Vivement ce soir que je puisse me poser un peu. Après le service de ce matin et celui du midi, qui me paraît interminable d'ailleurs, j'ai vraiment besoin de souffler. Je crois que je me fais trop vieux pour ce boulot, je le sens à mes genoux qui craquent le matin et à ma patience qui se réduit comme peau de chagrin avec les clients qui se croient importants. Le patron a beau dire, ce n'est pas parce qu'on est dans une grande ville où tout le monde est pressé, d'aller au travail, de manger, de repartir, de rentrer et de voir le week-end arriver, qu'il faut s'asseoir sur le respect et la politesse. Même moi avec mon caractère difficile, comme disait mon ex-femme, et bien je salue la caissière fatiguée et pas souriante à la fin de la journée. C'est la base, même les vieux cons de la génération de nos pères étaient plus polis que tous les blancs becs d'aujourd'hui.
On me fait signe à la table sept, j'ai juste le temps de jeter mes cartes des desserts sur la desserte en désordre, minuscule îlot de tranquillité au milieu de la brasserie bondée, avant de me lancer à nouveau dans la mêlée. Qu'est-ce qu'il vous faut ? Du poivre ? Une carafe d'eau ? Non, le steak est juste pas assez cuit, pourtant elle avait précisé bien cuit la dame, je vous rapporte ça tout de suite, mes excuses. Elle veut sûrement de la semelle de godasse pour passer ses nerfs dessus, vu son regard exaspéré envers son compagnon de table.On va encore m'engueuler en cuisine parce que la viande est déjà presque noircie et que je fais jamais remarquer au client qu'après c'est immangeable. C'est la société qui a décrété que « le client est roi », alors remets ça dans la poêle et discute pas.
Je regarde l'horloge au dessus du bar, elle tourne jamais assez vite pendant les services et je suis presque sûr qu'elle rebrousse chemin de temps en temps, histoire de rigoler un peu, parce qu'elle doit s'ennuyer seule là haut à longueur de journée.
« 5 minutes » on me dit lorsque je passe la porte à tambours pour la quatre cent vingt-deuxième fois ce matin. Je compte inconsciemment, ça permet d'entraîner mon cerveau à faire deux choses en même temps, pour créer des neurones et pas me laisser contaminer par un Alzheimer précoce comme ma mère. J'essaye de retenir les commandes aussi, enfin, quand il n'y en a pas vingt-quatre, sinon je suis obligé de les noter pour pas me tromper, je tiens pas à me faire virer non plus. C'est pour ça que je suis toujours très concentré pendant le service, j'essaye de ne pas devenir sénile.
Une salade grecque sans sauce, tiramisu et trois cafés pour la huit, quatre cent vingt-trois, pause cinq minutes.
J'attrape une cigarette dans le paquet collectif sur l'étagère des serviettes en papier. C'est déjà mon tour d'aller en acheter la semaine prochaine, quelqu'un doit trop fumer ces jours-ci dans l'équipe, mais heureusement personne ne fait son difficile et tout le monde s'adapte à ces clopes.
J'ai lu quelque part que s'en griller une de temps en temps permettait d'activer certaines zones de notre cerveau. En vérité, j'aime pas trop ça la cigarette et je suis même pas accros, comme peuvent l'être certains autres qui s'enfilent trois paquet par jour. J'aime pas l'odeur qui reste et l'haleine de chacal, les doigts qui jaunissent et le fait que ça pollue, mais j'ai tellement la pétoche de cette maladie de la mémoire, que je serais même prêt à devenir végétarien si ça pouvait me préserver. C'est fou ce qu'on peut sacrifier pour pas finir comme un légume.
Une dernière bouffée et j'y retourne, je déteste qu'on vienne me chercher, comme si j'étais pas capable de gérer mon temps de pause, ou pire, que j'allais me permettre de lambiner. Je lance mon mégot dans la benne et passe la porte qui donne sur l'arrière cuisine. Ça s'engueule, ça crépite, ça se brûle sur la porte du four, ça fume de tous les côtés et ça sent les frites et le poisson en même temps.
Dans un coin, j'avise la nouvelle qui se fait remonter les bretelles par le chef de salle, il a le registre des commandes à la main et le téléphone pointé dans sa direction. La petite n'a pas de chance, elle est pleine de bonne volonté, mais cumule les bourdes depuis son arrivée et le chef n'a pas de temps à perdre avec ceux qui ne savent pas se débrouiller rapidement. Il lui claque le cahier et le combiné dans les mains et repart en salle où les clients attendent.
La nouvelle essuie rageusement la larme qui coulait sur sa joue et compose un numéro afin de réparer son erreur. Les annulations de réservation font toujours mauvaise impression et la seule que j'ai dû faire dans toute ma carrière a failli me faire virer, parce que je m'étais pris la tête avec le client. C'est peut-être le même que la petite jeune a au bout du fil, je la vois blêmir et se retenir de ne pas pleurer à nouveau.
Je me gratte l'oreille en attendant un plateau de cafés. Démissionner est sûrement la meilleure décision qu'elle peut prendre.
L'horloge de la cuisine sonne, il est 14h, encore quarante minutes de service. Autant dire toute une vie pour la nouvelle comme pour moi.
J'adore cette phrase!
La thématique me touche et la lecture est très agréable et visuelle. Comme pour les derniers textes, j'ai l'impression d'arriver trop vite à la fin de l'histoire. Du coup, si je puis dire, je reste un peu sur ma faim... mais c'est à prendre comme un compliment!
Je pourrais étoffer le texte, mais je trouve qu'il perdrait de son instantanéité.
Merci pour tes lectures ☺️