Cosmolabe
Machine mythique créée par un mathématicien alchimiste faerie pour prendre toute la mesure de l'univers. Sa conception remonterait au temps où la gracieuse Kaliya régnait sur les Grands Dragons mais elle aurait à présent complètement disparu.
La longue file de dromadaires et de chameaux avançait à un rythme régulier sous le soleil ardent. Juchée haut sur une bête par ailleurs chargée d’épices, d’étoffes, d’huile et de vin, Souffre avait passé les premiers jours du voyage à réfléchir à sa situation. Il n’y avait pas grand-chose pour perturber ses réflexions, ni chant d’oiseau, ni bourdonnement d’insecte, rien d’autre que le long cou de l'animal qui oscillait devant elle. Après des heures passées à ruminer en vain, et à revivre encore et encore la scène avec Haggi, elle était comme anesthésiée et elle n’avait même plus la force de rêvasser.
Cela faisait sept jours que, sur la recommandation de la vieille Asia, elle s’était jointe à cette caravane qui remontait vers le nord en direction du massif des Monts Pourtour. Sept jours qu’elle avait quitté le rassemblement et la tribu de Drâa sur les traces de sa grand-mère avec, pour seul bagage, une besace contenant quelques lanières de viande, des fruits secs, de la farine pour fabriquer des galettes, une tenue de rechange, du savon noir et tous ses espoirs.
Elle n’avait aucune idée de l’excuse qu’avait invoquée la conteuse pour expliquer l’incendie qui avait ravagé sa khaima et dans lequel son neveu avait péri. La doyenne lui avait confié une courte lettre de crédit dans laquelle elle s’engageait à régler tous les frais inhérents à son voyage. Souffre ne voulait pas lui être redevable mais elle avait dû se résoudre à accepter au moins cela, elle n'avait pas le temps de retourner à la tente des Masuna. Elle commençait une autre vie et elle était bien décidée à tout mettre en œuvre pour qu’elle soit meilleure que la précédente.
Pour protéger ses yeux de l’éclat du soleil sur le sable jaune, elle suivait du regard les ombres des chameaux. Quand elle leva le nez après un périple de quatre heures, les montagnes lui parurent d’un noir d’encre, par contraste. À leur pied s’étirait une vaste étendue étincelante.
« Nous y serons avant la fin du jour. C’est le Lac Salé. Tu n’as jamais rien vu de pareil… »
Souffre n’en doutait pas. Elle n’avait jamais voyagé si loin avec la tribu de Drâa, elle allait de découverte en découverte. Anella se faisait un plaisir de tout lui décrire par le menu. L’enfant était la fille du chef de la caravane, elle avait onze ans et s’était attachée à ses pas dès son arrivée. Malgré les instructions formelles de son père, qui veillait à ce qu’elle ne dérangeât pas leur hôte, elle avait le don de toujours surgir au moment où on l'attendait le moins.
« Père m’envoie te prévenir, nous n’allons pas tarder à faire une halte pour déjeuner. »
Souffre hocha la tête avec une indifférence étudiée. Elle ne tenait pas à se faire une amie de cette gamine dont elle enviait à la fois la joie de vivre et le caractère insouciant. Elle avait des recherches à effectuer et une vengeance à mener, et elle devait rester concentrée uniquement là-dessus. Le sourire d’Anella se fana sous le coup de la déception, elle tira sur les rênes de sa monture pour la faire ralentir, laissant Souffre poursuivre seule sa route. La jeune femme s’interdit de regarder en arrière. La fillette surmonterait son désappointement et finirait par revenir à la charge, comme chaque jour depuis le début de leur voyage.
Ils pénétrèrent bientôt dans une minuscule oasis, passant sous le couvert des palmiers, des hibiscus et des lauriers roses qui les couvrirent d'ombres colorées et parfumées. Une toile légère vint compléter cet abri et les soustraire un moment à la lumière trop crue du désert. Les chameaux porteurs les dépassèrent, charriant plus loin bagages et tentes afin qu’ils trouvent le camp déjà monté en arrivant à l’étape de nuit, au bord du Lac Salé. Écrasée par la chaleur, Souffre tira maladroitement sur son col pour permettre à un mince souffle d’air de sécher sa peau moite.
« Oh, c’est un arbre de vie ? Il y en a plein qui poussent au bord du lac. »
Anella, encore ! Souffre retint un soupir exaspéré et leva vers la fillette un regard las. Penchée sur elle, l'enfant observait avec attention le tatouage de couleur rouille que révélait l’échancrure du tissu à la naissance de son omoplate. Occupée à étaler des vivres sur une natte, sa mère s'interrompit sans chercher à dissimuler sa curiosité. Gênée, Souffre décocha un coup d'œil assassin à Anella et resserra le vêtement autour d’elle avant de se décider à l’interroger.
« Ah oui ? Et c’est quoi un arbre de vie, au juste ? »
Elle n’avait pas plutôt posé sa question qu’Anella se laissait tomber à ses côtés, affichant un sourire radieux. Souffre serra les dents, elle s’était fait avoir comme une débutante mais toute information était bonne à prendre, aussi ouvrit-elle grand ses oreilles.
« C'est une légende de la région. Le Lac Salé est une étendue d’eau sans écoulement si bien que, quand elle s'évapore, elle laisse un important dépôt de sel à la surface. La végétation est rare à cause de ça. On ne trouve que des algues et des pousses de mesquite. »
Elle se tut, comme si ces quelques mots avaient suffi à tout expliquer. Souffre la dévisagea en haussant un sourcil ironique et la fillette prit un air docte, ce qui donna à la jeune femme l'envie de lui enfoncer la tête dans le sable. Quelle petite peste ! Anella leva un index sentencieux.
« Les racines du mesquite peuvent puiser l’eau sous terre jusqu’à trente mètres de profondeur.
— Je vois, et c’est pour ça qu’on l’appelle l’arbre de vie ?
— En partie, mais pas seulement. La légende raconte qu'une femme possédée par un djinn endormi aurait eu, à sa mort, la faculté de se réincarner en une créature fabuleuse grâce à la sève du mesquite. »
Souffre l’observa, amusée. De toute évidence, il s’agissait d’un conte pour enfants et Anella était encore à l'âge où l’on adhère aisément à ce genre d’histoires. Elle demanda sans chercher à retenir un ricanement moqueur :
« Et tu y crois ? Sérieusement ? Quelle créature pourrait naître de la sève d'un arbuste ?! Une dryade desséchée ? »
Sa remarque lui valut un regard désapprobateur de la mère d’Anella. Elle l'ignora avec indifférence. L’enfant parut confuse et Souffre savoura cette mesquine petite vengeance.
« Je ne sais pas mais... Imagine que ce soit vrai ! Ne serait-ce pas extraordinaire ?
— Peut-être mais je n'y crois pas une seule seconde, pas plus qu'au Yeh-teh ou aux cosmolabes faeries. D'ailleurs, ne penses-tu pas que la réincarnation viendrait plus du djinn que du mesquite ? »
Souffre gloussa en levant les yeux au ciel et commença tranquillement son repas. L’expression boudeuse d’Anella disait assez combien elle était vexée. Elle y regarderait désormais à deux fois avant de faire sa mademoiselle-je-sais-tout.
Puis la lente marche en direction de l’horizon tremblant de chaleur reprit, morne et solitaire, les yeux voilés d’ennui et l’esprit engourdi. Lorsqu’ils atteignirent enfin le lac, les chameaux, débarrassés de leur lourde charge, déambulaient autour du camp. Les tentes avaient été dressées pour la nuit selon un schéma immuable, les lueurs des feux dansaient dans la pénombre naissante et la taguella cuisait déjà sous la cendre. Sa monture connaissait le chemin, elle la déposa devant sa khaima, s’agenouillant avec docilité. Souffre en descendit, les jambes si engourdies qu’elle dut retenir un gémissement de douleur. Il lui fallut faire quelques pas avant de retrouver toute sa souplesse.
Le soleil baissait rapidement. Il finit par s’éteindre tout à fait et le froid tomba en même temps que la nuit. Il y eut des cris de protestation et les baigneurs, qui flottaient avec indolence dans les eaux trop salées, en sortirent précipitamment pour se couvrir. La jeune femme resserra sa robe de voyage sur ses épaules, soulagée d’être enfin arrivée à destination. À chaque jour suffisait sa peine. Le gros de la caravane s’installa en cercle autour des feux de branches mais malgré le froid, Souffre s’éloigna un moment. Elle avait besoin de marcher.
Aux premiers abords du lac se trouvaient d’immenses surfaces planes recouvertes de sel. Terre brûlée, arbustes rabougris, le spectacle était pour le moins curieux, même aux yeux d’une fille habituée aux étendues désertiques. Souffre reconnut sans peine les pousses de mesquite dont lui avait parlé Anella et qu'elle voyait pour la première fois. Leurs rameaux étaient hérissés d’épines et de longues feuilles étroites, de couleur vert clair. Sur certains des plants, de petites grappes sèches d'aspect mousseux finissaient de faner. La fillette avait raison : bien que stylisé à l'image de l'emblème de la tribu de Drâa, le tatouage qu’elle portait sur l’épaule leur ressemblait fort.
Elle déambula longtemps, plus qu’elle ne l’avait escompté. Ghanim lui manquait. Elle songeait à Dasin. La vieille Asia semblait sûre d'elle : lorsque sa grand-mère avait fui le rassemblement et les tribus, elle avait pris la direction des Monts Pourtour. Si elle les avait atteints, elle était passée par le Lac Salé. Souffre se demandait ce qu'elle avait pu ressentir à la vue de ce paysage lunaire. L’avait-il renvoyée à l’aridité de sa solitude ? Meurtrie, salie, bannie enfin, elle avait dû toucher le fond. Plus que jamais en longeant la berge, la jeune femme avait le sentiment de marcher dans ses pas et tout compte fait, elle était plutôt contente de ne pas avoir à partager ce moment avec qui que ce soit.
Quand elle regagna le camp, l'obscurité était tombée. Un groupe de chanteurs s’étaient détachés du cercle de nomades et se balançaient autour d’un vieil homme qui jouait de la musette. L’air était ancien et lancinant, il s’élevait en gémissant et allait se perdre dans le silence du désert. Émue malgré elle, tant par sa randonnée solitaire que par la déchirante mélodie, elle récupéra sa part de taguella et s’installa une fois de plus à l’écart.
Au matin, son humeur s’était quelque peu allégée, malgré les cauchemars récurrents causés par l'agression qu'elle avait subie. Son voyage touchait à sa fin et elle avait hâte d’atteindre la citadelle du Mont Vertu, où elle avait le secret espoir de recueillir des informations concernant Dasin. Résidence d’été du cardinal de Montería, c’était, d'après ce qu'on lui avait raconté, bien plus qu’une forteresse isolée. Le haut mur d’enceinte abritait un véritable village dont le marché était réputé incontournable. Souffre s’étira avec volupté, se débarbouilla rapidement et passa des vêtements de laine blanche. Elle sortit en clignant des yeux face au soleil. À sa grande surprise, son pied buta contre un obstacle inattendu et elle faillit s’étaler de tout son long.
Elle poussa un juron sonore et se retint de justesse à un piquet de la tente qui oscilla dangereusement. Attrapant ses orteils douloureux avec une grimace, elle sautilla sur place sur son pied valide en maudissant le démon qui lui avait joué ce vilain tour. Ses yeux tombèrent sur lui, le responsable de sa presque chute. Il s’agissait d’un pot de fleurs d’une vingtaine de centimètres de diamètre, à l’intérieur duquel se trouvait un résidu de plante fanée qui faisait peine à voir. Souffre haussa un sourcil. Qu’est-ce que c’était que ça et qu’est-ce que ça faisait là ? Depuis quand le seuil de sa tente servait-il de dépotoir au reste du camp ?
Prise d’un affreux pressentiment, elle plissa les yeux d'un air méfiant et s’accroupit devant le pot pour détailler son contenu. Le plant était tout mou, il ne tenait plus debout. Pourtant, elle n’eut aucun mal à reconnaître les feuilles, caractéristiques. C’était une pousse de mesquite. L'amertume s’empara d’elle et, l’espace d’une seconde, elle crut être revenue au sein de la tribu de Drâa, quand tout le monde se moquait d’elle à la moindre occasion et de mille et une façons. Elle avait espéré que les choses seraient différentes, et elles l'avaient été, d'une certaine manière. Les gens s'étaient montrés plutôt bienveillants à son égard jusqu'ici, mais peut-être son comportement désagréable envers la petite Anella n'était-il pas pour rien dans ce changement d'attitude.
Elle serra les dents et releva les yeux à la recherche du coupable. Il ne faisait aucun doute que ce minable cadeau faisait suite à la conversation qu’elle avait eue la veille avec la fillette, mais elle ne pensait pas l’enfant assez mesquine pour ça. Elle resta figée un moment. La rancœur faisait battre son cœur à coups redoublés et ravivait sa haine de l’autre, de tous les autres. Les traits tendus à l’extrême, elle fixait les feuilles flétries et les branches ramollies d'un regard noir. N’y aurait-il donc toujours pour elle que bassesse et mesquinerie ? Elle n’avait qu’une envie : soulever le pot au-dessus de sa tête et l’envoyer se fracasser au loin. Elle inspira à fond, bien décidée à ne pas leur faire ce plaisir.
Elle se redressa plutôt avec un sourire forcé destiné à celui ou celle qui ne manquait pas d’observer sa réaction. Il était certain qu'on avait cherché à se moquer d'elle en lui offrant cette plante mais elle se trouvait somme toute quelques points communs avec elle. Elles étaient toutes deux d’aspect négligé et l’envie de lutter était bien près de les quitter. Si elle réussissait à la préserver, peut-être se sauverait-elle aussi elle-même, comme un pied de nez au destin ? La légende racontée par Anella lui revint alors à l'esprit mais elle la repoussa, c'était n'importe quoi.
Elle prit sa décision sur un coup de tête : elle emporterait cette plante et elle leur monterait à tous de quel bois elle était faite ! Sa résolution raffermie, elle se mit en quête de branches suffisamment droites et solides pour servir de tuteurs. Elle se hâtait, elle ne devait surtout pas sauter le petit-déjeuner, encore moins le déjeuner. Lorsqu’elle quitterait la caravane au Mont Vertu, elle serait seule et sans un sou en poche. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle ferait, ni de quand elle pourrait s'offrir son prochain vrai repas. Elle redressa le pied de mesquite tant bien que mal en le fixant aux bâtons avec des morceaux de laine, l’arrosa avec l’eau du broc réservée à sa toilette, dont elle n'aurait de toute façon pas besoin, et le mit à l’abri sous sa tente.
Ce n’était pas un pot en terre cuite comme les affectionnaient les sédentaires dans les cités, plutôt une sorte de panier rond et étanche qu’on avait recouvert de laine colorée. S’il n’y avait eu la pousse fanée à l’intérieur, Souffre aurait pu trouver ça joli. Il était même muni d’une anse en coton blanc tressé pour le transport, c'était parfait. Elle hocha la tête d'un air satisfait, puis elle rejoignit ses compagnons comme si de rien n’était.
Le soleil s'élevait tout juste au-dessus de l'horizon quand ils se remirent en route. La joie et la bonne humeur présidaient à la dernière partie du voyage. Les caravanes qui traversaient la Vallée du Vent jusqu’au Mont Vertu étaient rares. L’accueil qui leur était réservé s'apparentait à une véritable fête. Les nomades le savaient et ils anticipaient sur les plaisirs à venir. Ils longèrent le Lac Salé avant d’entamer l’ascension vers le sommet de la colline et l'énorme citadelle qui la dominait. La route étroite serpentait, gravissant la pente à travers des bosquets rachitiques et des broussailles épineuses. Bien qu’ils aient quitté le désert, la région restait aride.
Lorsqu’une haute silhouette se dessina à l’angle de son champ de vision, Souffre tourna la tête avec surprise. Un dromadaire rattrapait le sien et adoptait le même rythme lent pour cheminer à ses côtés. Elle fronça les sourcils, agacée. Dès son arrivée au sein de la caravane, elle s’était appliquée à décourager toute tentative de rapprochement et elle excellait dans cet exercice. En dehors de la jeune Anella, nul n’avait fait mine de s’intéresser à elle de tout le trajet.
« Tu emportes un souvenir ? »
C’était la mère d’Anella. Du menton, elle désignait la pousse de mesquite mal en point dans son pot chamarré. Souffre l’avait accrochée à sa selle, bas sur le flanc de l’animal pour éviter de l'exposer trop directement aux rayons du soleil. La jeune femme serra les dents et plissa les yeux de suspicion.
« Un cadeau ne se refuse pas, c’est ce que l’on m’a enseigné. Quelqu’un l’avait déposé à l’entrée de ma khaima, j’ai bien failli le piétiner en sortant ce matin. C'eut été dommage, j’ai trouvé ça adorable et je soupçonne d’ailleurs Anella d’en être l’auteur. Cela lui ressemble bien. Il faudra que je songe à la remercier et à lui retourner son geste. »
Elle ne s'était jamais exprimée aussi longuement depuis qu'elle avait rejoint la caravane. Bien qu’elle ne pensât pas un traître mot de ce qu’elle était en train de dire, elle s’appliquait à conserver un ton calme et avenant mais elle ne quittait pas la femme des yeux. Si la mère réussit à donner le change à la mention de sa fille, tous ses traits se tendirent à la menace implicite contenue dans les paroles de Souffre. Elle ne désirait rien moins que mettre sa petite princesse en danger et elle avait l’air de croire son hôte capable du pire.
Cette dernière afficha un sourire sardonique. Elle n'aurait jamais fait le moindre mal à Anella mais sa mère n’avait pas besoin de le savoir. Mieux valait qu’elle continue de la voir comme une fille maussade et renfrognée, le cœur rongé par l’amertume. Souffre refusait de s’attacher à qui que ce soit, cela la rendrait trop vulnérable et elle n’avait pas besoin de ça. Elle poursuivit sur le même ton amène.
« Je prendrai grand soin de cette plante, j’en fais le serment. Peut-être survivra-t-elle, qui sait ? »
Sans lui laisser le temps de rétorquer quoi que ce soit, elle tacla les flancs de sa monture et planta là la mère d’Anella.