De leur côté Uzu et Gabriel...
Gabriel remonte en voiture, Uzu est assis les mains crispées sur le volant, l'air grave, les yeux perdus au travers du pare-brise, ailleurs.
- Voilà, la nounou t'attend pour dix neuf heures, annonce le goth.
- Je t'ai dit que je t'aimais, c'est ça ? demande le japonais scrutant l'horizon, sans même tourner la tête.
- Bhaa ouais, acquiesce Gabriel, le regard brillant.
- ...
- J'vais pas t'mentir ça m'a grave touché.
- Vraiment ?
- T'as pas l'air convaincu. Tu r'grettes de l'avoir dit ?
- Oui.
Gabriel fronce les sourcils, son cœur se serre et son estomac se creuse aussitôt.
- okééé ! Sympa...
- ...
- X'cuse j'comprends pas là.
- C'était nul. J'avais imaginé que si je le disais un jour ça se passerait autrement, que je regarderais la personne dans les yeux, que ce serait émouvant, un grand moment quoi !
Gabriel réalise soudain l'importance de l'événement. Uzu ne l'avait-il encore jamais dit à personne ? Même s'il se doutait de la chose, en être sûr le bouleverse. Il prend sur lui pour ne pas montrer son émotion. Il n'a pas envie de l'inquiéter une fois de plus, avec ses débordements de sensibilité.
- PFff ! Tu m'as fait peur, t'es con, p'tain j'ai cru qu't'allais m'dir que tu l'pensais pas !
- Justement, j'ai pensé à rien à ce moment là ! Je ne m'en suis même pas rendu compte ! C'est sûrement ce que je ressens, sûrement...
- Juste, c'est sorti tout seul ?
- Oui.
- Et c'est moi qui suis naïf hein ! haha !
Quand Uzu se tourne enfin vers lui, il remarque la flamme nouvelle dans les yeux de son petit ami. Ses joues sont également un peu roses.
Enfoncé dans son siège Gabriel contemple un Uzu un peu déstabilisé par cet aveu imprévu.
- L'truc c'est qu'les vrais sentiments y sortent comme ça justement, le rassure-t-il. On est pas dans un film, tu peux pas mettre en scène c'genre d'trucs.
- Quand toi tu me l'as dit, c'était beau, insiste Uzu.
- C'est vrai ? Héhé ! Tu sais "je t'aime", c'est forcément beau à entendre. On s'fiche de comment c'est dit.
Il se penche, frôle son oreille et murmure :
- Quand j'ai entendu les mots sortis d'ta bouche, le temps s'est arrêté.
*
Gabriel parti, Uzu reste seul dans l'appartement. Aujourd'hui il n'y a pas de répétition et avec Hugo chez la nounou, il tourne un peu en rond. Il met en route son ordinateur machinalement, bien qu'il n'ait rien à faire d'urgent. Ses traductions sont terminées, les prochaines ne pressent pas. Il parcourt la salle du regard et soupire. Tout cela le déroute, il pensait que ses trois mots auraient plus d'impacte. Il a cru ça plus "grave", plus important. En fin de compte, il ne se sent pas franchement changé. Il est capable de le dire, c'est tout et ça n'est pas grand chose. Est-il vraiment capable de le penser ?
Evidement il éprouve tant de choses pour Gabriel, les sentiments qui l'animent sont si nouveaux, que rien ne lui paraît sûr. Pour Gabriel tout à l'air tellement facile.
- Je ne comprend pas, prononce-t-il à voix haute.
Pendant plusieurs semaines, il s'est débattu avec autant d'interrogations que de remises en questions. Choisir son avenir, prendre les bonnes décisions ont été de véritables casse-tête. Annoncer à son père son refus de le rejoindre à Tokyo, tenter d'être soutenu par sa mère, faire fit du passé, trouver sa place au près de Gabriel et du bébé, intégrer le groupe, ne pas prendre peur devant les responsabilités que ses choix pourraient lui imposer. Mais également dépasser son appréhension et avouer ses sentiments.
Aujourd'hui, au regard du résultat, il doit admettre s'être mis une pression inutile. Sans doute a-t-il donné plus d'importance à ces sujets là, qu'il n'aurait fallu. Tant de poids sur ses épaules en si peu de temps, il a cru crouler en-dessous. Maintenant que presque tout le fardeau a disparu, il est démuni, vidé, un peu déçu aussi, bien qu'il ignore pour quel motif.
En a-t-il attendu plus de changement qu'il n'en découvre en réalité ?
Ou peut-être qu'il aime vivre dans l'urgence et que la pression lui paraissait être un bon moteur, lui permettant d'aller de l'avant. La stagnation et l'acceptation lascive de son existence vont-elles reprendre leurs places à présent que plus rien ne lui impose de choix ? Qu'aucune autre révolution ne semble se présenter à l'horizon ?
Il sursaute à la sonnerie de son téléphone.
Yann...
*
Ils ont parlé à peine quelques minutes, étrange comme ce gars là trouve si simplement des réponses à ses questions. Après avoir discuté avec lui, tous coule de source. Yann lui mets le nez dans de telles évidences que Uzu a parfois honte de ne pas comprendre les choses aussi bien que lui et de ne pas réussir à poser des mots sur ses difficultés, tout seul.
Il faudra bien un jour qu'il lui rende la pareille.
« Tu as juste besoin de te fixer un but, puis de concentrer tes efforts pour y parvenir, jusqu'à ce que tu doives en trouver un suivant ! Tu sais, réussir n'est pas une fin en soi. »
Uzu admire cet esprit vif, s'il n'avait pas rencontré Gabriel, certainement Yann lui aurait beaucoup plus.
Il rougi de cette pensée honteuse. Heureusement que Gabriel ne se trouve pas en cet instant dans sa tête.
*
Yann pénètre dans le 4X4 de Liam qui l'amène à sa nouvelle adresse. Il est accompagné de ses maigres bagages et cartons, le peu d'accumulation d'objets personnels réuni depuis un an et demi.
Les deux tout nouveaux colocataires se mettent à parler. Yann trouve Liam quelque peu paradoxale. Il s'est senti compris par lui pour un tas de choses personnelles, il leur trouve également à tout deux beaucoup d'affinités et ses réflexions sur la plupart des sujets abordés sont on ne peut plus juste. Pour autant il a l'impression que Liam fait preuve d'une véritable imperméabilité vis-à-vis du sujet "Uzu". Et d'une méconnaissance assez affolante du personnage.
- C'était Uzu que tu appelais ?
- Oui, j'avais envie de le remercier et lui annoncer que je m'installe chez toi.
- Je vois et qu'a-t-il dit ?
- Là-dessus pas grand-chose, je ne sais même pas s'il m'a écouté ce cher ami ! Il était plus préoccupé par des problèmes qui n'en sont pas. C'est fou ce que ce type se fait des montagnes de pas grand-chose !
- Et tel l'égoïste qu'il est, seuls ses soi-disant soucis sont importants. J'ai entendu que tu lui donnais des conseils avisés.
- Je n'énonçais que des vérités chéri, rien de bien compliqué. Je ne voudrais pas paraitre médisant mais je pense que ce petit a un réel problème relationnel.
- C'est un asocial.
- Ho bha nan, quand même pas, il est très gentil en plus.
- Je connais bien Youzeu et si je peux me permettre, il n'est PAS gentil. Il fait juste semblant. C'est un rôle qu'il joue. Il aimerait bien qu'on le croit, c'est certain ! J'irais même plus loin dans l'observation, je pense sincèrement qu'il aimerait être gentil, seulement malheureusement pour lui, les sentiments ça ne s'invente pas.
Yann l'observe de biais pendant sa conduite. Il n'aime pas ce Liam là, la rancœur déforme sa vision.
- Il n'y a qu'a l'observer à son travail, ajoute Liam. Il joue un rôle, il veut qu'on le trouve sympathique et charmant, pour ça, il use de toutes sortes de stratagèmes. Je l'ai vu faire pendant des mois. Ce qu'il attend c'est d'être reconnu, apprécié, remercié même. En réalité, il n'aime pas les gens et ne sait pas exister pour lui seul. Je pense que la personne que Youzeu déteste le plus, c'est Youzeu lui-même. Il a donc besoin de se rassurer. Le regard des autres c'est un médicament contre sa propre perception de ce qu'il est.
- Je ne suis pas d'accord mon chou. Ça prouve juste qu'il n'est pas prétentieux à se croire mieux que tout un chacun et que pour lui ce que pense des autres est important.
- Je ne voudrais pas détruire tes illusions mais il se fiche de ce que pensent les autres. Il a juste besoin d'un reflet positif de son image dans les yeux de ses semblables pour contrer la mauvaise image qu'il a de lui-même.
- Tu y vas un peu fort là mon coco. Tu ne penses pas que votre histoire agit sur ton jugement ? Peut-être qu'il a changé non ?
- Je ne suis, sûrement, pas très objectif effectivement, seulement je ne crois pas que les gens changent, pas foncièrement du moins.
*
Ils ont déchargé ses affaires, Yann assis sur le lit contemple sereinement le gentil Bazard accumulé depuis une heure dans sa nouvelle chambre.
- Toc toc, je venais voir si tu désirais manger un petit quelque chose, annonce Liam en pénétrant dans l'antre.
- Qui y'a-t-il au menu ? Le joli potimarron ? lui demande Yann en souriant sans même le regarder.
- Non, je l'ai pris pour faire plaisir à ma mère. Il va servir de décoration !
- Sacrilège !
- Je ne suis pas très doué en cuisine et franchement je ne saurais même pas quoi faire avec ! Ça reste un bel objet design.
- C'est qu'il a de l'humour en plus le grand garçon ! Si tu le souhaites demain j'en ferais une soupe.
- Tu découperais et ferais cuire ma déco ?
- Tant que je ne t'émascule pas... J'ai mis du bordel, j'ai pas la force de déballer tout ça, indique-t-il en montrant d'un geste large, ses quelques paquets.
Liam survole la chambre du regard.
- Je trouve que tu as peu de choses.
- Je n'avais pas des masses de place. Je n'en ai jamais eu énormément. Malgré ça, j'avoue que j'ai quand même l'impression de t'envahir.
- C'est ta chambre à présent, tu t'installes c'est normal !
- Ma chambre...
Tout s'est passé si vite pour Yann, trop sans doute pour réaliser.
- Je peux m'assoir ? hésite Liam.
- Ha mais mon lapin tu fais comme chez toi !
Ils se retrouvent donc tout les deux sur le lit, perdus dans la contemplation du foutoir encore en carton.
- C'est une guitare ? relève Liam en voyant l'instrument dont un côté émerge de sa housse.
- C'est une basse.
- Ha, j'ai cru que c'était une guitare. La forme...
Yann le regarde goguenard
- Il est marraaant ! se moque-t-il à voix haute.
- Qu'est-ce que j'ai dis ?
- T'y connais rien hein ?
- Bha, ça ressemble à une guitare non ?
- Évidement nigaud, s'en est une ! La basse est une guitare.
- Désolé, je suis néophyte en la matière.
- Elle a moins de cordes que la guitare électrique, c'est un instrument de rythme.
- Tu en joues ?
- Quelle question, je ne collectionne pas les objets design moi haha !
Liam se sent bien. Le repas s'est passé tranquillement, son nouveau colocataire a l'air las, pourtant il ne manque pas une occasion de plaisanter. Yann a beau être moqueur, Liam devine le type gentil, attachant et coloré derrière le masque. Il est conquis. il a enfin trouvé le colocataire qu'il lui faut, c'est ce qu'il conclut en cette première soirée en sa compagnie.
- Comment est-il CE Gabriel ? le questionne-t-il inquisiteur.
Yann repose le verre de vin qu'il tenait en main, il ne s'attendait pas à cette question.
- Il y a de la jalousie dans l'air ma poule ?
Le blond attrape les assiettes, commence à débarrasser répondant d'un air faussement détaché.
- Vis-à-vis de qui je devrais être jaloux ?
- Youzeu !
- Peut-être un peu, admet-il nerveusement. Je suis surtout curieux.
- Elles disent toutes ça haha ! Il me faudrait plus d'une soirée pour te répondre, affirme-t-il.
- Un résumé ?
- ...
- Désolé, je t'embête avec mes questions, s'excuse Liam.
- Ha mon chou rien ne m'embête ! Je ne sais juste pas comment satisfaire ta curiosité. Gabriel c'est un petit gars à qui j'ai demandé un peu trop.
- Il t'as déçu ? suppose Liam.
- Je n'ai pas dis ça du tout.
- Mais c'est le cas non ?
- Il m'a comblé sur pas mal de points, avant lui aucun homme, ni femmes d'ailleurs, ne m'avait aimé d'amour. Celui avec un grand « A ». Gabriel m'a apporté du romantisme, des mots doux, des attentions et du sexe chéri, oui du sexe ! Et... Il m'a déçu aussi, même si j'ai ma part de responsabilité. Si on fait un total du bon et du mauvais on peu dire que c'est un bon garçon.
- Un bon garçon ? Je n'imaginais pas Youzeu avec un BON garçon.
- J'étais possessif. J'aime l'état fusionnel en amitié comme en amour. Dans la vie, j'abuse souvent, c'est tout moi ça j'exagère, j'exagère ! Quand j'ai connu Gabriel, j'ai vu en lui cette personne qu'il est, incapable d'être indépendante. C'était même arrivé à un point médical, il était soigné pour des troubles du comportement. Il flippait dès qu'il se retrouvait sans personne à ses côtés, des crises de panique, un truc de fou. Même si je m'inquiétais un peu qu'il ne sache pas s'assumer, j'ai imaginé que grâce à ce problème, nous serions tout le temps ensemble, un mal pour un bien quoi. Je l'ai, sans y prendre garde, sans doute choisi à cause de ça. Au final c'est de sa sœur qu'il n'arrivait pas à se détacher. Il ne supportait pas d'être seul et pourtant il n'a jamais eu vraiment besoin de moi. Pas de la manière que j'espérais en tout cas.
- Pardon, je ne voulais pas t'ennuyer avec ça, je fais remonter de biens mauvais souvenirs.
- J'ai plombé l'ambiance chéri, avoue ! Bon, pour te répondre simplement, disons que Gabriel est beau, des yeux verts ou bleu ou gris suivant la lumière, une peau de pêche claire, un véritable CA-NOooon. Il joue de la gratte et du piano comme un dieu et c'est un super coup au lit ! Il est intelligent, même si sa façon de parler laisse planer le doute et c'est un gamin trouillard qui a énormément de mal a prendre des décisions et surtout à s'y tenir. Il est un tantinet menteur, enfin disons plutôt qu'il arrange facilement les faits à sa sauce. C'est pas totalement de la malhonnaîteté, je pense que la plupart du temps il croir franchement ce qu'il raconte, c'est ça le pire !
- Alors c'est sûrement son physique qui a plu à Youzeu !
- Voilà ! Rassurons nous comme on peu ha haha !
- Tu penses que eux deux ça va fonctionner ? insiste le grand blond.
- Gabriel a besoin de Youzeu. J'aime bien Youzeu pour ce que je découvre de lui, même si tu n'es pas d'accord avec ça ! Mais je pense que lui ou un autre... J'aurais très bien pu faire l'affaire, seulement moi je n'avais plus envie qu'il revienne vers moi juste par besoin. J'ai évolué. Je voulais plus que ça, qu'il soit avec moi parce qu'il m'aime.
- Je crois que Youzeu se fiche qu'on l'aime. Les sentiments des autres ça n'est pas sa tasse de thé. Ce bébé ainsi que les problèmes de Gabriel qu'il doit résoudre, ça par contre, ça doit lui donner l'impression d'exister.
- Tu es sévère !