Peu glorieux
La nuit, suspendue au sommet de la tour, semblait écrasée sous l’immensité muette de l’univers. Une brume, fine et insidieuse, rampait entre les pierres glacées, se glissant dans chaque fissure, comme si la terre elle-même retenait son souffle. Les étoiles, voilées par un rideau d’ombre, observaient la scène dans un silence souverain. Et le vent, à la fois doux et tranchant, effleurait la peau de Fil, chargé d’une lourde odeur de mort.
Là-haut, le monde semblait s’être figé. Fil, les yeux rivés sur un horizon invisible, paraissait devenu une ombre parmi d’autres, une silhouette indistincte, presque une part du vent lui-même. Il n’avait plus de nom, plus de racines, plus de passé. Ne subsistait que cette soif féroce, insatiable, ce besoin inextinguible de faire payer ceux qui avaient osé dévaster sa vie. Et ce soir-là, Loren avait croisé son chemin une dernière fois.
Loren, l’usurpateur. La vermine. Celui qui avait brisé tout ce qui comptait, écrasant l’âme de Fil dans le poing de sa cruauté. Il se tenait là, tout près du bord, défiant la gravité et le sort, son regard hanté fixant celui de Fil. Dans un ultime acte de bravade, il étendait les bras, comme un comédien attendant son moment final, sans comprendre que ce moment était déjà passé.
Fil s’avança, ses pas résonnant lourdement dans le vide, comme le glas d’un funeste cérémonial. Chaque mouvement était une danse silencieuse, une procession vers la fin. Il n’y avait ni mots ni cris, juste l’écrasante certitude du jugement. Il leva une main, une main rigide comme le fer, et, d’un simple frémissement des doigts, fit jaillir son fil invisible.
Loren ne vit rien venir. Une force implacable s’abattit sur lui, l’étreignant comme les mâchoires d’un prédateur. Le fil, invisible mais irrésistible, l’enserra dans une étreinte froide, implacable. Ses yeux, agrandis par la terreur, cherchaient une issue, mais il n’y avait plus de fuite possible.
Le vent redoubla, comme pour accompagner le dernier souffle de Loren. La brume, complice silencieuse, enveloppa la scène. Puis, dans un craquement sinistre, Loren chuta, son cri s’éteignant avant même que son corps n’ait atteint le vide. Son passage dans l’abîme laissa un écho qui semblait résonner à l’infini dans l’âme de Fil.
Le silence retomba, dense, absolu. Fil resta un instant immobile, les bras ballants, figé comme une statue brisée. Il ne ressentait rien. Pas de triomphe, pas de paix. Seulement ce poids étrange, ce vide inévitable.
Il détourna enfin les yeux du précipice, les pensées déjà happées par une autre quête. Maydine. Vivait-elle encore ? Était-elle quelque part, dans les méandres de ce monde ? L’idée le hantait plus encore que Loren ne l’avait jamais fait.
Derrière lui, une silhouette familière émergea de l’ombre. Krone, toujours discret, s’avançait à pas feutrés, ses yeux fatigués mais vifs cherchant le moindre indice dans l’obscurité et commenta, sans attente de réponse :
— Il est tombé.
Un long silence s’étira entre eux, alourdi par le poids des non-dits. Finalement, il tourna les talons, se dirigeant vers la porte.
— Ce n’est pas fini, Gamin. Ce ne l’est jamais.
Krone le suivit, murmurant dans un souffle :
— Nous sommes tous des fantômes dans ce monde.
Au bas de la tour, Bulle de Savon les attendait, son sourire immuable éclairé par la lumière vacillante des torches.
— Enfin ! Serviteurs dévoués, l’Empire n’attendra pas éternellement. Bien que l’Émissaire soit déjà parti offrir la tête du Parakoï à son maître, nous avons encore tant à faire.
Fil, Krone et Bulle de Savon s’éloignèrent ensemble, trois ombres dans la nuit, portées par le vent des légendes et le poids des destins brisés.
***
À l'instant où ils foulèrent à nouveau le sol de Baëlys-la-Belle, le cœur de la ville, la lourde victoire de l'Empire leur tomba sur les épaules comme une chape de plomb. Les rues de la capitale, jadis animées de la splendeur du pouvoir du Parakoï, étaient désormais étrangement silencieuses, comme si les pierres mêmes s’étaient figées dans une stupeur partagée. Envolées les jubilations d’une nuit d’ivresse, devant le temple d’adoration, le calme avait repris ses droits.
Fil, Krone, et Bulle de Savon se détournèrent du tableau majestueux de la tour derrière eux, là où Loren rencontra sa fin et le pavé. Ombelyne s'était déjà éclipsée, voulant s’assurer de l’accessibilité du passage souterrain. Velya, aux traits marqués par une rage contenue, scruta les alentours avec un regard noir. Elle serra les poings, l'air de celle qui avait perdu quelque chose d'essentiel, quelque chose qu'elle n’a jamais eu, mais qu'elle espérait. La chute de Loren n'a pas suffi à éclipser l'ombre du Parakoï à ses yeux. La voix tranchante et calme annonça telle une sentence :
—Nous avons trahi notre sol, nous avons laissé ces étrangers prendre la place des nôtres.
Les mots durs résonnèrent dans l'air froid du matin, un vent cruel soufflant dans ses cheveux noirs.
Fil, lui, resta silencieux non de résignation, mais de la reconnaissance de la fin d'un cycle. Certes, la fin du Parakoï vibrait comme un échec personnel. Sa Révolution démoniaque n'en était pas moins finie.
—Le Parakoï n’était plus un roi, Justicière. Ce qu’il représentait, ce n’était pas la liberté, mais le poison. Et les vôtres n'étaient pas les miens. Le Parakoï tombé entraîne avec lui certains de ses membres pourris. Un début de bien en soi.
La Justicière, habituellement calme cracha une partie de sa détresse :
—Et vous croyez, roi démoniaque, que cet Empire sera différent ?
— Ancien roi. Je ne pleurerais pas votre Parakoï. Seulement les Trois pays.
La Justicière fixa Baëlys-la-Belle, comme si elle pouvait tout rétablir d'un seul regard.
Elle n'était pas prête à accepter ce changement, et peut-être qu’aucun d’eux ne le serait jamais.
La tension qui se dégagea de Velya était palpable, presque tangible, comme un voile lourd posé sur le groupe.
Bulle, comme toujours, semblait détaché de la scène, ses gestes d'une fluidité étrange, comme s'il se mouvait dans un autre espace, à un autre rythme. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de jeter un coup d'œil furtif à Velya, observant sa frustration grandissante. Il n'avait pas l'habitude de la voir ainsi, rongée par l'irréversibilité de l'instant.
Krone soupira et s'approcha de sa sœur, ses pas lents et mesurés, comme ceux d’un homme fatigué d’un monde trop vaste. Il lui adressa un regard complaisant, essayant de réconforter l'impossible :
— Tu sais, Velya, tout ne dépend pas de nous. Nous voulions également le Parakoï en vie. Notre combat change juste de visage. Nous ne pourrons plus réformer le pouvoir parakoïal ? Annihilons celui de l'Empire. Nous bâtirons en mieux. Plus tard.
Velya resta figée, les lèvres serrées, le regard perdu dans la poussière du sol, dans les éclats des statues détruites, dans tout ce qu’elle aurait voulu sauver mais qui semblait, désormais, irrémédiablement perdu.
La ville, la capitale du Parakoï, à présent sous la coupe de l’Empire, semblait l’incarner dans sa grandeur et sa décadence : un royaume qui n’a plus sa place dans ce monde.
Résolue devant la fatalité, la Justicière prit une inspiration profonde, une lueur de défi traversant brièvement ses yeux :
— Alors, qu'allons-nous faire ?
Un ton sec, presque cynique ponctua sa question envoyée à la ronde :
— Relever les drapeaux de l'Empire ?
Fil observa Velya, les bras croisés, un demi-sourire qui effleurait ses lèvres. Il se sentait détaché, comme si tout ce qu’il avait accompli, toute cette guerre pour renverser l’ordre ancien, n’était qu’un prélude à un changement qu’il n’avait pas anticipé. Il pourrait, peut-être, entendre les échos de la frustration de Velya, mais il savait qu’aucun d’eux ne reviendrait en arrière. Le mouron ne faisait guère avancer les causes, il les ankylosait ; pareils à des mites dans une contrefiche, il effritait les ambitions.
Pour une fois concilient envers la Justicière, presque familier, il lui murmura sa certitude :
—Non, Velya, ce ne sont pas les insignes de l’Empire que nous relèveront. Ce sont les ruines qu’il va falloir rebâtir. Et, peut-être, un jour, on redonnera un peu de ce qu’on a pris, à ceux qui en ont besoin.
Fil laissa un long silence s’étirer avant de reprendre, ses yeux fixant sur la ville, ce monde qui s’étendait devant eux, plein de promesses et de dangers :
— Mais c'est une autre guerre, celle que nous allons livrer à l’intérieur. Une nouvelle bamboche. Extras en prime.
Les mots de Fil résonnèrent en eux comme un glas, car il n’y avait jamais d’issue facile. La guerre qui se profilait n’était plus que celle des épées, des batailles et des conquêtes mais aussi des âmes, de survie dans ce monde fragile où l’humanité avait éclaté, où les anciens idéaux n'étaient plus que des fantômes qu'il fallait ré invoquer.
Absente de ces débats, Ombelyne réapparut à l’horizon, une silhouette fine qui se découpait dans la lumière brumeuse de la matinée. Elle avançait d’un pas sûr, un sourire énigmatique étrangement présent. Celui-ci témoignait de sa résolution profonde. Un Parakoï en moins ne devrait pas l'empêcher d'atteindre les sommets qu'elle s'était imaginés. L'héritier de Clarens demeurait son meilleur espoir une fois l'Empire mis au ban. Ce contretemps morbide, elle le surmonterait, comme tous les précédents. Un Empire si peu raffiné, brutal et exotique ne pouvait correspondre à la raffinerie qu'elle aspirait retrouver.
— On dirait que vous avez des idées, mes sujets.
Elle les rejoignit, et, pour un instant, un silence lourd s’installa à nouveau.
Au milieu d'une ville agenouillée face à l'envahisseur, Krone redressa le menton, déterminé, plus que jamais :
— Alors, qu’est-ce que nous allons faire maintenant ?
Fil soupira, un léger sourire jouant sur ses lèvres :
— On agit et puis on réfléchit. Comme toujours Gamin, on avance. Comme toujours. Même si ce n’est pas la guerre qu’on voulait, on a peut-être trouvé la guerre que l'on méritait.
Tandis que la lumière du matin éclairait la ville conquise, ils retournèrent tous ensemble dans le souterrain qui les avait conduit ici, prêts à affronter le destin de ce monde qui, tout comme eux, se reconstruisait lentement, sans savoir encore quelles batailles ils devraient mener.