigué mais curieux sur le visage. Il lui demanda d'un ton innocent, presque ingénu :
— Tu ferais quoi, toi, si tu étais un démon en quête de notoriété ?
Ombelyne haussa un sourcil et fit mine de réfléchir, ses doigts tapotant son menton avec exagération :
— Moi ? Je commencerais par ne pas discuter de mes plans à haute voix dans une ruine où les murs ont peut-être des oreilles. Mais bon, je suppose que c’est demander beaucoup.
Un silence gêné s’installa, et Fil, visiblement contrarié par cette remarque, posa ses deux mains sur la table :
— Vous sous-entendez que nous manquons de finesse, ô Reine ?
Elle lui offrit un sourire éclatant, aussi tranchant qu’un couteau bien aiguisé.
— Je ne sous-entends rien, serviteur. Je le dis clairement.
Bulle de Savon applaudit, son sourire devenant presque insupportable.
— Enfin quelqu’un qui me fait rire autant que moi-même. Ombelyne, je t’aime bien.
Elle roula des yeux, mais une lueur de satisfaction passa dans son regard. Se faire apprécier de Bulle de Savon, voilà qui la ferait mieux voir par l'homme tant désiré.
À l’extérieur, le vent se levait à nouveau, sifflant à travers les interstices de l’auberge, comme pour rappeler à tous que le monde ne s’était pas arrêté pour leurs querelles absurdes. Pourtant, au cœur de ce lieu délabré, leurs échanges insensés construisaient déjà les prémices de leur prochaine légende.
Dehors, la nuit s'était épaissie comme une chape de plomb, étouffant même les rares éclats de vie qui persistaient dans ce coin perdu des Trois Pays. La ruelle, une veine étroite entre des bâtisses aux toits fatigués et aux murs lépreux, s'étirait dans une pénombre où seuls quelques lampadaires vacillants osaient projeter leurs lueurs mourantes. Le vent portait une odeur de pluie avortée, mêlée à celle, plus persistante, de la misère : un mélange d'humidité stagnante, de détritus oubliés et de cendres froides.
Les Trois Pays n'étaient plus qu'une mosaïque fissurée de bastions incertains, chacun léchant ses plaies sous la férule du Parakoï. Les villages comme celui-ci, autrefois animés par le commerce et la solidarité, n’étaient plus que des ombres d’eux-mêmes, peuplées de regards fuyants et de silences lourds. Les rumeurs de révolte, murmurées dans des arrière-salles comme celle de l'auberge, se heurtaient à la poigne de fer d’un empereur qui tenait à la fois par la peur et par la résignation qu’il avait semée comme une mauvaise graine.
Sous le ciel gris de suie, les habitants vivaient à moitié voûtés, comme s'ils portaient sur leurs épaules tout le poids de la tyrannie. Un cri déchirant, quelque part dans le lointain, fit sursauter un chat maigre qui s’enfuit en bondissant entre deux barriques empilées. Puis le silence retomba, lourd, presque tangible, comme si la terre elle-même retenait son souffle.
À l'intérieur de l'auberge, le contraste était saisissant. La lumière dansait mollement sur les murs tachés et le mobilier bancal, et malgré la pauvreté apparente du lieu, il y avait une chaleur, presque une effervescence autour de la table où la troupe démoniaque se regroupait. Elle ne semblait pas prêter attention au monde extérieur, comme si leur petite conspiration de rébellion suffisait à repeindre les ténèbres d’un éclat de folie.
Fil, les yeux perdus un instant dans le vide, sembla écouter ce silence pesant comme pour y déceler une opportunité, un message caché. Puis, secouant sa barbe mal entretenue comme pour en chasser des pensées parasites, il se tourna vers Ombelyne, l'air vaguement amusé.
Fil, les coudes posés sur la table et les doigts joints sous son menton, observait Ombelyne avec un mélange de curiosité et d’ironie :
— Dites-moi, ma chère reine, vous qui êtes si douée pour courtiser et charmer, pensez-vous pouvoir séduire un Émissaire impérial et lui subtiliser la tête d’un Parakoï mort ? Ou bien est-ce là une ambition trop triviale pour vos talents ?
Ombelyne, qui arrangeait distraitement une mèche échappée de son chignon, leva un sourcil altier. Son sourire, aussi fin qu’une lame bien affûtée, fendit son visage :
— Cher serviteur, il est des conquêtes qui requièrent finesse et élégance, des qualités que je possède en abondance. Mais séduire un vieillard rabougri au service d’un Empire… disons que mon orgueil en souffrirait.
Elle planta son regard dans le sien, presque moqueur.
—Je préfère me réserver pour des entreprises plus dignes… ou pour des hommes plus séduisants.
Bulle de Savon éclata d’un rire guttural, son sourire déjà déformé s’élargissant encore, un tableau aussi fascinant qu’inquiétant. Il lança d'une voix tremblante de jubilation :
—Oh, mais quel dommage, tendre épouse ! Nous aurions eu une histoire à conter dans toutes les tavernes. Imaginez ! « La dame enchanteresse qui déroba la tête du Parakoï, seule armée de ses charmes et de son parfum. » Vous auriez fait fureur !
Ombelyne haussa les épaules avec une désinvolture étudiée.
— Je vous laisse les récits spectaculaires, Bulle. Je préfère les actes d’importance réelle.
Puis, se tournant vers Fil, elle ajouta :
—Vous, en revanche, vous semblez prêt à tous les coups d’éclat pour satisfaire vos ambitions… ou votre ego. Peut-être devriez-vous y aller vous-même.
Fil éclata de rire, le genre de rire qui résonne comme un défi au destin. A peine remis et amusé par la répartie de la Demoiselle, il lâcha :
—Et gâcher mes talents dans une course-poursuite ridicule ? Voyons, Ombelyne, mon rôle est de tirer les ficelles, pas de courir après les pantins.
Ombelyne croisa les bras, inclina légèrement la tête et asséna :
— Alors tirez, Fil. Mais faites attention : à trop jouer les marionnettistes, on finit souvent pris au piège de ses propres fils.
Un silence s’installa un bref instant, coupé par les craquements du feu dans l’âtre. Fil, un sourire énigmatique au coin des lèvres, se leva et s’étira avec une lenteur exagérée.
— Vous avez raison, pour une fois, mademoiselle des Enfers. Mais que serait la vie sans un peu de risque ? Allez, buvez un verre et laissez-moi rêver d’un monde où les démons règnent… en toute modestie, bien sûr.
Les braises rougeoyantes de l’âtre semblaient projeter sur les murs de l’auberge des ombres mouvantes, des fragments d’histoires oubliées que le vent des Trois Pays aurait portées jusque-là. Au-dehors, un grondement sourd, imperceptible, semblait habiter l’air ; c’était celui d’un peuple silencieux, accablé sous le poids d’une domination nouvelle. La nuit, dans sa noirceur infinie, enserrait l’auberge comme une mante religieuse engloutissant une proie.
Au centre de cette quiétude faussement apaisée, les protagonistes débattaient comme des funambules au-dessus d’un gouffre. Velya, assise légèrement en retrait, jouait distraitement avec le bord de sa cape, écoutant l’échange d’un air mi-amusé, mi-agacé. Ses longs cheveux noirs encadraient un visage marqué par une lucidité crue, propre à ceux qui ont survécu à des tempêtes qu’ils n’avaient pas choisies.
Elle finit par briser le silence qui suivit les dernières paroles de Fil, sa voix basse et ferme s’élevant comme une note de violoncelle au milieu d’un orchestre.
— Vous parlez de risques et de rêves, Fil, comme si tout cela n’était qu’un jeu. Mais peut-être avez-vous oublié ? Dans ce pays, ce sont les rêves qui nous tuent.
Fil pivota lentement vers elle, un sourire en coin, celui qu’il arborait chaque fois qu’un défi inattendu surgissait.
—Et que proposes-tu, chère sœur, si ce n’est rêver ? Devons-nous attendre que l’Empire nous réduise à l’état de ces ombres qui errent dehors ? Le silence, Velya, est un poison plus mortel encore.
Ombelyne, toujours droite et digne, jeta un regard acéré à Velya. Voulant épouser le projet révolutionnaire de Krone, elle n'hésita pas à défier l'autorité de la Justicière :
— Voilà une voix de sagesse, mais sans horizon. Vous préférez donc vivre dans la crainte, plutôt que tenter un coup d’audace pour reprendre ce qui nous a été volé ?
Velya soupira, puis se redressa, les bras croisés, le regard braqué sur Ombelyne :
— L’audace est un luxe que seuls ceux qui n’ont rien à perdre peuvent s’offrir. Mais, vous, Ombelyne, savez-vous seulement ce que cela signifie ? Perdre.
Un silence pesant enveloppa la pièce, ponctué par le grincement du bois sous les pieds de Bulle de Savon, qui arpentait l’auberge avec une légèreté presque grotesque, son éternel sourire démoniaque toujours aussi vibrant. S'étirant dans une gestuelle théâtrale, il finit par dire :
—Allons, allons ! Ne serait-il pas plus amusant de simplement voler cette tête et de la brandir, comme un trophée, au milieu de la grande place ? Imaginez les regards horrifiés des impériaux. Et le peuple, ah, le peuple ! Ils croiraient que les démons eux-mêmes se sont levés contre l’Empire.
Fil éclata d’un rire sonore, qui résonna contre les poutres du plafond.
— Ah, Savonnette, tu es une source infinie d’inspiration. Mais vois-tu, l’audace, comme le disait la sœurette, n’est rien sans un peu de stratégie. Si nous brandissons cette tête, que ferons-nous ensuite ? Une danse macabre autour des cendres du Parakoï ?
Ombelyne claqua de la langue, exaspérée :
— C’est bien là tout le problème avec vous, Fil. Vous aimez les jeux d’esprit, mais vous oubliez que le temps presse. Pendant que vous badinez, les Trois Pays s’effondrent, un silence après l’autre.
Fil la fixa, ses yeux brillants d’un éclat indéchiffrable :
— Et toi, Grande de ce pays, qu’as-tu fait pour arrêter cet effondrement, si ce n’est t’accrocher à tes rêves de grandeur perdue ?
La pique fit mouche. Ombelyne serra les poings, mais Velya intervint avant qu’elle ne réplique :
—Cela suffit. Les Trois Pays n’ont que faire de vos querelles. Nous avons besoin d’actions, pas de mots. Si voler cette tête peut rallumer une étincelle chez ces ombres dehors, alors qu’il en soit ainsi.
Fil hocha lentement la tête, puis se tourna vers la fenêtre. Au loin, les ténèbres semblaient vibrer au rythme des murmures d’un peuple enchaîné. Il murmura à ce monde et ceux invisibles :
—Très bien, alors. Nous volerons la tête. Mais souvenez-vous, ce n’est pas un trophée. C’est une promesse. Une promesse que les démons ne plient jamais.
La décision était prise. Une tension nouvelle s’installa, remplaçant la chaleur feutrée de l’auberge. Le vent dehors semblait s’élever, comme pour porter cette résolution aux confins des Trois Pays.
Le silence pesant donnait à l’endroit une atmosphère de fin de règne, comme si même le temps lui-même hésitait à avancer.
Ombelyne, toujours campée sur sa chaise bancale, observait Fil avec un sourire en coin, ses yeux brillants d’un défi à peine voilé.
— Alors ? Quelle est la prochaine grande manœuvre de notre vénéré feu roi? Une stratégie divine ? Une prophétie secrète ? Ou simplement attendre que l’Empire se lasse et retourne chez lui ? Et cette tête parakoïale, comment la récupérer ?
Fil, debout, une main posée sur le dossier de sa chaise, arqua un sourcil et employa un ton faussement docte :
— Il y a des forces qu’il faut savoir laisser mijoter, Demoiselle. Chaque guerre se gagne dans l’ombre, avec des esprits aiguisés, pas avec des éclats d’impatience.
Ombelyne haussa les épaules avec désinvolture.
— Oh, pardonnez mon ignorance, Ô stratège des ombres. Mais si ta grande tactique consiste à philosopher dans une auberge miteuse, je crains que la couronne de mon époux démoniaque ne soit bientôt remplacée par un bol de soupe froide.
Velya, jusqu’alors silencieuse, leva les yeux de son verre, son regard fatigué naviguant entre les deux. Elle dit avec lassitude :
— Vous deux vous êtes insupportables. Vous trouvez toujours un moyen de transformer n’importe quelle situation en duel verbal. On croirait voir deux enfants se chamailler pour savoir qui a la plus belle branche dans la cour de la ferme.
Fil fit mine d’être blessé, posant une main sur son cœur.
— Ah, sœurette, si seulement tu comprenais la grandeur de mes intentions ! Ce n’est pas une simple branche que je tiens, c’est l’arbre entier, l'arbre du destin !
Ombelyne éclata de rire, un son cristallin qui tranchait avec l’austérité de la pièce :
— Et cet arbre, je suppose, pousse dans les ruines des Trois Pays ? Parce qu’en ce moment, ce sont les seules plantations qui prospèrent ici.
Le sourire de Fil s’effaça légèrement, remplacé par un regard plus sérieux. Il fit quelques pas vers la fenêtre, écartant un volet pour observer l’extérieur.
Le paysage derrière l’auberge était à l’image des Trois Pays tout entier : un enchevêtrement de désolation et de beauté déchue. Les champs, jadis fertiles, s’étendaient désormais comme des linceuls gris sous un ciel morne. Les moulins restaient immobiles, leurs ailes brisées oscillant légèrement dans le vent, comme des mains tendues vers un passé perdu. Çà et là, des statues abattues du Parakoï gisaient dans la boue, leurs visages de pierre éclatés comme des masques arrachés.
Fil resta un moment silencieux, ses doigts tapotant doucement le rebord de la fenêtre. Il murmura presque pour lui-même :
— Ce royaume est un vaste cimetière. Mais je refuse de croire qu’il est mort, pas encore.
Velya, intriguée, s’avança pour le rejoindre et sérieusement concernée, demanda :
— Et que veux-tu faire ? Ramasser les morceaux ? Ou juste les pulvériser davantage ?
Fil se tourna vers elle, un éclat indéchiffrable dans les yeux.
— Ni l’un ni l’autre. Je veux prouver qu’il y a encore de la vie dans ces ruines. Mais pour ça, il faudra peut-être que j’arrête de jouer les démons et commence à être… autre chose.
Ombelyne éclata de rire derrière eux, brisant l’atmosphère de confidence :
— Voilà autre chose ! Fil, le philosophe ! Tu pourrais monter une école dans les décombres. "Leçons de sagesse par le roi démon." Ça ferait fureur auprès des villageois désespérés.
Fil lui lança un regard noir, mais une lueur amusée passa sur son visage.
— Écoute, tu peux te moquer tant que tu veux. Mais quand j’récupèrerai la couronne de ce fichu Parakoï, de cet usurpateur d'Empereur, tu seras la première à baisser la tête devant moi.
Elle leva les yeux au ciel, exagérant chaque geste.
— Oh, je tremble déjà.
Velya, sentant une fois de plus les tensions poindre, décida de recentrer la discussion :
— Et si on commençait par survivre à cette nuit ? L’Empire ne tardera pas à s’installer pour de bon, et ils n’aiment pas les indésirables dans leurs auberges.
Fil hocha la tête, reprenant son sérieux.
— Tu as raison. Mais cette nuit, Justicière, ce n’est pas nous qui sommes indésirables. C’est eux.
Un grincement retentit, suivi du claquement sec d'une porte battue par le vent. Tous se tournèrent instinctivement vers l'entrée, mais ce n'était qu'une rafale venue s'engouffrer dans l'auberge, soulevant un nuage de poussière et faisant vaciller la lumière des chandelles. L’atmosphère se referma comme un piège, tendue et chargée d’échos invisibles. Bulle de Savon éclata de son rire guttural, une voix semblable à un gargouillement venu des profondeurs :
— Assez de ces palabres stériles, chers compagnons ! filou Fil, belle Ombelyne, et sœurette de cœur, si la tête du Parakoï n’est plus sur ses épaules, elle n’appartient à personne ! Or, qui mieux que nous pour revendiquer un tel trophée ?
Fil esquissa un sourire en coin tout en croisant les bras, ses yeux pétillant d’un mélange d’ironie et d’intérêt.
— Alors, Bulle, ta grande idée est d’ajouter une tête sans corps à notre patrimoine démoniaque ?
Bulle avança lentement, presque dansant entre les meubles instables, sa silhouette nerveuse et sa démarche désarticulée donnant l’impression qu’il flottait à moitié.
— Non, Fil. Pas juste une tête. La tête. Une relique ! Une effigie pour notre royaume des ombres. Imagine-la, trônant fièrement dans notre antre ! Les masses se prosterneraient !
Ombelyne gloussa, levant une main fine pour interrompre son monologue exalté :
— Et comment comptes-tu t’y prendre ? Déterrer la tête des ruines ? Organiser une fouille archéologique ? J’imagine déjà les affiches : « Têtes perdues, expertise démoniaque. » Interpeler l’Émissaire et lui demander gentiment de nous la remettre ?
Velya soupira, ramenant une mèche derrière son oreille, son ton plus pragmatique :
— Même si cette idée absurde avait du sens, l’Empire a sûrement récupéré ce qu’il restait du Parakoï. Ils savent exploiter les symboles, eux aussi.
Bulle de Savon cligna lentement des yeux, un sourire encore plus large étirant son visage figé :
— Et si je disais que cela rend la chasse encore plus amusante ? Vous avez peur, mes braves ?
Fil, d’un geste rapide, lui lança une chope vide, qui rebondit sur l’épaule invincible de Bulle sans même qu’il cligne des yeux :
— Peur ? Garnement. Non ! Mais si on te suit là-dedans, je veux des résultats, pas juste des coups de folie.
Le vent, toujours plus violent, s’engouffra de nouveau dans l’auberge, faisant claquer les volets. Fil jeta un dernier coup d’œil à l’extérieur, à ces statues brisées avant de pivoter vers le groupe :
— Si nous décidons de revendiquer cette tête, ce sera pour un message. Pas juste pour une lubie. Et surtout, ce sera notre première attaque ouverte contre l’Empire.
Bulle clappa des mains, un éclat de malice dans son sourire :
— Alors c’est décidé ! Cette tête sera nôtre. La légende des démons se doit d’avoir un totem.
Ombelyne secoua la tête, mi-amusée, mi-désespérée.
— Vous êtes tous fous. Absolument fous. Mais soit, je suivrai. Je veux voir jusqu’où votre délire peut aller.
Velya, les bras croisés, observait en silence, l’air résignée mais déjà calculatrice. Le vent s’apaisa soudain, et dans ce bref répit, un frisson parcourut la pièce, comme si le monde lui-même avait retenu son souffle devant cette promesse insensée.