Le coup de téléphone de ce matin m'a laissé une sensation étrange, un peu comme si j'avais raté quelque chose d'important et que demain, on allait me mettre cette évidence sous le nez, en attendant que je prenne mes responsabilités.
Je dois rarement m'occuper d'un enfant, dieu merci, et si cela doit arriver, comme ce sera le cas demain, je sais que mon professionnalisme sera une barrière aux sentiments que je pourrais ressentir. Mon travail m'a rendu plus pragmatique face à la mort, par exemple pour des personnes âgées ou malades, ce n'est qu'une fin logique à toute leur existence, ou une délivrance bienvenue après une interminable souffrance.
Je n'ai pas un cœur de pierre, malgré ce que certains peuvent penser et aiment à se moquer, car le sort de ceux partis trop tôt ou injustement me serre toujours autant la gorge.
Ils vont apporter le corps demain à 8h et c'est pourquoi je m'affaire à préparer la salle pour la rendre moins austère, même si toutes les peluches du monde ne rendront pas ce petit garçon à ses parents. C'est d'ailleurs la belle-sœur qui a appelé au salon funéraire, m'expliquant à voix basse que son frère s'était écroulé en pleurs et avait raccroché après ma formule de politesse. Je ne juge pas les gens sur cette faiblesse, car la douleur bouleverse et saccage tout sur son passage.
Je ne sais pas si la famille sera présente demain matin, certains devancent même les services de la morgue avant que je ne m'occupe de leur défunt.
Il est temps que je rentre à la maison.
7h50 et je me tiens prête, presque au garde à vous devant la fenêtre qui donne sur la rue. J'ai repassé ma chemise blanche et mon pantalon noir la veille, ma tenue officielle lorsque je reçois un corps. Par le passé, nombre de personnes m'ont fait part de leur étonnement quant à la simplicité de mon apparence. Je suppose qu'ils s'attendaient à découvrir un espèce de croque-mort à l'allure cadavérique, car qui d'autre qu'une telle créature pour s'occuper des morts ? L'imaginaire collectif sur notre métier a encore de beaux jours devant lui.
Les phares du véhicule m'éblouissent un instant avant qu'il ne se gare sur le petit parking. J'ouvre promptement la porte sur la nuit noire que le soleil n'a pas encore chassé, et un froid mordant me cueille, telle une gifle glacée. Après les politesses d'usage, je guide les deux employés de la morgue vers la salle où je vais m'occuper du corps. Aucun des membres de la famille du petit garçon n'est venu, comme cela arrive parfois et j'avoue que je préfère ça. Cela m'évite de devoir consoler des parents ou des proches pendant des heures et les rassurer sur le fait que je prendrai soin de leur défunt retarde considérablement mon travail. Sans parler de ceux que je dois presque jeter dehors lorsqu'ils insistent, presque en me suppliant, pour assister à mes diverses manipulations. Difficile dans ces moments là de rester ferme sans les blesser, afin de leur faire comprendre que seule notre présence est autorisée dans la pièce, en raison des nombreux produits potentiellement dangereux que nous manipulons.
8h30, me voilà seule avec l'enfant. Même à travers mes gants de protection, je sens le froid, je sens la mort qui s'est installée en conquérante dans chaque organe, chaque veine, chaque muscle, durcissant les articulations, tels des bouts de bois rigides. Je lave plusieurs fois le corps avec un désinfectant dont la forte odeur pénètre à travers mon masque. Je découvre un bleu sur le genou gauche, peut-être une chute de vélo qui doit dater de quelques jours à peine. Je me dis qu'à ce moment là, il ne devait sûrement pas se douter qu'il finirait sur ma table et que jamais plus il ne connaîtrait la douleur dans son apprentissage avorté de la vie.
Protocole après protocole, je tourne et retourne le petit corps dans les bras, comme avait dû le faire sa mère lorsqu'il était bébé, pour le changer, le nourrir et le câliner. Je me demande morbidement si elle le trouverait plus lourd maintenant que lorsqu'il était en vie. Le poids des corps qui passe entre mes mains fait souffrir mon dos, bien plus lorsqu'il s'agit d'un adulte, mais qu'importe, ce n'est pas leur choix de se trouver devant moi.
Je ne parle pas aux morts, contrairement à certains de mes collègues qui essayent, par ce stratagème, de tromper la solitude de notre métier. Je ne mets pas de musique non plus car je trouve que c'est un manque de respect envers le défunt. Avec ça, il ne manquerait plus que je sifflote pour avoir l'impression de réparer un simple moteur de voiture.
Le costume que je dois passer au garçon est bon marché et l'une des coutures a craqué au niveau du coude lorsque j'ai passé la manche. Je ne sais pourquoi je pense à la facturation de mes services qui ont peut-être conduit à un tel choix et, l'espace d'un instant, je me sens coupable. La mort a malheureusement toujours un prix dans notre société et, si je fais honnêtement mon travail, certains en profitent largement.
Je dénoue mon tablier et l'accroche à la patère près de la porte, puis je prends la photo de l'enfant fournie par la famille et observe scrupuleusement mon travail. Je ne pense pas qu'on puisse parler de satisfaction dans ce genre de moment, mais j'espère vraiment avoir réussi à apporter la paix sur les traits de ce petit bonhomme parti trop tôt.
Je m'incline et salue avec respect l'être sous l'immobilité.