Le Chapelier Fou

   Sofia et Aidan traversèrent le parc dont la pelouse était jonchée de verres en plastiques, de fanions colorés ou de motifs en forme de cœur. Puis Aidan tourna la tête lorsqu’il aperçut au loin Jaw se livrer lui-même à l’interrogatoire de Simons tandis qu’Ascott, dernière lui, trépignait d’impatience. Une pointe de fureur remonta à nouveau dans son estomac mais il était rassuré. Il savait que Jaw ferait preuve de beaucoup plus de bienveillance à l’égard de Simons. Alors qu’ils avaient presque atteint la sortie d’Hyde Park :

   -Hé, chers amis !

   Sofia et Aidan se retournèrent. Ils aperçurent alors la jeune femme grimée en Chapelier Fou qu’ils avaient aperçu quelques instants auparavant courir vers eux. Alors que le vent faisait flotter ses cheveux noirs telle une bannière, elle tenait le lapin que Sofia avait laissé partir lorsqu’elle avait tenté de secourir Laureen Leemoy.

   -Tenez, j’ai réussi à le rattraper ! dit-elle avec un grand sourire tandis que le lapin avait la bougeotte. Pffiou ça n’a pas été une mince affaire ! Vous comprenez, comme il n’a cessé de me dire qu’il était « en retard », il n’arrêtait pas de courir dans tous les sens mais j’ai fini par l’avoir.

   Mais Sofia et Aidan n’étaient plus du tout d’humeur à rentrer dans le jeu de la jeune femme et n’affichèrent qu’un léger sourire de politesse.

   -C’est fort aimable à vous, dit Aidan en prenant le lapin agité que la Chapelière lui tendit. Merci beaucoup, Miss.

   -Mais je vous en prie ! Bonne soirée à vous ! 

   Puis elle se dirigea vers la sortie d’Hyde Park. En boîtant.

   -Vous vous êtes fait mal ? s’enquit Sofia en désignant sa jambe d’un signe de tête.

   La jeune femme se retourna. 

   -Oh, non ça n’est rien, dit la chapelière en se retournant et en battant l’air de sa paume de main. C’est juste que lorsque je poursuivais ce petit polisson poilu, je me suis tordu la cheville. 

   -J’espère que vous n’habitez pas loin et que vous n’avez pas trop de marche à faire…, dit Aidan.

   -Oh, en fait je n’habite pas à Londres, répondit-elle. En vérité, je suis de passage sur la capitale.

   -Mais vous logez bien quelque part ? Dans une auberge ou un hôtel ?

   -Oh non, rien de tout ça ! Ca coûte bien trop d’argent ! Je dors à la belle étoile. L’argent, je préfère le garder plutôt pour acheter à manger. Mais ça aussi ça va être compliqué puisque, toujours quand je poursuivais ce petit démon à oreilles allongées, j’ai réalisé que j’avais fait tomber ma bourse durant ma course ! Oh, est-ce que vous pouvez apprécier cette magnifique rime totalement involontaire ! « Tomber ma bourse durant ma course ! » Mon génie ne cessera jamais de me surprendre ! 

   -Mais comment allez-vous faire dans ces cas-là si vous n’avez plus d’argent ? Aucun endroit pour dormir, pas d’argent pour manger et en plus vous avez du mal à marcher…

   -Oh, les Chapeliers ont plus de ressources que ne le suggère les apparences, vous savez. Sur ce, merveilleuse fin de soirée à vous, dit-elle en ôtant son chapeau pour s’incliner respectueusement. 

   Puis elle prit la sortie du parc, toujours dans une démarche légèrement claudiquante.

   -On pourrait peut-être faire quelque chose pour elle ? murmura Sofia à l’oreille d’Aidan. Après tout, c’est parce qu’elle a voulu nous rendre service et rattraper ce lapin qu’elle a perdu son argent et qu’elle s’est tordue la cheville…

   -C’est vrai. On ne peux pas la laisser comme ça.

   -Miss ! héla Sofia. Attendez ! 

   La jeune femme se retourna. 

    -Nous n’habitons qu’à une vingtaine de minutes en fiacre. Si vous voulez, nous pourrons faire quelque chose pour votre cheville. Mon père était médecin, j’ai quelques connaissances pour m’occuper des entorses.

   Les yeux de la chapelière s’arrondirent de surprise. Un beau sourire fleurit sur ses traits.

   -Oh, mais j’en ai de la chance d’être tombée sur les deux plus adorables créatures du Pays des Merveilles ! Qui suis-je pour refuser une invitation à la guérison ? Merci à vous !

   

   Sofia, Aidan et la jeune femme avaient grimpé dans un fiacre. A travers les légers soubresauts du véhicule, le bruit du cerclement de fer ou encore les petits cris du lapin gesticulant, Sofia était plongée dans une profonde réflexion. Malgré qu’elle ne portât pas Crystal Simons dans son cœur, elle était loin d’être insensible à sa douleur. Le malheur qui venait de frapper la jeune femme faisait écho aux épreuves qu’elle traversait depuis plusieurs jours. Comme l’avait justement souligné Aidan, Sofia ne pouvait donc que comprendre sa détresse. Mais que pouvaient-ils bien faire ? Ils ne possédaient aucun indice. Aucun mis à part cette carte.

   Cette carte…

   Tandis qu’Aidan faisait son possible pour maintenir le lapin qui gesticulait sans tous les sens, Sofia saisit la carte du neuf de cœur qui dépassait de la poche de son cousin et l’examina plus attentivement. Si Simons avait visé juste et que cette carte avait bien été glissée dans la poche de Leemoy par le meurtrier, quelle en était sa signification ? 

   Il était toutefois assez difficile pour Sofia de se concentrer avec les tressautements du fiacre, le clapotis des sabots ou encore les petits rires réguliers du Chapelier Fou qui gloussait en constatant que le lapin menait la vie dure à Aidan. 

   Lorsque le trio rentra à Tavistock Place, Sofia paya Laurie Noland, la remercia pour son service et lui présenta ensuite le lapin en lui demandant si elle voulait le garder, étant donné qu’ils avaient déjà deux animaux qui avait du mal à se supporter l’un l’autre. Dans un premier temps, Laurie s’effondra en larmes, assurant qu’elle ne saurait s’en occuper car elle n’avait pas d’expérience dans le « fait d’être maîtresse d’un animal ». Sofia, dû alors user de tous les arguments possibles pour réconforter Laurie et la convaincre qu’elle serait une bonne maîtresse « Vous vous débrouillez très bien avec la garde de Fely et Wallace » ou « Le lapin lui non plus ne doit pas avoir beaucoup d’expérience dans « le fait d’être animal de compagnie » et pourtant je suis sûre que lui aussi se débrouillera très bien dans ce domaine. Vous vous soutiendrez tous les deux en tant que débutants respectifs ». Au bout de quinze longues minutes où Sofia sentit que ses nerfs allaient lâcher, Laurie finit par accepter. Folle de bonheur, Laurie les remercia vingt-deux fois d’affilé, leur dit huit fois qu’elle et son cousin étaient les meilleurs voisins de l’univers, cinq fois qu’elle avait l’intention de faire encore plus tout ce qu’elle pouvait pour agir comme une bonne voisine et sortit de l’appartement avec le lapin, toute guillerette. Une fois leur voisine partie, Sofia se dirigea dans le living et s’assit sur le canapé à côté du Chapelier Fou, qui avait retiré son grand chapeau. Aidan lui, était assis de l’autre côté. Tandis que leur invitée remontait légèrement les pans de son pantalon troué, Aidan détourna le regard. En effet, il était jugé indécent pour un homme de regarder la cheville dévêtue d’une femme si elle n’était pas son épouse. 

   -Vous me dites si je vous fais mal Miss, dit Sofia.

   Mais alors que Sofia venait à peine de poser ses doigts sur la cheville de la chapelière :

   -Aie ! Aïïïïïe !

   Sofia poussa un cri de surprise tandis que leur jeune invitée se répandit en cris de douleur.

   -Oh pardon, pardon ! s’excusa Sofia. Je suis sincèrement navrée… Je…

   -Aïïïïï-hahahaha ! éclata de rire la jeune femme. Vous m’avez cru, hein ? A défaut de pouvoir marcher, je fais marcher les autres ! Ne vous tracassez pas, vous ne m’avez pas fait mal. En revanche, j’ai mal à la gorge à force d’avoir autant ri cette soirée. Auriez-vous un verre d’eau, s’il vous plaît ? 

   Sofia et Aidan échangèrent tous deux une œillade éloquente.

   « C’est moi où cette fille est folle ? » questionna-t-elle son cousin du regard.

   -Euh…Oui, je vais vous chercher ça Miss, répondit Aidan, déstabilisée par l’extravagance de leur invité.

   -Merci ! dit-elle en levant le pouce en direction de ce dernier 

    Alors qu’Aidan se rendit dans la cuisine, la jeune femme pencha sa tête en avant et tira sur sa chevelure de toutes ses forces. Quelques secondes plus tard, elle avait retiré sa perruque pour laisser place à une impressionnante cascade de cheveux roux ébouriffée qui retomba tout le long de son corps. Sofia était estomaquée par cette toison fournie. La jeune invitée laissa tomber la perruque sur le plancher puis s’adossa au canapé, les yeux fermés, les bras écartés et les traits recouvert d’une expression de soulagement.

   -Pffiou ! Les perruques c’est génial, mais quand on les porte trop longtemps, ça donne l’impression de serrer la tête comme dans un étau. D’ailleurs il faudra que je pense à ramener mon costume de chapelier demain au magasin de costume.

   -Voici votre verre d’eau Miss, dit Aidan qui revenait de la cuisine avec un verre et un pichet. Il était surpris de voir que leur invitée venait de s’être soudainement transformée en rouquine.

   Un sourire espiègle se dessina sur le visage de la belle rousse en même temps qu’elle ouvrit un œil rieur en direction d’Aidan. La jeune femme saisit le verre d’eau fraîche tendu par celui-ci, l’engloutit d’une traite et poussa un « Aaaaaaah » de soulagement.

   -Ca fait tellement du bien ! Ma gorge et moi vous remercions !

   -Vous pouvez vous resservir si vous le souhaitez, dit-il en déposant le pichet sur le rebord de la table basse. Sofia, viens voir une seconde…

   Sofia et Aidan se levèrent du canapé et s’éloignèrent pendant que la jeune femme continua à se servir de l’eau.

   -Au sujet de ce dont on discutait tout à l’heure, murmura-t-il, ecoute, c’est vrai que nous ne disposons que de très peu d’indices en ce qui concerne cette enquête. Mais si nous…

   -Indice ? Enquête ? interrompit la jeune rousse qui était en train de se servir un verre d’eau pour la quatrième fois consécutive.

   Elle déposa énergiquement le pichet ainsi que le verre, renversant par-là de l’eau sur la table et fit des petits sautillements dans une allure euphorique.

   -Ooooh vous menez une enquête ! Mais c’est incroyaaaaable ! Oooooh, génial ! On se croirait dans un livre de Wilkie Collins ! exulta-t-elle en tapotant frénétiquement des mains.

   -Euh, Miss…, commença Sofia.

   -Oh s’il vous plaît ! Permettez-moi de participer aussi ! S’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaît ! J’ai toujours rêvé de prendre part à une enquête ! 

   Sofia plaça sa paume de main en avant pour réfréner l’ardeur de leur invitée.

   -Ecoutez-nous, s’il vous plaît Miss…Euh, Miss comment d’ailleurs ?

   -Miss Waldhurst. Faye Waldhurst !

   Faye, il s’agit d’une affaire très sérieuse, dit Aidan. Ca concerne le meurtre de la jeune femme qui a eu lieu ce soir à Hyde Park. Nous pensons que le meurtrier est le même que celui du Lord qui a été tué hier.

   -Oh, je vois, dit Faye avec une voix teintée de plus de décence. Mais raison de plus. Trois cerveaux valent mieux qu’un pour déceler une affaire aussi épineuse !

   -Le problème est que nous n’avons presque aucune piste. La seule chose que nous possédons, c’est ça. 

   Sofia sortit la carte du neuf de carreau et la tendit à Faye. Cette dernière la saisit et l’examina attentivement. Un air sérieux vint soudainement se plaquer sur ses traits.

   -Oh cette carte…Oui…Oui, je vois…

   -Cette carte vous parle ? s’enquit un Aidan plein d’espoir.

   Sofia était tout aussi suspendue que son cousin.

   -Hmmm… (L’air sérieux de Faye s’évanouit aussitôt et laissa de nouveau place à un sourire guilleret) Non pas du tout ! Mais avouez que vous m’avez cru, hein ? 

   Puis elle rit de sa plaisanterie.

   -Voyez en quoi je peux vous être utile : je sais jouer la comédie ! C’est pour ça que j’ai loué ce costume du Chapelier Fou. J’adore interpréter des rôles ! Si au cours de votre enquête, vous avez besoin de quelqu’un qui se fonde dans la peau d’un personnage dans une situation particulière, je suis votre homme ! Ca peut toujours être un plus !

   -Euh….

   -Oh s’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaîîît ! les implora-t-elle d’un sourire malicieux en joignant ses mains en prière.

   Sofia et Aidan échangèrent à nouveau un regard éloquent. Ni l’un ni l’autre ne semblaient trouver être une bonne idée de laisser Faye enquêter avec eux. A leurs yeux, elle était trop extravagante pour prendre quoi que ce soit au sérieux. Aidan essaya donc de trouver la manière la plus euphémique possible pour la dissuader de prendre part à leur investigation.

   -Euh…Faye écoutez…Comme nous vous l’avons dit, nous n’avons qu’une seule carte à notre disposition et nous doutons en déduire quoi que ce soit alors…

   -Mais non voyons, le coupa Faye à nouveau. Laissons vagabonder notre imagination et la réponse apparaîtra d’elle-même ! Tenez, j’ai une idée ! Mettons nous dans la peau d’un détective !

   Faye arbora à nouveau un air tout à fait sérieux. Elle approcha la carte de son œil droit tout en plaçant son poing fermé à quelques centimètres au-dessus de ladite carte, comme si elle tenait une loupe.

   -Examinons cette carte de plus près. Oui…Intéressant…

   Puis elle joignit ses mains derrière son dos et effectua quelques va-et-vient sur le plancher. Elle semblait plongée dans une profonde réflexion.

   -Voyons, voyons…Vous pensez donc que le meurtrier de Laureen Leemoy peut être le même que celui de Lord Nimbert si j’ai bien compris ? Et que ce meurtrier aurait déposé cette carte dans la poche de Leemoy en guise de signature ? 

   Elle troqua alors sa loupe imaginaire contre une pipe imaginaire et feint de la fumer en soufflant plusieurs ronds de fumée.

   -Et bien dans ces cas-là, reprit-elle, cela pourrait peut-être signifier que le meurtrier aurait également laissé une carte dans la poche de Lord Nimbert. Toujours en guise de signature.

   Sofia et Aidan se statufièrent sur place. A nouveau, ils échangèrent un regard éloquent. Ce que venait d’avancer Faye était une hypothèse extrêmement intéressante. A y réfléchir, c’était même la première chose à laquelle ils auraient dû penser lorsque Simons avait émis la possibilité que Nimbert et Leemoy avaient été tués par la même personne et que la carte retrouvée dans la poche de cette dernière pouvait être sa signature. Comment donc avaient-ils fait pour ne pas y penser immédiatement ?

   -Attendu que c’est Scotland Yard qui a la charge de l’enquête sur le meurtre de Lord Nimbert, poursuivit Faye, toujours plongé dans la peau d’un détective, je propose que nous nous rendions dès demain à Scotland Yard afin de nous enquérir subtilement à ce sujet. C’est à dire savoir si une carte a été retrouvée dans la poche de Lord Nimbert lorsqu’il a été tué. Et si les agents de police refusent de nous dire quoi que ce soit, prétextant que les civils n’ont pas à avoir accès à l’évolution de l’enquête, je suggère que nous essayons d’établir le contact avec un membre de la Chambre des Lords qui était présent sur les lieux du crime ce jour-là et le convaincre d’aller de lui-même demander aux inspecteurs de police s’ils ont retrouvé quelque chose dans la poche de Lord Nimbert. Le Lord étant un témoin important de la scène de crime, il sera donc plus légitime d’avoir connaissance des preuves à conviction concernant cette affaire.

   Une fois encore, Sofia et Aidan furent sidérés par l’esprit de déduction de la jeune femme.

   En l’espace de quelques secondes, Faye venait de leur servir sur un plateau de nombreuses hypothèses très plausibles et qui pouvaient assurément les conduire à une piste sérieuse. Sofia se demanda si en fin de compte, cette jeune femme délurée n’était pas plus lucide qu’elle ne le laissait paraître.

   -Euh, Faye, nous permettez-vous de nous entretenir un instant, ma cousine et moi ? demanda Aidan.

   -Permission accordée, mon cher, répondit-elle d’un ton solennel, toujours en feignant de fumée une pipe.

   Aidan entraîna ensuite Sofia dans le vestibule.

   -Qu’est-ce que tu en dis So’ ? chuchota-t-il. Pourquoi ne pas la laisser enquêter avec nous ? Après tout, elle n’a pas tort, trois cerveaux valent mieux qu’un. Et tu as vu ça ? On avait pas la moindre piste et maintenant grâce à elle, on a un fil conducteur sur lequel baser une enquête plus structurée.

   -Je sais pas…Elle est un peu bizarre quand même, non ?

   -Mais non, elle est juste un peu…perchée. Elle est dans son monde. Moi je l’aime bien. Je la trouve rigolote.

   -Bon certes, je reconnais que les suggestions de Faye sont intéressantes et qu’elle pourrait peut-être s’avérer une bonne alliée dans cette enquête. Il n’empêche que je ne suis toujours pas convaincue que nous devrions enquêter sur le meurtre de Leemoy. Aidan, tu te souviens qu’on a une autre enquête ? Celle du Jour de l’Explosion. On ne peut quand même pas enquêter sur deux affaires à la fois. Et tu avais promis que tu m’aiderais !

   -Sofia, le problème c’est que cette affaire-là est plus importante.

   Sofia eut alors l’impression de sentir son cœur se briser comme le verre sur du plancher. Elle rentra dans une colère froide.

   -Importante ? Importante ? Parce que laver l’honneur de ma mère, ça n’est pas important, c’est ça ? 

   -Non, non, ça n’est pas ce que j’ai voulu dire…, balbutia Aidan qui regrettait ses mots maladroits.

   -C’est pourtant ce que tu viens de dire ! Non mais tu n’as pas honte ?

   Des larmes de rage perlèrent sur les joues de Sofia. Elle était ivre de déception.

   -So’, je t’assure que je me suis mal exprimé. Je…

   -Excuse-moi si depuis des jours je n’arrive plus à trouver le sommeil parce que j’ai appris que ma mère a été victime d’une terrible injustice ! Excuse-moi de considérer que c’est très important pour moi de démasquer celui qui est le responsable du Jour de l’Explosion et ainsi rétablir l’honneur de ma mère.

   -So’, je…

   -Je n’arrive pas à croire que tu préfères te concentrer sur l’enquête de ton béguin plutôt que sur celle de ta cousine à qui en plus tu avais fait la promesse de l’aider ! Et que tu aies le culot, le culot de me dire en face que cette histoire qui me torture depuis des jours est moins importante que celle de Simons ! Tu es tellement injuste…

   Sofia s’effondra en larmes. Elle se sentait délaissée, abandonnée au profit de Simons.

   Penaud, Aidan, saisit tendrement les mains de sa cousine. Il chercha son regard mais Sofia, trop en colère contre lui, évita délibérément tout contact visuel.

   -So’, ma So’, dit-il sur un ton extrêmement bienveillant, ce n’est pas du tout ce que tu crois…Je t’assure que j’ai été très maladroit. Je comprends que rétablir l’honneur de ta mère compte profondément pour toi. Et ce qui est important pour toi l’est également pour moi. Ce que je voulais dire, c’est que cette histoire avec Nimbert et Leemoy est disons…plus urgente. Il s’agit d’une affaire ou de nombreuses vies sont très probablement en jeu. Car encore une fois, si nous avons à faire à un tueur en série, alors d’autres meurtres auront peut-être lieu ces prochains jour. Et comme on ne peut pas compter sur Scotland Yard, nous sommes les seuls à pouvoir faire quelque chose. Alors si nous avons une infime petite chance de parvenir à savoir qui est le meurtrier et à mettre un terme à ses crimes, nous devons essayer. C’est pour ça que nous devons concentrer toute notre énergie sur cette enquête. Et pour l’instant…mettre entre parenthèse celle des Dédaignées Indignées. Mais je te jure sur la tombe de ma mère qu’une fois que cette histoire sera élucidée, je consacrerais chaque minute de ma vie à savoir qui est le responsable du jour de l’Explosion et rétablir l’honneur de ta mère. Je t’ai fait cette promesse et je mets un point d’honneur à tenir chacune de mes promesses.

   Puis, d’un regard penaud, il tendit son index à Sofia. 

  Sofia pouvait être bornée, très bornée. Elle était fermement déterminée à résoudre l’enquête sur les Dédaignées Indignées et à y consacrer sa vie s’il le fallait. Mais Sofia n’était pas égoïste. Et si le fait de pouvoir sauver des vies impliquait de devoir mettre pour l’instant l’enquête des Dédaignées Indignées de côté, alors, elle le ferait. Elle qui regrettait tellement de ne pas avoir pu sauver Laureen Leemoy, elle s’en voudrait toute sa vie si elle ne faisait pas le nécessaire pour empêcher d’autres vies d’être injustement arrachées, surtout que maintenant, ils disposaient d’une piste plus sérieuse grâce à Faye. 

   Sofia essuya alors ses larmes. Puis, avec un léger sourire, elle joignit son index à celui d’Aidan et tira dessus. Ce qui signifiait bien entendu : « Je marche avec toi »

   Aidan lui adressa alors un sourire radieux où on pouvait lire sa fierté de constater que sa cousine acceptait de mettre entre parenthèses une affaire qui lui tenait profondément à cœur à dessein de pouvoir sauver d’autres vies. Il était également rassuré de voir qu’elle n’était plus fâchée après lui.

   Sofia et Aidan retournèrent dans le living. Faye, qui n’était plus dans son rôle de détective, esquissa un sourire empli d’espoir au retour de ses deux hôtes.

   -Faye, Aidan et moi-même sommes d’accord pour que vous nous aidiez à…

   Mais Sofia n’avait même pas encore terminé sa phrase que Faye poussa un cri aigue à percer les environs. Elle courut vers Sofia et la souleva de toutes ses forces.

   -Oh merci merci merci merci merci merciiiiiiii ! exulta-t-elle en faisant tournoyer Sofia dans les airs.
   Puis elle reposa Sofia, laquelle était déstabilisée par ce que venait de faire Faye, et réserva le même sort à Aidan, en le soulevant toutefois avec un peu moins de facilité.

   -Vous ignorez le cadeau que vous m’offrez ! jubila Faye après avoir déposé Aidan au sol, le souffle haché. 

   -Faye s’il vous plaît, faites moins de bruit, dit Sofia. Vous allez réveiller Mr Milny, notre logeur qui habite au premier étage. C’est un homme âgé qui a le sommeil léger.

   -Oups…Oui pardon…Désolée. Désol-hihiiiiii ! Vous verrez, je ne vous décevrai pas, promis. Je mettrais toute mon implication dans cette enquête. 

   -Nous n’en doutons pas. Par conséquent, étant donné que vous n’avez nulle part où aller, vous pouvez loger chez nous, le temps de résoudre l’enquête. 

   Le sourire de Faye doubla de lumière. Elle était folle de bonheur. 

   -Oh, que puis-je vous offrir pour vous remercier ? Je peux vous jouer des pièces de théâtre ! Une représentation privée dans son propre living, c’est chouette ça, non ? Ou alors si vous avez les ingrédients sous la main, je peux vous cuisiner des plats typiquement irlandais ! Vous verrez, c’est divin !

   -Vous êtes irlandaise ? demanda Aidan.

   -Et comment que je suis irlandaise ! D’ailleurs c’est la première fois que je viens à Londres. Et à peine y ai-je mis un pied qu’une belle aventure s’offre à moi ! Je suis si impatiente de commencer ! Alors dites-moi, par quoi on commence ? 

   -Eh bien si on commençait par aller se coucher ? proposa Sofia. La journée a été rude pour tout le monde. Après une bonne nuit de repos, je pense que nous aurons tous les idées plus claires demain et donc que nous serons plus en mesure de réfléchir correctement.

   -Très bonne idée ! acquiesça Faye, l’index relevé.

   -Tu peux prendre ma chambre, dit Aidan à la jeune rousse. Je vais dormir sur le canapé.

   -Oh non, surtout ne te dérange pas pour moi ! J’ai l’habitude de dormir n’importe où. Sur l’herbe, sur un banc, les toits, sur des marches d’escaliers…Donc tu penses bien que dormir sur le canapé, c’est de la rigola…

   Mais le regard de Faye s’orienta vers le fond de la pièce et ses yeux s’agrandirent d’émerveillement.

   -Oh mon dieu ! Oh mon dieu !

   Elle se précipita vers le fond de l’appartement à la même vitesse que celle d’une flèche que l’on venait de tirer d’un arc et pointa du doigt Fely qui avait fait son entrée dans le living.

   -Il est à vous ? demanda-t-elle.

   -Oui, répondit Sofia. C’est mon…

   -J’arrive pas à y croire ! Un fennec ! 

    Faye saisit délicatement le petit animal et, le sourire radieux, le couvrit d’un regard empli de tendresse. 

   -Ca fait plaisir pour une fois quelqu’un qui ne le confond pas avec un renardeau, murmura Sofia à l’oreille d’Aidan.

   -Un renardeau ? s’enquit Faye qui avait tout entendu. Comment pourrait-on confondre un fennec avec un renardeau ?

   -Hé, mais tu as vu ? s’indigna Aidan en regardant Faye caresser Fely. Il se laisse prendre sans rien dire alors qu’il ne la connait même pas. Alors que moi, ça fait des mois qu’il me connaît et pourtant il me craint encore.

   -C’est peut-être parce qu’il sent que j’aime les animaux qu’il est en confiance avec moi, suggéra Faye qui n’avait pas quitté Fely de son regard cajoleur. 

   -Mais moi aussi j’aime les animaux ! 

   -C’est vrai ? s’enquit Sofia. Tu aimes les animaux ?

   -Si je les aime ? Je les vénère oui ! D’ailleurs nous en avons un tas à la maison. Des chiens, des chats, des moutons, des chèvres, des…

   Les yeux de Sofia s’écarquillèrent de stupeur.

   -Mais…Mais tu vis dans une ferme ?

   -Héhé, pas tout à fait. A vrai dire, je vis au beau milieu de nulle part. 

   -Au beau milieu de nulle part ? C’est-à-dire ?

   -C’est-à-dire au beau milieu de nulle part. Dans une grande maison isolée du reste du monde aux abords d’une immense forêt irlandaise. C’est là-bas que je vivais avec mes parents, mes deux petites sœurs, mon petit frère, mon oncle, ma tante et mes grands-parents jusqu’à mon grand départ, il y a deux mois maintenant.

   -Eh ben dis donc ! Mais ce n’est pas gênant de vivre coupés de la civilisation ? 

   -Tu plaisantes ! Vivre en plein cœur de la nature, pouvoir se promener tous les jours dans un amas de verdure à perte de vue, humer la terre mouillée, entendre le chant des oiseaux, le cliquetis de la rivière ruisselante. C’est la plus belle vie que l’on puisse espérer !

   -Et comment faites-vous pour vivre si vous êtes coupés de la civilisation ? demanda Aidan.

   -Oh ça, c’est un jeu d’enfant ! On se nourrit exclusivement de ce que l’on fait pousser dans notre jardin ou de quelques fruits que je vais chercher au cours de mes promenades quotidiennes dans la forêt et on puise l’eau à la rivière. Les femmes de la famille, c’est-à-dire ma mère, ma tante, ma grand-mère et moi, cousons les vêtements. Et mon père, mon oncle et mon grand-père bricolent ce dont nous avons besoin. Puis une fois par mois, nous nous rendons au marché d’un village situé à quatre heures de marche de chez nous pour vendre certaines de nos bricoles. 

   -Oh…Mais…Mais c’est fascinant comme vie ! dit Sofia, captivé. Et ta famille a toujours vécu comme ça ?

   -Eh bien, la Grande Famine* ayant poussé de nombreux irlandais à l’immigration, ma famille s’est installé à cet endroit car c’était l’une des seules régions où les terres étaient fertiles. 

   Assis sur le canapé, Sofia et Aidan écoutèrent pendant plus d’une heure Faye leur parler du train de vie qu’elle avait eu depuis toujours en Irlande avant son grand départ. De ses promenades solitaires dans l’immense forêt bordant leur maison, de la cultivation de leur jardin avec les membres de sa famille, de son quotidien entouré de leur animaux, les cousins étaient complètement happés par le récit de Faye qui avait ce don pour les faire immerger dans ses pensées étant donné qu’elle accompagnait son récit de détails sensoriels comme l’odeur des pins, le vent doux caressant la peau ou encore les bêlements des moutons. C’était comme s’ils avaient fait un bond dans le paysage d’Irlande et qu’ils se trouvaient en cet instant aux côtés de Faye et de sa famille dans cette vie autarcisé. Au fur et à mesure que Faye poursuivait son récit, Sofia et Aidan ne voyaient plus la jeune femme complètement folle de la Fête des Merveilles mais une personne plus saine d’esprit, dotée d’un grain de folie à part qui la rendait aussi amusante que fascinante.

  Toutefois, Sofia ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver une pointe de jalousie envers Faye qui avait quatre chats, deux chiens, cinq chèvres, une dizaine de poules, sept moutons et un petit cochon. Petite, Sofia avait toujours rêvé de vivre entouré d’animaux mais son père avait toujours refusé d’en adopter un car au vu de l’amour inconditionnel que sa vie avait pour eux, il craignait que son animal de compagnie décède et qu’elle ne s’en remette jamais. Sofia avait donc compris qu’elle devrait attendre d’être adulte pour avoir un animal.

    -Mais si tu étais si heureuse en Irlande, pourquoi es-tu partie ? demanda Sofia. Si ce n’est pas indiscret bien sûr…

   -A la maison, nous avons une immense bibliothèque. Des tonnes de livres couvrant un éventail de sujets comme l’histoire, la littérature, les sciences naturelles ou encore la géographie. A travers mes lectures, j’ai découvert des endroits absolument fascinants comme les montagnes d’Andalousie, les pyramides d’Egypte, le temple d’Angkor et tant d’autres merveilles. Toutes ces splendeurs que la Terre possède…Ca m’a donné envie de les voir de mes propres yeux. Alors je m’étais fait la promesse que le jour de mon vingt-et-unième anniversaire, je partirais toute seule à la découverte du monde. Le 17 août dernier, j’ai donc quitté pour la première fois les terres d’Irlande afin d’entamer mon grand périple, avec pour seuls bagages ma sacoche, quelques accessoires, un peu d’argent et une soif d’aventure dévorante ! 

   -Waouw, c’est très courageux, avoua Sofia, admirative. 

   -Mais ta famille n’a pas été attristée de ton départ ? demanda Aidan.

   -Oh, ils l’étaient un peu c’est vrai. Mais comme je les avais prévenus depuis des années, ils s’y attendaient. Dans le fond, ils étaient quand même plus ravis que triste car ils savaient que c’était mon rêve depuis toute petite. 

   Alors que minuit approcha, tous trois décidèrent finalement d’aller se coucher car demain, ils devraient se lever tôt pour entamer leur investigation.

   Tandis que Sofia et Aidan avaient rejoint leur chambre respectives, Faye quant à elle avait dressé un lit de fortune juste à côté du canapé au moyen de draps en lin que lui avait prêté ses hôtes et s’était emmitouflée dedans, un sourire resplendissant sur son faciès. Sofia éteignit la lampe à pétrole posée sur sa table de chevet et se glissa dans ses couettes, Fely la rejoignant pour s’allonger près d’elle. Elle avait à peine fermé les paupières qu’une montagne de questions envahit son esprit tourmenté :

   Si Lord Nimbert et Laureen Leemoy avaient bien été victimes de la même meurtrière, celle-ci prévoyait-elle vraiment de s’en prendre à d’autres personnes ? Pouvait-il s’agir de cette silhouette qu’elle avait aperçu au Parlement ? Était-ce Néhémie Wilson ? Et cette carte du neuf de carreau retrouvée dans la poche de Laureen Leemoy, avait-elle bien été laissée intentionnellement par la meurtrière comme l’avait suggéré Simons ? Si tel était le cas, quelle était sa signification ? Et surtout, surtout, pourquoi Sofia avait-elle cette très désagréable intuition que toute cette situation allait se dégrader ces prochains jours ? 


 

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