Cette nuit-là, Sofia rêva qu’avec une torche enflammée, elle parcourut l’intérieur d’une grande pyramide d’Egypte dont les murs étaient ornés de hiéroglyphes. Puis quelques léchouilles de Fely sur sa joue l’extirpèrent de son voyage onirique. La douce lumière perçant les interstices des volets indiquèrent que l’aube s’était levé.
Sofia se rendit dans le living et aperçut Faye assise sur le canapé. Cette dernière, dont la chevelure rousse était réunie en un chignon de travers, lisait un livre qu’elle avait pris sur l’étagère. Sofia lui demanda si elle savait où se trouvait Aidan, ce à quoi Faye répondit qu’il était parti en urgence à son cabinet pour soigner le cocker d’une patiente. Puis elle replongea dans sa lecture, ses sourcils s’arquant en une expression de profonde concentration. Elle poursuivait sa lecture des Temps Difficiles de Charles Dickens
En attendant le retour d’Aidan, Sofia saisit une tartelette à la framboise qu’elle commença à grignoter tout en s’asseyant à côté de Faye. Puis elle sentit quelque chose dans le renfoncement du canapé. Sofia fouilla et sa main se referma sur…un badge de police ! Mince ! Jameson l’avait oublié lorsqu’il lui avait rendu visite la semaine dernière. Sofia décida qu’au cours de la journée, elle trouverait un moment pour se rendre à Scotland Yard afin de le lui remettre.
Une demi-heure plus tard, Aidan rentra. Après que ce dernier apprit à Sofia et Faye qu’il avait pu soigner le cocker, tous trois sortirent de l’appartement en direction du British Museum.
Le ciel était toujours lourd d’orages et annonciateur d’un déluge qui pouvait sévir à tout moment. Fort heureusement, le British Museum ne se trouvait qu’à une quinzaine de minutes à pied de Tavistock Place. Une fois que Sofia, Aidan et Faye eurent traversé le parc du Russel Square, ils atteignirent la rue de Great Russel Street où la façade du British Museum se présenta devant eux. Il s’agissait du musée le plus célèbre d’Angleterre. Devant lui s’étirait une immense cour encerclée de grilles noires. Alors que le trio s’apprêtait à en franchir l’entrée, Sofia s’immobilisa.
-Un problème So’ ? demanda Aidan.
Sofia était tendue. Son cœur battait à une cadence effrénée. Et pour cause : c’était la première fois qu’elle allait adresser la parole à Gene Mercery, le guide du département égyptien pour qui elle avait un faible. La simple idée de le voir avait déjà pour habitude de la rendre nerveuse. Alors lui parler…
-Euh… Ca vous dit qu’on aille d’abord prendre un petit en-cas à la boulangerie ? demanda fébrilement Sofia.
Puis elle se retourna et prit la direction de la boulangerie en question avant même qu’Aidan et Faye n’aient pu répondre à sa question.
Son cousin n’était pas dupe. Cette situation, il l’avait lui-même vécue plusieurs jours plutôt dans les coulisses du Lyceum Theatre, juste avant de rentrer dans la loge de Simons. C’était une façon pour Sofia de gagner du temps afin de contrôler sa nervosité. Il esquissa un petit sourire amusé et fit comme si de rien n’était.
Le trio poussa la porte de la boulangerie, faisant tinter la clochette et s’arracha au froid polaire. L’odeur du pain chaud chatouilla leur narine. Derrière le comptoir, une femme corpulente aux boucles blondes adressa un sourire à ses clients qu’elle reconnut.
-Bonjour. Des profiteroles, comme d’habitude ? demanda-t-elle en s’adressant à Sofia.
Aidan se retourna vers sa cousine.
-Alors comme ça, tu n’arrêtes pas de me seriner que je dois arrêter d’acheter de l’alcool parce qu’on doit faire « toutes les économies possibles pour notre refuge », mais toi tu achètes régulièrement des profiteroles ? Tu sais le prix que ça coûte ?
Sofia était dans ses petits souliers. Son estomac et elle étaient cernés. Elle fit alors ce qu’elle avait souvent l’habitude de faire lorsqu’elle était prise la main dans le sac : elle se mit sur la défensive.
-Oh ça va, c’est seulement de temps en temps ! D’ailleurs, je prendrais rien aujourd’hui, voilà t’es content ?
Mais alors qu’Aidan tourna le dos pour passer commande, Sofia fit un signe de la main à la boulangère afin que celle-ci lui glisse une profiterole dans un sac en papier sans que son cousin ne le voie. Cette dernière sourit et leva discrètement le pouce pour lui indiquer qu’elle avait compris le message. Tandis que la boulangère s’occupait d’emballer des scones aux raisins secs, Sofia soupesa la boîte du Refuge Du Cœur qui trônait sur le comptoir et que son cousin et elle avaient déposé afin de récolter des dons pour leur projet de refuge animalier. A sa grande surprise, Sofia s’aperçut que la boîte était étonnement lourde.
-Aidan, t’as vu ça ? On a recueilli le contenu de cette boîte il y a à peine quelques jours et elle est déjà remplie jusqu’au quart ! Elle doit contenir plus de pièces que toutes les autres boîtes réunies cette semaine. On a jamais eu ça !
-En effet, vous avez eu un très généreux donateur, dit la boulangère avec un sourire.
-C’est une seule personne qui a donné tout ça ? demanda Aidan.
-Oui, c’était hier en début d’après-midi. Il a déversé trois ou quatre poignées de pièces dans votre boîte. Mais ça ne m’étonne pas. Thackeray a toujours été généreux.
-C’est quelqu’un que vous connaissez ? s’enquit Sofia.
-Oh, tout le monde le connait dans le coin. Il joue souvent de l’accordéon devant le British Museum et près du Piccadilly Circus aussi, si j’ai bien compris.
Le regard de Faye fourmilla alors d’étincelles.
-De l’accordéon ? demanda-t-elle avec un sourire intrigué.
-Oui. Et lorsqu’il a gagné un peu d’argent, il vient ici de temps en temps acheter à manger.
-Et connaîtriez-vous le nom de famille de ce généreux musicien ? s’enquit de nouveau Faye.
-Spield. Il s’appelle Thackeray Spield.
C’était bien la personne à laquelle le trio pensait. Sofia n’en revenait pas. Ainsi, c’était lui qui avait déversé autant d’argent dans leur boîte. Pour une fois qu’il avait fait une bonne récolte financière lors de son duo musical avec Faye, au lieu de la garder pour lui, il avait préféré en faire profiter les autres. Elle trouvait ce geste admirable.
-Donc il s’appelle Thackeray, murmura Faye, pensive. Joli prénom.
-La prochaine fois que vous le reverrez, pourrez-vous le remercier de notre part ? demanda Aidan à la boulangère.
-Ca, il vaudrait mieux éviter, répondit la boulangère. J’ai l’impression qu’il est très gêné lorsqu’on le remercie ou qu’on lui fait un compliment.
« On avait remarqué » pensa Sofia en se remémorant le jour où ils avaient complimenté le jeune homme après qu’il ait joué avec Faye.
-En tout cas, c’est un amour de garçon, poursuivit la boulangère en tendant la commande à Aidan.
Alors que Sofia et Aidan se dirigeaient vers la sortie, Faye, elle, était toujours accoudée au comptoir. Elle semblait perdue dans ses pensées.
-Faye, tu viens ? l’appela Aidan.
-Hein ? Euh…oui, j’arrive !
Le trio traversa la grande cour du British Museum. Comme à chaque fois, Sofia était subjuguée par la majesté du bâtiment. Son impressionnante façade blanche, constituée d’un fronton surplombant huit majestueuses colonnes n’était pas sans rappeler l’aspect des temples grecs et lui conférait une dimension impériale. Alors qu’ils gravirent les marches, Sofia se dirigea soudainement vers une des fontaines murales située à l’entrée du musée.
-So’, tout va bien ? demanda Aidan.
Elle ne répondit pas. Les mains agrippées sur les rebords de la fontaine inactive dont le trop-plein était surplombé d’un motif ovale de rose en acier, Sofia était occupée à refouler une nausée bien inopportune. Lorsqu’elle était envahie d’une émotion trop forte, il lui arrivait parfois d’être saisie de haut-le-cœur. Voir Gene Mercery faisait partie de la liste de ce qui lui procurait ce genre de secousses émotionnelles. En résumé, à chaque fois que Sofia se rendait au British Museum, avant d’y rentrer, elle rendait visite à cette fontaine tout en s’appliquant à refouler ses envies nauséeuses, le regard fixé sur ce motif de rose. Une fois que Sofia fut ressaisie, ils pénétrèrent à l’intérieur du musée.
Ils se retrouvèrent alors dans une grande galerie où la rumeur des visiteurs se mêlait dans un chahut incompréhensible et où foisonnaient de prestigieux vestiges. Parmi eux, il y avait la statue d’Amenhotep, la barbe du Sphinx de Giseh ou encore la pièce maîtresse du British Museum, la Pierre de Rosette. A travers la foule, le trio se fraya un chemin pour se diriger vers le département égyptien.
C’est là que Sofia le vit.
Son cœur joua du tambour dans sa cage thoracique.
Gene Mercery se tenait devant une foule de visiteurs en adressant à ces derniers un sourire qui ressemblait à celui qu’on offrait lorsqu’on disait aurevoir à quelqu’un. Il venait probablement d’achever l’une de ses visites quotidiennes. Tandis que Sofia prit une grande respiration et entama un pas en avant, le guide avança dans sa direction. Terrifiée, elle se retourna instinctivement pour faire marche arrière mais Aidan la saisit par les épaules et la retourna avant qu’elle n’ait pu s’éloigner. Elle se retrouva alors nez à nez avec Gene Mercery.
Une déglutition sonore s’échappa de la gorge de Sofia.
-Bon…jour…, dit-elle d’une petite voix.
Un sourire éclaira les traits du guide, dont le visage anguleux était encadré par de fins cheveux châtains retombant sur ses épaules.
-Bonjour, dit-il avec affabilité. Je suis ravi de revoir une passionnée d’Egypte.
En effet, Sofia se rendant souvent aux visites de Mercery, ce dernier l’avait tout de suite reconnu.
-Oui, c’est pour l’amour de l’Egypte qu’elle vient régulièrement ici, murmura Aidan à Faye d’un ton légèrement taquin.
Sofia, qui avait tout entendu, aplatit discrètement la botte de son cousin d’un pied vigoureux, ce qui eut pour effet d’arracher une grimace de douleur à celui-ci. Mercery ne s’aperçut de rien.
-Pour…être honnête je…je n’ai jamais vraiment été passionnée par l’Egypte, avoua Sofia. Mais vos visites sont tellement captivantes que j’ai fini par le devenir.
-Eh bien, j’en suis flatté. Merci.
Une impressionnante teinte rouge s’empara des joues de Sofia. Elle ressemblait à une fraise portant une perruque blonde.
-A ce sujet nous…euh…nous aimerions vous montrer quelque chose.
Sofia sorti très précautionneusement le journal rouge et le tendit à Mercery.
-L’une de nos amies a trouvé ceci dans le grenier d’une maison qu’elle vient d’acquérir, mentit-elle. Elle souhaiterait connaître sa valeur
Mercery saisit l’objet en le couvrant d’un regard pétri d’intérêt. Il l’ouvrit.
- « Les mémoires de Sonali » lut-il.
Les papyrus reliés, les hiéroglyphes, la reliure. Il étudia l’objet sous toutes ses coutures. Le journal semblait captiver très sérieusement son attention.
-Et bien…En voilant un objet…fascinant.
La réaction de Mercery démontrait donc que ce journal n’appartenait pas au musée. Sinon, il l’aurait dit immédiatement. L’hypothèse de l’objet de valeur dérobé venant d’être balayée d’une traite, Sofia, Aidan et Faye devaient donc chercher à en savoir plus sur ce journal et pourquoi il suscitait tant l’intérêt de Wilson.
-Vous pensez qu’il est ancien ? demanda Sofia
-Assurément. A première vue, je dirais qu’il doit dater d’au moins deux mille ans.
-Deux mille ans ? répéta Aidan. Donc il date de l’époque des pharaons ?
-En effet. Vous pourrez donc dire à votre amie que c’est un véritable trésor qui a hanté le grenier de cette maison pendant des années.
-Et avez-vous déjà entendu parler de cette Sonali ? s’enquit Faye.
-Je dois vous avouer que non. Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais nullement eu connaissance de ce nom. Mais je dois également vous admettre que pour le passionné d’Egypte que je suis, je serais très intéressé d’en apprendre davantage sur elle. D’ailleurs déchiffrer ces hiéroglyphes permettrait assurément d’en savoir plus sur son passé. Et ils pourraient peut-être même en apprendre plus sur la civilisation égyptienne.
-Fantastique ! dit Sofia. Mais comment pouvons-nous déchiffrer ces hiéroglyphes ?
-Il se trouve que j’ai une très bonne connaissance des écrits anciens d’Egypte. Si vous me l’autorisez, je pourrais m’appliquer dès ce soir à la traduction de ces hiéroglyphes. D’ici un jour ou deux, j’aurais déchiffré le contenu du journal.
-Vous feriez ça ? demanda Sofia. Ce serait avec grand plais…
-Cela aurait été avec grand plaisir, rectifia Aidan qui retira le livre des mains de Mercery. Malheureusement, nous devons décliner votre généreuse proposition.
Sofia et Faye restèrent pantoises. De toute évidence, ni l’une ni l’autre ne s’étaient attendues à cette réaction d’Aidan.
Que lui prenait-il ?
-Mais Aidan…, dit Sofia qui s’efforçait de rester poli devant Mercery. Qu’est-ce que tu fais ?
-Sofia, on ne peut tout de même pas prêter ce journal à Mr Mercery sans l’autorisation de…euh…de notre amie, dit-il avec un regard appuyé.
-Pourtant, elle nous avait bien demandé de faire analyser ce journal par un expert, dit Sofia en essayant comme elle le pouvait de rappeler à son cousin ce que tout trois avaient convenu hier soir, et cela sans éveiller les soupçons de Mercery
-Non, elle nous avait demandé de le montrer à un expert et de lui demander s’il avait déjà entendu parler de Sonali. Tu te souviens ?
Sofia voulait étrangler Aidan. Il jouait sur les mots qu’ils avaient tenu lors de leur discussion de la veille. Il allait tout faire rater.
-Ne vous en faite pas, je comprends, dit Mercery. Il est vrai qu’il s’agit du journal de votre amie et sa permission à ce sujet est primordiale. En tout cas, n’hésitez pas à l’informer que je serais enchanté de pouvoir apporter mon expertise et que je nourris un grand intérêt pour tout ce qui à trait renforcer les connaissances de la civilisation égyptienne. Sur ce, je dois vous laisser Messieurs Dames. Ma prochaine visite va bientôt commencer. Bonne journée.
Puis Gene Mercery se retira avec élégance, se frayant un chemin dans la foule.
Alors qu’ils prirent la direction de la sortie, Sofia marchait d’un pas où transpirait sa fureur. Elle n’adressa pas le moindre regard à son cousin ni la moindre parole. Elle attendit qu’ils soient sortis du musée pour se retourner vers lui et l’envelopper d’un regard mêlant colère et incompréhension.
-Non mais je peux savoir ce qui te prends ? On vient ici exprès pour avoir des renseignements sur ce journal et alors que Gene accepte de nous aider, toi tu gâches tout ! Tu peux m’expliquer ?
-Ecoute So’, en y réfléchissant, ce n’est peut-être pas une si bonne idée de remettre ce journal à Mercery. Imagine qu’il l’égare ou qu’il le revende pour en tirer profit. Après tout, ce journal a une grande valeur, il l’a confirmé.
-Mais qu’est-ce que tu racontes ? Gene m’a vraiment l’air digne de confiance. Je suis sûre qu’il nous rendra le journal dès qu’il aura établi son expertise.
-Sofia, avoir une belle gueule et des bonnes manières n’est pas un gage d’honnêteté. Imagine un seul instant qu’il n’est pas aussi intègre qu’il le laisse paraître. Il fuirait avec l’une des seules preuves qu’on détienne pour résoudre cette affaire.
-Sauf que je vois pas en quoi cette preuve pourrait nous servir si on est pas capable de traduire ces hiéroglyphes. Gene est le seul à pouvoir nous aider, c’est un égyptologue émérite !
-On pourrait peut-être trouver des livres qui nous aideraient à déchiffrer les hiéroglyphes…
-Comme si on avait que ça à faire ! On a pas le temps de jouer les Champollion ! Aidan, je te rappelle que dans cette histoire, il y a des vies en jeu ! Le prochain meurtre peut avoir lieu d’un jour à l’autre !
Cette remarque sembla profondément agacer Aidan.
-Tu crois que je ne suis pas au courant ? s’exclama-t-il. C’est pour ça que j’ai pas envie de prendre le risque de perdre l’une de nos seules pièces à conviction ! Excuse-moi de vouloir prendre des précautions ! Et Simons nous fait confiance. On doit…
-Nous y voilà ! On l’a notre explication à ton soudain revirement d’opinion ! Simons ! J’aurais dû y penser tout de suite ! En fait, tu ne veux pas que Gene s’occupe de déchiffrer ces hiéroglyphes car il s’attirerait à ta place les lauriers aux yeux de ta Miss Aphrodite, avoue-le !
-Tu crois vraiment que je prendrais le risque de mettre des vies en péril à cause de mon inclination pour Simons ? Arrête d’être ridicule !
-Je suis ridicule, moi ?! s’exclama Sofia. Je...
-Et les gars, les coupa Faye du ton le plus pacifique possible en positionnant ses paumes vers eux. C’est pas du tout le moment de se disputer…
Sofia et Aidan cessèrent alors toute querelle. Un silence pesant s’abattit. Tout d’eux prirent le temps de dissiper les émotions négatives qu’ils venaient d’éprouver.
-Non, tu as raison Faye, reprit Aidan d’une voix plus calme. Ce n’est vraiment pas le moment. Ecoutez, voilà ce que je vous propose. On fait comme la dernière fois, on se sépare pour nous rendre dans diverses librairies afin de trouver tous les livres qui pourraient nous aider à déchiffrer les hiéroglyphes. Et si d’ici la fin de l’après-midi, nos recherches sont infructueuses, alors je vous promets qu’on retournera au British Museum pour remettre ce journal à Gene avant la fermeture du musée.
Après cette proposition honnête, Sofia s’apaisa également.
-Ca me va, dit-elle sobrement.
-Très bien, conclut Aidan. Rendez-vous à la maison dans trois heures.
Puis Aidan prit la direction de Bloomsbury Place.