La vertu des sots

Coureur des sables

Indéniablement la créature la plus rapide des étendues désertiques de la Vallée du Vent, le coureur des sables est un mammifère à quatre pattes qui vit en meutes menées par un mâle et une femelle dominants. D'une intelligence redoutable, il est capable d'élaborer des stratégies de chasse efficaces pour venir à bout de grosses proies, y compris les Hommes.


 

« Seigneur, pardonne-nous nos offenses... »

A ces mots, Souffre sursauta d’effroi. La vieille Asia se dressait au-dessus d'elle, à quelques pas à peine. Elle ne lui avait jamais paru aussi frêle, elle semblait prête à défaillir. Les yeux pleins de larmes, elle fixait son petit-neveu en tremblant de la tête aux pieds. Tétanisée, Souffre attendit qu’elle se mette à hurler, au lieu de quoi la conteuse laissa courir son regard sous la tente avant de faire deux pas en direction d’un banc recouvert de coussins. Elle vacilla et tendit une main éperdue vers Souffre qui se précipita pour la soutenir. Elle l’aida à atteindre le siège sur lequel la conteuse s’affala, les yeux braqués sur le jeune homme qui gisait à ses pieds.

« J’ai toujours su que la malédiction de Feriel s’étendrait à la tribu de Zuni... »

Seul le silence lui répondit. Les genoux en coton, Souffre s’était laissée tomber à ses côtés et toute l’horreur de son geste lui éclatait au visage. Elle venait de tuer un homme ! La peur des conséquences le disputait à une colère bien légitime. S’il ne l’avait pas agressée, il serait toujours en vie mais elle était persuadée que nul ne verrait les choses de son point de vue. Elle devait fuir la Vallée du Vent et mettre le plus de distance possible entre elle et ceux qui ne tarderaient pas à la poursuivre. Elle jeta un coup d’œil en biais à la vieille femme. Sous le choc, elle ne songeait même pas à donner l’alerte, c’était le moment où jamais d’en profiter.

Malgré l’urgence de la situation, Souffre hésitait. La conteuse se balançait d’avant en arrière comme un jouet mécanique, au rythme de sa respiration saccadée. À la voir ainsi, un long frisson lui remonta le long de la colonne vertébrale. Elle aurait préféré de loin qu'Asia dise quelque chose mais elle n'en faisait rien, pas un mot. Elle n'avait même pas l'air de remarquer sa présence, oscillant juste en silence. La jeune femme avait bien conscience qu’elle n’aurait sans doute pas d’autre possibilité de s’échapper mais elle était venue lui parler, exiger des explications et elle en avait enfin l’occasion.

La terreur fut néanmoins plus forte que ses interrogations. Elle se remit maladroitement debout et entreprit de reculer avec lenteur jusqu'à l'entrée de la tente. Le mouvement, aussi furtif soit-il, fit réagir la doyenne et la sortit de sa transe. Elle détourna son regard du cadavre étendu à ses pieds et leva une main pour l'arrêter.

« Reste ! La fête bat son plein pour un moment encore, tu auras largement le temps de filer comme un coureur des sables. Tout cela est ma faute, non la tienne. Mon fils m’avait pourtant prévenue. Il a essayé de me faire taire hier soir mais je ne l’ai pas écouté. La culpabilité finira par m'étouffer pour de bon... Il prétend que certains secrets doivent rester enfouis, que je vais apporter le malheur sur notre tribu, mais il est temps que tu saches. »

Sortie de sa prostration, la vieille femme secouait tristement la tête. Elle parlait d’une voix atone, sans vie. Elle se considérait comme responsable de la mort de son petit-neveu et Souffre sentit sa colère refluer, remplacée par une peine profonde. Elle aurait voulu lui dire qu’elle n’y était pour rien, qu’il était le seul à blâmer pour ce qui lui était arrivé, mais cela lui était impossible. Elle fit un pas à l’extérieur pour guetter une éventuelle présence puis, rassurée, revint s’agenouiller devant la conteuse. Cette dernière sortit un mouchoir en tissu de sa poche pour essuyer ses joues avec application.

« Les hommes de la tribu de Zuni ont toujours été faibles, incapables de résister aux charmes d’une jolie femme... Mon frère Idir ne dérogeait pas à la règle. Il était mon cadet, de moins d’une année, dix mois à peine. Il aimait profondément Feriel, tu peux me croire, mais la beauté sombre de Dasin l’attirait comme un aimant. Il fallait qu’il l’ait, qu’il la possède corps et âme. Elle n’a pourtant jamais rien fait pour l’encourager, au contraire. Consciente de ce qu’elle suscitait en lui, elle avait fini par se résoudre à l’éviter autant que possible. »

Souffre avait cessé de respirer à la mention de sa grand-mère. Ses yeux noirs fixaient la doyenne avec intensité. Ainsi, c’était vrai, c’était bien l’histoire de sa famille qu’elle avait racontée la veille. La vieille femme avait pris ses mains dans les siennes et elle s’y accrochait comme à une bouée de sauvetage, le regard vide, plongée dans ses souvenirs.

« Je le connaissais par cœur, nous avions grandi ensemble comme des jumeaux. J'ai essayé de l'en détourner, je l'ai supplié de ne pas tout gâcher, sa vie, celle de Feriel et les nôtres. En vain, c'était plus fort que lui. Lorsque le scandale a éclaté, je l’ai harcelé de questions mais ce n’est qu’après le départ de Dasin et Feriel que j’ai réussi à lui extorquer la vérité. C'était grave, je ne pouvais pas garder cela pour moi alors je suis allée la rapporter à mon père. Il m'a interdit d’en parler à qui que ce soit. J’étais jeune, j’ai obéi. »

Souffre sentait son cœur battre follement dans sa poitrine. Elle aurait eu des dizaines de questions mais elle n’osait plus faire un geste ni proférer le moindre son, de crainte que la vieille ne se taise définitivement. Toute sa vie, elle avait attendu ces révélations sur sa famille et sa propre histoire alors maintenant que le voile commençait à se soulever, elle désirait mettre à jour la vérité. Elle avait besoin de savoir, de comprendre, et ce qu’elle découvrait ne cessait de la stupéfier. Idir était son grand-père, ce qui faisait de la conteuse sa grand-tante et du jeune homme qui l’avait agressée et qu’elle venait de tuer... un cousin !

Souffre se mordit la joue d’une canine nerveuse. Egarée dans ses douloureux souvenirs, la doyenne fixait à nouveau le corps sans vie. Le temps filait, elle la relança à mi-voix.

« Et quelle était-elle, cette vérité ? »

Asia laissa échapper un profond soupir et redressa le menton jusqu’à ce que leurs regards se croisent. Encore aujourd’hui, après toutes ces années et bien que les personnes concernées aient disparu depuis longtemps, les mots avaient du mal à franchir ses lèvres. Mais s’il lui fallait les prononcer, elle était résolue à le faire la tête haute. Sa famille et la tribu de Zuni entière avaient montré une terrible lâcheté en taisant la vérité, il était temps de l’assumer.

« Dasin ne l’a pas séduite, il l’a forcée. »

Engourdie par cette révélation, Souffre n’eut pas la moindre réaction. Le silence s’éternisa entre elles, devint de plus en plus pesant. Les répercussions du mutisme d’Asia et de sa famille étaient innombrables et elles avaient impacté tant d’innocents. Outre le fait d’avoir été violée par le fiancé de sa meilleure amie, Dasin avait été injustement maudite et bannie de son propre clan, voire de la Vallée du Vent. La malédiction de Feriel s’était avérée d’une efficacité redoutable : l’enfant de Dasin et Idir avait vécu en paria au sein de sa tribu maternelle puis ça avait été son tour à elle, Souffre. En comptant Feriel, cela faisait quatre existences gâchées par la faute des pulsions d’un seul homme !

La colère envahit son cœur et elle ne tenta pas de la repousser. Elle courait dans ses veines, charriant la haine, le mépris, le dégoût de cet indigne géniteur et de sa sœur Asia, leur famille, leur clan tout entier qui avait couvert Idir durant tant d’années. Les regrets de la vieille femme venaient beaucoup trop tard et Souffre estimait que la mort de son petit-neveu pouvait effectivement lui être en partie imputée car taire la dépravation des hommes de la tribu de Zuni n'avait fait qu'encourager Haggi à s'y laisser aller.

Ce n’est que lorsque ses poumons furent prêts à exploser qu’elle réalisa qu’elle avait cessé de respirer sous l'effet de la rage. Elle se redressa soudain comme un démon hors de sa boîte, les yeux lançant des éclairs. Effrayée par son expression menaçante, la conteuse eut un léger mouvement de recul. Dressée devant elle, les poings serrés, Souffre réussit à juguler sa colère. Il lui manquait certaines réponses et elle était déterminée à les obtenir.

« Pourquoi Dasin n’a-t-elle rien dit ? Pourquoi ne s’est-elle pas défendue ? Pourquoi ne l’a-t-elle pas dénoncé ? C’est sur lui que la malédiction de Feriel aurait dû s’abattre !

— J’imagine que la honte l'a empêchée de parler et qu’elle a pensé que personne ne la croirait. Il aurait nié bien sûr, c’était sa parole contre la sienne. Et puis peut-être a-t-elle aussi cherché à protéger Feriel, d’une certaine manière... Mais il a payé pour son acte, je t’assure. Il a perdu celle qu’il aimait, il était pétri de remords et il s’est donné la mort quelques jours plus tard. »

Ulcérée, Souffre écarquilla les yeux et grinça des dents.

« Parce que vous appelez ça payer ? Son seul remord était probablement de s’être fait prendre, oui ! En définitive, il est mort comme il avait vécu, comme un lâche, en laissant des innocents trinquer à sa place, et avec la complicité de toute sa tribu. »

Elle recula d’un pas pour s’écarter d’Asia tant son contact lui répugnait. La doyenne avait perdu toute couleur mais, submergée de fureur, la jeune femme lui crachait son venin au visage, de la même manière qu’elle l’aurait fait avec son grand-père s’il s’était tenu en face d'elle. Elle avait envie de hurler, de frapper la conteuse jusqu’à épuisement pour étouffer ce terrible sentiment d’injustice qui l’oppressait. Chaque fibre de son être criait vengeance, elle luttait pour se maîtriser.

« Je donnerai tout ce que j’ai pour revenir en arrière, Souffre, sois-en sûre, mais c’est impossible. Il est trop tard, pour ton père comme pour ta grand-mère, bien que personne ne sache ce qu’elle est devenue après son départ pour les Monts Pourtour... En revanche, il est encore temps pour toi ! Quitte la Vallée du Vent, il n’y aura jamais rien de bon pour toi, ici. Pars sur ses traces, ou sur celles de Feriel. Rétablis la vérité et l’honneur de ta famille, fais lever la malédiction et sois heureuse ! »

Souffre secoua la tête avec incrédulité, elle n’arrivait pas à croire à ce qu’elle entendait. Prétendument bourrelée de remords, la vieille Asia ne cherchait qu’à écarter de sa vue la source de son tourment, alors même que cette dernière venait de tuer l'un de ses proches sous ses yeux. L’orpheline ne constituait de toute évidence qu’un éternel rappel d’événements qu’elle aurait préféré enfouir au fond de son être et oublier à jamais. La mort de Haggi ne représentait-elle rien ?

Soudain épuisée par les émotions chaotiques et contradictoires qui bouillonnaient en elle, la jeune femme sentit une sorte de léthargie l’envahir. Un engourdissement bienvenu, comme si les dernières paroles prononcées l'avaient coupée de tout sentiment. Peu à peu, ses muscles se détendirent, ses mâchoires se décrispèrent et elle retrouva une respiration presque normale. Après tout, si la conteuse elle-même se fichait de son petit-neveu, pourquoi Souffre en aurait-elle eu quelque chose à faire ? Le jeune homme ne lui avait jamais attiré que des ennuis.

« Les Monts Pourtour ? »

Partir sur les traces de Dasin... Souffre réprima un frisson. C'était une perspective aussi tentante que terrifiante. Elle avait passé toute sa vie au sein des tribus, elle avait bien du mal à s'imaginer seule en territoire inconnu. Le désert de la Vallée du Vent étirait ses terres arides des Montagnes Cristallines, ainsi nommées en référence aux prétendus esprits qui peuplaient la région, jusqu'au pied du massif des Monts Pourtour. C’était une chaîne de basse altitude, contrée des prêtres de Ob, où l'inquisition veillait jalousement à l’application stricte de la doctrine. Le dernier endroit où elle avait envie d'aller !

« Comment puis-je espérer retrouver sa trace après toutes ces années ? »

Soulagée de voir Souffre revenir à de meilleures dispositions, la doyenne abandonna sa posture défensive. Les yeux vagues, elle réfléchit un moment puis reprit d’une voix hésitante.

« Tu lui ressembles beaucoup, c’était une très belle femme. Je suis sûre qu’une native de la Vallée du Vent, avec ses cheveux de jais, ses prunelles sombres et sa peau ambrée, n’a pas pu passer inaperçue là-bas. Rares sont ceux d’entre nous qui s’aventurent aussi loin sur les terres du Saint-Office... »

Souffre dévisagea fixement la conteuse. Ses mots faisaient écho à d'autres, mais il lui fallut un moment pour se souvenir dans quelles circonstances elle les avait entendus. L'inquisiteur, deux soirs plus tôt. C'est étonnant comme tu lui ressembles, lui avait-il dit. Était-il possible qu'il ait songé à Dasin, qu'il l'ait rencontrée dans un lointain passé ? Une question qui resterait probablement sans réponse. Elle secoua la tête. Asia poursuivait, sans se rendre compte de son trouble.

« Si je me souviens bien, elle portait également un tatouage sur la face interne de l’avant-bras, une pousse de mesquite. C'est l'emblème de la tribu de Drâa, mais je n'ai jamais compris pourquoi elle se l'était fait tatouer... »

Souffre haussa un sourcil surpris puis elle rassembla sa lourde chevelure en chignon pour dégager sa nuque, tira sur le col de sa tunique et se tourna à demi. La naissance de son omoplate droite apparut alors, révélant à Asia la présence d’une marque similaire. Les yeux de la conteuse s'écarquillèrent.

« Ton père le portait aussi mais... Comment se fait-il que... Qui ? »

Souffre haussa les épaules en rajustant son châle. Elle n'en avait pas la moindre idée. Ghanim lui avait raconté qu'elle avait été tatouée quand elle n'était qu'un nourrisson, à l'insu des Masuna, mais que nul n'avait jamais su par qui ni pourquoi.

Des détonations retentirent à ce moment-là. Au-dessus des eaux sombres du lac, les lanternes avaient disparu au profit de flashs colorés qui illuminaient la nuit étoilée. C’était le feu d’artifice qui marquait la fin de la première partie de la soirée. Les plus âgés allaient regagner leurs tentes, abandonnant les lieux de la fête aux excès de la jeunesse. Les deux femmes échangèrent un regard appuyé, le temps avait passé sans qu’elles s’en rendent compte. Asia hocha la tête d’un air grave et se leva avec maladresse. Le sol vibrait sous leurs pieds et à chaque explosion, l’écho se propageait jusqu’à l’autre bout du camp.

« Tu dois t’en aller, maintenant, c’est mieux ainsi...

— Mais ils se lanceront à ma poursuite dès qu’ils trouveront le corps !

— Je te l’ai dit, il est temps pour moi d’assumer enfin mes responsabilités et de réparer le mal que j’ai fait, au moins en partie. Haggi n'était pas une bonne personne. Tout comme Idir, il avait ce sentiment d'impunité qui le poussait à des agissements devenus intolérables. J'avais essayé de lui en parler. En vain, il ne me prenait pas au sérieux, malheureusement. »

D’une démarche claudicante, Asia s’avança vers le cadavre de son petit-neveu auprès duquel elle s’agenouilla en grimaçant. Les lèvres serrées et les yeux noyés de larmes, elle l’observa un instant avant d’arracher la tige de fer plantée dans son œil. Sous le regard horrifié de Souffre, le sang se mit à sourdre de la blessure, remplit la cavité optique mutilée et finit par déborder le long de la tempe du jeune homme. Elle plaqua vivement la main sur sa bouche pour retenir un haut-le-cœur et se détourna.

À l’inverse, la conteuse semblait incapable de le quitter des yeux. Elle lâcha le piquet d’un geste négligent, lui caressa la joue d’un doigt tremblant, se pencha pour lui baiser le front. Elle murmura une prière pour le salut de son âme puis quêta l’assistance de la jeune femme pour se remettre debout. Après quoi elle se dirigea vers une malle en cuir et en sortit une flasque d’huile dont elle s’appliqua à répandre le contenu dans la tente. Les bras ballants, Souffre l’avait jusque-là observée sans rien dire mais elle comprit enfin ce qu’elle avait l’intention de faire.

« Rassure-toi, ils seront bien trop occupés à éviter la propagation des flammes à tout le campement. Ils ne le trouveront pas avant un bon moment et même alors, ils auront bien du mal à déterminer la cause réelle de sa mort. »

En mettant le feu à sa khaima, la doyenne effacerait certes toute trace de son crime mais, ce faisant, elle renoncerait aussi à ses possessions et elle courrait surtout le risque de voir le brasier se répandre aux tentes environnantes. Elle y comptait au demeurant, pour permettre à la jeune femme de prendre la fuite. Horrifiée à la perspective des dégâts occasionnés, Souffre ouvrit la bouche pour l’arrêter avant de réaliser que le reste de son existence était en jeu. Asia lui offrait l’opportunité de tout effacer et de recommencer ailleurs. L’espace d’une seconde, elle rêva à une vie meilleure, différente de celle qu’elle avait vécue dans la Vallée du Vent.

Puis elle songea à sa grand-mère et à son père, à ce qu’on leur avait fait subir, à ce qu’elle-même avait subi au fil des années et la réalité la rattrapa. La vieille femme aurait beau faire, elle ne gommerait pas les souffrances engendrées par son silence, celui de sa famille et de sa tribu. Son regard se durcit, une partie d’elle s’obstinait à crier vengeance.

« C’est maintenant ou jamais, ma belle... Une fois que les premières flammes auront jailli, ils arriveront de tous les côtés ! »

Souffre hocha la tête sans un mot. Une détermination nouvelle se lisait sur ses traits. Oui, elle quitterait la Vallée du Vent, elle se mettrait en quête de ce qu’il était advenu de Dasin, elle retrouverait la trace de Feriel ou peut-être de ses descendants, et elle se débarrasserait de cette satanée malédiction une bonne fois pour toutes. Après quoi elle reviendrait et alors ils verraient de quoi elle était capable…

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