L'an 2000 (Chap. 2) : Strange et Albums Panini

Par Cyrmot

 

 

— Oui ?! .. Lança la maîtresse derrière madame Richter. Une tête inconnue surgit dans l’entrebâillement, lunettes et barbe sur un pull rouge, l’air aussi surpris que nous. Le type bredouilla quelques phrases en se grattant derrière le crâne, il paraissait vraiment embêté. Madame Tavel l’invita tout de suite à rentrer, madame Richter de son côté n’avait pas bougé d’un pouce, elle le toisait seulement comme n’importe quel autre élève de la pièce.
Il fit un mouvement vers le bureau, comme s’il voulait vite traverser l’estrade et disparaître, madame Richter le stoppa net d’un seul regard.

— Vous ne vous êtes pas garé trop loin Jean-Jacques ?

Elle ne bougeait toujours pas, mains dans les poches et lunettes au bout du nez, elle devait faire deux têtes de moins que lui.

— Non non madame Richter, j’ai pu trouver une place de l’autre côté de l’école, vers le plateau. Il y avait plusieurs stationn…

— Je ne vous ai pas demandé un plan du quartier Jean-Jacques. J’aimerais juste ne pas avoir à marcher pendant près d’une demi-heure comme la semaine dernière.

Le type se tordait comme un S pour lui répondre, même sa voix avait l’air toute aplatie.

— Oui oui bien sûr madame Richter... Sans problème.

— Oui oui, avec vous c’est toujours sans problème Jean-Jacques, hu hu... Bref, où en étais-je ?

— … On parlait de l’an 2000 madame, fit Leïla le bras levé.

— Ah oui.

— S’il y aurait encore des bibliothèques.

— Oui oui.

Sa tête s’était à nouveau rabougrie, mais la mine du barbu à côté semblait s’éclaircir. Madame Richter se tourna vers lui.

— Eh bien allez y monsieur Coulard, elle s’exclama finalement après un silence, c’est un peu votre truc, votre «dada» non, le futur ?

— Qui ? Moi, madame Richter ?

— Mais oui vous !… Vous qui êtes toujours à nous raconter dans tous les détails votre Science-Fiction, vos robots et votre 3ème millénaire, c’est bien l’occasion non?

— Eh bien… Oui mais…

On crut à ce moment qu’il allait vraiment reprendre la porte en courant, mais il resta immobile les mains ballantes.

— Eh bien quoi ? Nous vous écoutons tous. Allez. Parlez nous un peu des bibliothèques dans le futur.

M. Coulard se racla la gorge quelques instants en tirant sur son pull, puis balaya la classe du regard, droit comme un i.

— Eh bien… Les bibliothèques en l’an 2000… Euh… Eh bien c’est très simple… En fait... Il s’éclaircit à nouveau la voix. En fait il n’y en aura plus.

On eut à peu près tous la même réaction. Des " quoi ? " et autres " hein? " jaillirent de la plupart des rangées ; Madame Tavel elle aussi derrière son bureau écarquilla les yeux sur monsieur Coulard, puis sur madame Richter qui elle était restée totalement impassible.

— Mais vous voulez dire… Plus aucune bibliothèque, nulle part ?

— Oui c’est cela madame, il lui répondit en tournant à peine le cou. Plus une seule.

Stéphanie avait déjà levé le doigt.

— Mais ça veut dire aussi qu’il n’y aura plus de livres monsieur ?

Il se racla de nouveau la gorge.

— Eh bien, oui on peut dire ça oui. Dans vingt ou trente ans, donc vers l’an 2000, 2010, plus personne ne lira de livres. Ni de journaux, ni de bandes dessinées, ou de manuels scolaires. Tout se fera sur écran d’ordinateur ou de télé, à la maison, au travail, et même à l’école. Et tout ce qu’il y a sur les livres sera conservé sur K7 ou même sur disquette ! C’est l’avenir, c’est comme ça.

— C’est quoi une disquette monsieur ? Erwan n’avait pas pris la peine de lever la main, mais la maîtresse ne réagit pas, elle avait encore l'air plongée dans ses pensées, les sourcils froncés.

— Les disquettes ? Ah, ce sont des petits objets magiques les disquettes ! Des procédés de stockage nouveaux, et bientôt il y en aura partout !… Songez qu’il ne suffira que de quelques dizaines de ces disquettes pour remplacer une bibliothèque !

On se regarda les uns les autres en silence. Sandrine prit finalement la parole. 

— Mais vous aurez plus de métier alors monsieur ?

— Ah mais nous serons déjà à la retraite madame Richter et moi !…Et tous les gens de ce métier aussi….Et puis vous, eh bien vous aurez sûrement un travail avec écran !...Des loisirs sur écran ! Et vous achèterez tout ce dont vous aurez besoin grâce à un écran… Vous ferez du sport, vous passerez du temps en famille, vous vous reposerez, vous voyagerez, tout cela devant un écran !…

Monsieur Coulard s’était peu à peu animé au fil des phrases, il faisait à présent des gestes larges avec ses mains, ses yeux brillaient derrière ses grosses lunettes.

« Bref, vous aurez une vie entière entourée d’écrans, il y en aura partout d’ailleurs, dans les chambres, les cuisines, les salles de bains, et puis dehors, enfin si vous sortez encore de chez vous, il y en aura aussi dans les rues, sur les immeubles, dans les transports, les stades… Mais pourquoi donc sortir, avec la surpopulation et l’air pollué ?... Vous aurez même tous les animaux du monde, les plantes, les paysages, tout ça rassemblé sur petit ou grand écran… !

Il esquissa un sourire, puis marqua un temps en retirant ses lunettes pour les essuyer.

« Quant aux livres...Il reprit, enfin quant à tout ce qui est sur papier, textes, dessins, images, tout cela, hop, terminé !... On n’en parlera plus! »

Le silence retomba sur la classe. Monsieur Coulard s'était de nouveau figé, son sourire s’était élargi, il nous regardait les paumes contre les jambes, le visage rayonnant.

— Non mais ça se peut pas, lança Bruno au bout d’un moment. On est obligé d’avoir des livres.

— Moi ma mère elle m’a dit c’est important les livres, et qu’il faut pas les abîmer, ajouta Orlando en gardant le doigt levé.

— Et même pour aller à l’école ou lire une histoire, il faut bien des livres ! Poursuivit Bruno. Leïla se retourna d’un bond.

— Mais il a dit qu’il y aurait plus d‘école, t’es bouché ?

— Madame vous avez vu comment elle me parle ?

Madame Tavel restait les bras croisés, le doigt posé contre la bouche. Elle avait l’air de réfléchir, et en fait elle avait surtout l’air très contrariée.

— Mais c’est comme les dessins animés, s’exclama Samir, comment on fera s’il y a plus de dessins ? Et puis les Strange et les albums panini ça sera fini aussi?

— Oui oui, c’est bien cela, je pense que vous avez tous bien compris, sourit M. Coulard les mains jointes.

Le silence revint, puis un bras se leva avec hésitation au premier rang.

— Mais monsieur on aura plus le droit de lire alors ? Fit faiblement Stéphanie.

— De lire non, non non bien évidemment, rectifia tout à coup madame Richter, d’une voix tranchante. Encore faudra-t-il qu’il y ait encore quelque chose à lire !... Vous devrez savoir déchiffrer quelques mots sur quelques dernières pancartes ou sur vos écrans, bien sûr, mais pas plus. Avant que tout ne soit remplacé par des formes ou des images.

Madame Richter avait peu à peu pris la place de monsieur Coulard, celui-ci s’était automatiquement reculé, les mains derrière le dos. Elle nous fixa comme lorsqu’elle était arrivée, un par un, longuement, avec autorité.

— Est-ce que vous avez encore des questions les enfants ?

On aurait presque dit une parole de militaire, par réflexe on redressa tous les épaules. Puis elle tendit le menton vers Leïla, qui dressait timidement la main.

— Moi je voulais savoir… Est-ce que vous pensez que tout ce qu’il a dit monsieur ça sera vrai ?

— Mmh… Je dirai simplement que je n’ai pas autant d’imagination que monsieur Coulard certes, mais… Mais oui, je pense que cela arrivera, et en très grande partie. En somme, et pour conclure, vous serez les derniers enfants qui auront pu lire des livres … Et à être entré dans des bibliothèques. 

 

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Gracchus Tessel
Posté le 24/08/2023
Bonjour! Je m'arrête un instant sur cette partie parce qu'elle m'a fait bien rire et en même temps elle est très juste: les bibliothécaires s'avèrent retors et visionnaires, comédiens et Cassandre. Quarante ans plus tard, la lecture est devenue "grande cause nationale" (en 2022), ce qui prouve bien qu'elle est en danger. Mais au-delà de ce contexte familier, j'ai adoré les réactions des enfants, ce n'est pas simple de faire vivre une classe. Bravo!
D'une manière générale, la narration (de Melvil) est bien rythmée, imagée, efficace: c'est très agréable à lire, et ses réflexions, moins naïves qu'elles le paraissent, sont souvent justes et néanmoins amusantes. J'aime beaucoup vos textes et poursuis ma lecture avec un grand bonheur de lecteur!
Cyrmot
Posté le 24/08/2023
Bonjour!
Et merci pour ces appréciations ! Et bien que que je n'étais pas très amateur des bibliobus étant gamins, je me suis trouvé travailler en bibliothèque des années plus tard :), plus simple donc d'avoir en tête ce jargon familier des BM BU etc... On retrouve la même classe en Haute Savoie un peu plus tard, j'espère que cela vous apportera un même plaisir de lecture !
Encore merci 😉😉
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