Cette histoire est celle d'une petite fille, enlevée par un sorcier qui goûtait fort l'enfant rôti au miel. Seulement, la maison de ce dernier, aigrie par des années de solitude et de bazar, s’arrange pour planquer la gamine et l’obliger à lui obéir pendant que le sorcier n’est pas là. Mais les tâches quotidiennes de Säençe ne se limitent pas qu’à la vaisselle et au balayage : cueillette, préparation de potions, réfection des sorts domestiques… Bien vite, le passé de Säençe s’efface et elle devient une véritable sorcière. Jusqu’au jour où le propriétaire des lieux rentre à l’improviste et découvre la supercherie.
Chapitre 1- déluge, prélude
L’histoire se passe dans un monde mostly couvert de forêts, de landes, dedéserts et d’océans. De nombreux peuples y cohabitent plus ou moins de façon pacifique. Les hommes se divisent en sociétés, et deux hommes de sociétés différentes ont des mœurs parfois si éloignées qu’on peut presque dire qu’ils n’appartiennent pas à la même espèce. Les Landaïque, nomades, vivent dans les steppes Transigeance en usant de la magie des glaces éternelles pour survivre. Les Luurfür, de la cité de Luur, eux, s’appuient sur une puissante technologie dont l’énergie est puisée au cœur du volcan Sanlong pour déjouer les contraintes climatiques de leur lieu de vie. Mais si l’on quitte les glaces de l’ouest, les volcans du nord, et que l’on descend vers le sud-est, par-delà les contins Servenns où vivent les dangereux sortlanceurs appelés Fädt, que l’on se penche au-dessus de la Grande Forêt de Silennce, on trouve alors le petit village de Grive.
Grivel est un village d’homme comme il en existe des cent et des milles, coexistent avec la forêt, profitant des clairières pour faire paître le bétail et cultiver quelques céréales. Entouré d’une grande palissade de bois pour le protéger des bêtes et des créatures de la forêt, Grive compte presque une centaine de foyers -ce qui en fait d’ailleurs, un plutôt grand village !- un boucher, un cordonnier, une place publique, un petit lavoir au-dessus du ruisseau qui traverse la ville, et un forgeron. Il y fait plutôt bon vivre, et le climat offre des étés doux, des hivers cléments, et généralement beaucoup de soleil et de pluie. La seule crainte des habitants de Grivel, outre les rares petites querelles avec les villages voisins, sont leurs voisins directs : les créatures de la forêt ! Silennce la verdoyante abrite quantité de Fädt, de fées, fétauds, sorcières, aigre-longues, et narnois des bois, pour la plupart amateurs de viande d’hommes.
Mais pour le moment, revenons-en à Grivel, et surtout à ses habitants. Ou plutôt à Säençe, en fait.
— Ariane ! Ariane ?
Comme toujours au début, il pleut. Ariane et d’autres enfants du village se sont retrouvés dans leur cabane dans les bois, à quelques minutes de marche de l’orée de la forêt. Seven, leur chef, distribue presque équitablement les baies que les gamins ont passés l’après-midi à collecter. Il semble à Ariane qu’elle en a un peu moins que les autres, et deux de ses mûres sont toutes écrasées.
-Ariane, ta mère t’appelle, fait Seven d’un air réprobateur.
Il tourne doucement la tête vers la fenêtre de la petite cabane perchée dans les arbres. Les branches de châtaignier rivées à sont crâne par un bandeau blanc lui font de majestueux bois, et Ariane pense que même si Seven ne l’apprécie pas beaucoup, elle l’aime quand même. Maman dit que ça changera, avec le temps, que les autres enfants ne seront pas toujours comme ça avec elle et que tôt ou tard, ils se rendront compte qu’elle est belle et gentille. Ariane s’en fiche d’être belle et gentille -enfin, sauf si cela peut faire changer Seven d’avis. Elle préférerait qu’on la loue pour son intelligence, parce que elle, elle sait déjà lire. Et compter, aussi. Et que quand Maman dit qu’elle est très jolie avec sa robe de toile blanche, cela ne lui fait rien. C’est mieux quand le vieux Hansgard, le cordonnier, lui dit qu’elle est maline. En tout cas, Ariane aime mieux.
Mais pour le moment, Maman l’appelle alors qu’elle n’a pas eut toutes les baies qu’elle mérite, et elle ne veut pas quitter Seven.
— Est-ce que je peux avoir quelques cutilles ? demande-t-elle d’une si petite voix que la fillette doute un instant que quiconque l’ait entendu.
— Mmmm. Tiens, mais file, maintenant.
Ariane tend les mains, Seven y dépose quelques baies rougeoyantes. Leurs mains s’effleurent, elle regarde le chef de la bande dans les yeux pour le remercier. Elle essaie de sourire légèrement. Seven fronce les sourcils et lui montre l’échelle de la cabane.
— À demain ! lance-t-elle à la cantonade.
Personne ne lui répond. C’est bien dommage. De temps à autre, elle aimerait que les autres lui adressent la parole, autrement que par nécessité ou pour l’insulter.
Devant l’échelle, elle mange une à une les baie qui forment son butin. Leur saveur est fade, presque désagréable. Et Maman qui continue de l’appeler. Ariane espère désespérément qu’elle se taise, inquiète à l’idée que les autres pourraient lui dire encore de déguerpir. Elle est consciente d’être à peine tolérée, ici, et encore, grâce au chef du village qui a demandé aux enfants d’être plus accueillants avec elle.
Maintenant qu’elle a les mains libres, Ariane descend l’échelle. Ses pieds nus se posent sur le tapis de mousse de la forêt. Elle frissonne en sentant l’eau qui s’y est imprégnée lui couvrir les doigts de pieds, mais un sourire, un vrai, lui étire les lèvres. Elle part en courant.
Courir dans la forêt est ce qu’elle connait de plus gai, de plus beau et de plus vivifiant. Le vent fait voler ses longs cheveux un peu emmêlés dans son dos, ses pieds agiles sautent par-dessus les branches et les ruisseaux, survolent les ronciers, s’enfoncent dans les orties sans même plus sentir leur piqûre. La pluie s’écrase sur son front, ruisselle le long de son nez et coule sur ses joues. Quelques gouttes s’accrochent dans ses cils clairs, lui faisant voir le monde d’émeraude à travers une myriade de petits scintillements. Parfois, quelques cailloux ou branches lui égratignent les pieds, mais elle n’en a cure tellement la forêt l’émerveille. Les oiseaux chantent entre deux averses, les feuilles secouées par le vent ou frappées par les gouttes les accompagnent. Là, un lièvre détalle. Arianne s’amuse à le prendre en chasse, bien qu’elle sache inutile cette course folle : bientôt, l’animal aura disparut dans son terrier. Mais une vision la stoppe soudain dans son élan. La forme duveteuse et sombre au-dessus de la tête du lièvre se précise, et Ariane comprend que ce sont là deux petites cornes. Effrayée, elle chancelle.
— Un…un…, bégaye-t-elle.
Un nouvel appel de sa mère la sort de sa stupeur. Il lui faut retrouver sa mère, maintenant. Mais… elle vient juste de voir un…
Elle n’ose même pas prononcer ce mot. Un dagilus ! Elle vient véritablement d’en voir un, elle en est sûre ! Mais faut-il pour autant qu’elle en parle à Maman ? De cela, elle en est moins certaine.
Arianne retrouve sa mère au bord de la forêt, près du lavoir. En voyant le panier de ligne sale, la petite fronce le nez, et sa mère, en voyant la fillette toute couverte de terre, pied-nus dans la boue, fronce les sourcils.
— Allons-bon ! Mettras-tu un jour des chaussures ?! Et regarde-moi les tâches que tu as sur ta robe ! Tu es encore allée chercher des mûres, n’est-ce pas ?
Timidement, l’enfant hoche la tête, puis s’approche encore un peu.
— Quelle importance, si je dois aller laver le linge, mère ? demande-t-elle du bout des lèvres.
Sa mère soupire bruyamment. Ariane sait qu’elle est exaspérée par la petite voix de sa fille. Elle devrait parler plus fort, se battre davantage, ne pas laisser les autres lui dire de méchantes choses ou lui marcher sur les pieds, surtout quand elle ne porte pas de souliers. Mais Ariane n’arrive pas à parler plus fort. Elle a l’impression que si elle cesse d’être discrète, les autres vont la remarquer et se transformer en monstres. Que les adultes, eux, vont se fâcher en pensant qu’elle hausse le ton -déjà que le maître d’école s’emporte chaque fois qu’elle le regarde dans les yeux quand il la sermonne- par manque de respect. Mais pour le moment, les gros yeux de Maman lui font penser à ceux du maître quand il est en colère, et elle préfère faire ce que Maman lui demande.
Ce qui est compliqué, quand on vit à la fois dans la maison de Maman et dans l’école du maître, c’est que Maman dit que regarder dans les yeux s’appelle respect, et que le maître pense que cela s’appelle arrogance, ou encore défi. Quand Ariane baisse les yeux, Maman pense au mensonge ou à la dissimulation, alors elle n’est vraiment pas contente non plus. C’est un peu comme avec les autres enfants : rigoler à leur moquerie les font se moquer plus et être plus méchants, tout comme se fâcher ou ne pas répondre. Ariane ne sait jamais vraiment sur quel pied danser avec tous ces gens. Cela la rend un peu triste.
Ce qu’elle aime, elle, c’est d’aider le cordonnier à coudre le cuir pour faire des sacs, des chaussures -ça elle ne fait pas encore, c’est trop dur pour une enfant de son âge !- et les capes. Comme le cordonnier n’a pas d’enfants, Ariane dit qu’elle reprendra la boutique, plus tard. Le cordonnier sourit et semble ravi quand elle dit ça. Maman beaucoup moins. Est-ce donc une bonne ou une mauvaise chose ?
Elle aime aussi faire le pain et les galettes de blé avec Maman, sauf quand il faut surveiller la cuisson parce que c’est long, lassant, et qu’elle a peur quand il faut ouvrir la trappe pour remettre du bois dans l’âtre. Maman est contente quand sa fille l’aide, mais beaucoup moins quand elle dit qu’elle aimerait faire ça toute sa vie. Là encore, Arianne ne sait pas si vouloir faire du pain est une bonne ou une mauvaise chose. Mais ce n’est pas grave, parce qu’elle aime aussi lire, courir dans les bois, faire des colliers de fleurs sauvages, et encore pleins d’autres choses que Maman n’aime pas qu’elle fasse si souvent, mais qu’Ariane fera quand même quand elle sera grande. Et puis si elle fait des chaussures, des sacs, des capes, mais pas toute la journée, parce qu’elle fera aussi du pain et des galettes, et toutes les autres choses qu’elle aime, peut-être que Maman sera contente, finalement ?
Mais pour le moment, elle doit aller au lavoir avec la bassine de linge sale. Ariane fait la grimace. Il n’y a là presque que des draps, ce que ne devrait pas prendre trop de temps, mais tout de même ! De toutes les corvées celle-ci est la pire pour la jeune fille. Se retrouver à patauger dans l’eau du lavoir en compagnie des commères du village lui déplait presque autant que de devoir frotter chaque tâche sur les vêtements jusqu’à avoir les doigts tous fripés.
Aujourd’hui pourtant, la pluie a gardé à l’intérieur une bonne partie des lavandières : même si le lavoir est abrité, faire sécher le linge dans ses conditions n’est pas toujours aisé. Maman, elle, étend toujours les draps dans le grenier plutôt que dehors, alors le temps importe peu. Tout en frottant une tâche de beurre qu’elle a fait trois jours plus tôt sur la nappe, Ariane repense au lièvre à corne. C’est ici même qu’elle en a entendu parler pour la première fois. Les dagilus sont des créatures de la forêt assez répandues mais si farouche qu’il est très rare d’en croiser. On prête à leurs cornes et à leurs pattes bien des vertus, mais ces animaux sont surtout réputés, comme la plupart des créatures, pour être de mauvais présages. Un frisson parcourt le dos d’Ariane lorsqu’une brise humide traverse le lavoir. Faut-il vraiment croire les racontars des vieilles femmes qui viennent laver leur linge ici ? Sans trop savoir pourquoi, Ariane est persuadée que Maman va la gronder si elle lui dit qu’elle a vu un dagilus. Elle ne croit pas trop aux présages.
Une fois sa tâche terminée, Ariane replace le linge mouillé dans le panier. L’eau l’alourdit sacrément, mais elle arrive tout de même à le soulever. Maintenant, il faut qu’elle retourne à la maison. Un soupir lui échappe. Perdue dans ses pensées, elle n’a pas entendu le bruit de la pluie sur les ardoises du lavoir. Sinon elle se serait rendu compte plus tôt qu’il pleut des trombes, maintenant. Elle ne peut pas retourner à la maison sans que son linge s’imbibe à nouveau d’eau.
-Aller, petite pluie, dit-elle tout haut. Calme-toi, s’il te plait. Laisse-moi retourner à la maison.
Bien sûr en disant cela, Ariane ne s’attendait pas à obtenir de réponse. Pourtant une voix résonne dans son dos. D’un bond, elle se retourne.
Seven. Le cœur de la fillette manque un battement.
Seul, adossé à l’un des piliers, il regarde Ariane d’une mine boudeuse. Les bras croisés sur la poitrine, il a perdu ses bois. Maintenant le cœur d’Ariane se serre, parce qu’elle sait qu’il va lui dire de méchantes choses. Dans son cœur, elle le supplie de se taire. Mais trop tard, Seven ouvre la bouche.
— Pourquoi ? demande-t-il simplement.
« Pourquoi » n’est pas un mot trop méchant. Mais Ariane se doute que tous les mots qu’il y a derrière ce pourquoi et que le garçon tait, eux, sont acérés comme des aiguilles de couturière. Déjà, elle les sent, prêtes à s’enfoncer dans sa peau.
Mais elle ne dit rien. Parce qu’elle n’a rien à répondre à juste « pourquoi », et parce qu’elle voudrait que Seven s’en tienne là, qu’il abandonne. Elle voudrait juste pouvoir le regarder, juste pouvoir être près de lui. C’est idiot : elle sait pertinemment qu’il ne l’aime pas, lui. Mais ses yeux dorés sont si beaux et vif, son sourire lumineux. Ariane aime la façon dont il se déplace dans les bois, souple et rapide, et aussi quand il siffle pour imiter le chant des oiseaux. Seven fabrique des arcs magnifiques, et il est le seul à faire des flèches suffisamment équilibrer pour planer droit.
Pour le moment pourtant, il ne fait rien de formidable, et Ariane continue d’admirer sa prestance, la façon qu’il a de toujours se sentir à l’aise, en n’importe quel lieu. Même si elle sait que la prochaine fois qu’il ouvrira la bouche, la flèche ira droit, droit sur elle.
— Pourquoi est-ce que tu continue de nous suivre tout le temps, hein ? Les vieux nous ont dit qu’on devait te laisser venir avec nous, alors on est obligé de t’emmener, mais on ne veut pas de toi. Tu l’avais compris, n’est-ce pas ?
Le ton est neutre, il n’y a pas d’animosité dans sa voix. Cela n’empêche pas Ariane d’avoir envie de s’enfuir en courant. Il pleut toujours trop fort pour qu’elle sorte le panier d’ici, et elle ne peut tout de même pas l’abandonner ! Maman serait très fâchée, et si Ariane lui explique la situation, elle le sera encore plus parce que sa fille ne s’est pas défendue. Mais que dire ? Que répondre ? Faut-il sourire pour faire croire à Seven qu’elle se moque de ses propos ? Faut-il pleurer pour lui dire qu’il lui fait mal ?
— Pourquoi ? Pourquoi vous ne m’aimez pas ? demande-t-elle dans un souffle de voix.
Seven se penche en avant en fronçant les sourcils. Manifestement, il n’a pas entendu. Alors Ariane répète, plus fort.
En guise de réponse, le garçon se contente de hausser les épaules. Ariane pense qu’il ne dira plus rien, et que c’est très bien comme ça. Son cœur bat un peu trop fort, elle décide de s’asseoir à côté du panier de linge, pour attendre que la pluie passe.
Le bruit des pas de Seven résonne dans son dos, et un nouveau frisson la parcourt. Il se rapproche. Elle a à la fois peur qu’il lui fasse quelque chose de méchant et à la fois envie qu’il vienne vers elle.
Seven vient s’arrête à côté d’elle, et Ariane fait semblant de regarder la pluie. En réalité, il n’y a que ses yeux qui ne regardent pas Seven.
— Peut-être parce que tu es bizarre et moche, mais sûrement parce que t’es une sale sorcière, peu importe ce qu’en dise ta mère. Elle aurait dû se débarrasser de toi, mais tu devais lui faire trop pitié. Les adultes ne s’en rendent peut-être pas compte, mais nous, on le sait. Alors ne t’avise pas de lancer de sort à qui que ce soit au village.
Cette fois, le ton est venimeux comme la morsure d’un serpent. D’ailleurs, si Seven avait été une vipère, Ariane est sûre qu’il l’aurait mordu. Mais si tel avait été le cas, cela ne lui aurait pas posé tant de problème. Elle lui aurait prit la tête et lui aurait brisé le cou sans autre forme de procès. Elle n’en serait certainement pas tombée amoureuse.
Elle ne peut pas casser le cou de Seven, d’ailleurs l’inverse est plus probable. Au lieu de cela, elle se contente de le regarder droit dans les yeux. Malgré le tumulte sous son crâne, son regard est calme et serein. Elle ne sait toujours pas quoi répondre.
Seven part. À mesure qu’il s’éloigne, Ariane sent son cœur se déchirer, lentement, bout par bout. Seven tourne au coin d’une maison, et il ne reste plus que des miettes de cœur. La pluie, elle, continue de pleurer à la place des yeux de l’enfant. Ariane passe une main distraite dans ses cheveux, tout emmêlés. Elle sait que c’est à cause d’eux qu’ils la traitent de sorcière car quand elle était petite, ils étaient si clairs qu’ils semblaient blancs. Avec les années, ils n’avaient cessé de s’assombrir jusqu’ à la teinte fauve légèrement miellée qu’ils avaient actuellement.
Ariane pousse un long soupir. Combien de temps cette pluie va-t-elle encore durer ?