L'arrosoir d'or

 

Le matin s’était levé sur un village aux paupières lourdes. On n’y dormait plus, ou alors d’un œil, et encore, l’œil en question clignait nerveusement.

Les corbeaux, eux, se frottaient les ailes : la peur engraisse les charognes.

Et sous les toits pointus, dans les caves aux relents d’humidité, dans les silences trop longs, les villageois attendaient. Quelque chose, n’importe quoi, un signe, une échappatoire, un miracle.

Même un charlatan ferait l’affaire.

Et le charlatan arriva.

Cléandre fendit la brume de midi vêtu d’un manteau plus long que la vérité et d’un chapeau qui tenait à la fois du champignon et de l’injure au bon goût.

Il marchait au ralenti. Personne ne lui avait demandé, il le faisait quand même, chaque pas précédé d’une pause pleine de mystère.

Derrière lui, Miranda trottinait, les bras croisés sur un tablier plus blanc que sincère, les bottines dociles et le sourire candide vissé au visage. L’ingénuité trottait à l’ombre du cabotin, l’innocence escortait la supercherie en toute bonne foi.

— Villageois ! tonna Cléandre sans se presser.

Sa voix résonna contre les murs calcinés, fit sursauter deux chats et une grand-mère.

— J’ai une annonce à faire. Une grande. Une renversante. Une qui pourrait, disons... vous sauver la vie.

À ces mots, quelques têtes émergèrent des huis clos, prudentes, à peine croyantes.

Un vieil homme cracha dans la poussière. Une femme serra contre elle une casserole vide. Et le forgeron, qui avait vu des choses, plissa les yeux et s’apprêta à en voir d’autres.

Cléandre sortit de son baluchon un objet qui aurait dû rester caché au fond d’un puits : un arrosoir vert pomme, bosselé, orné de plumes, d’étoffes et de ce qui semblait être un hareng sec.

— Voici l’Arrosoir des Veilleuses ! dit-il en le brandissant au ciel.

Un silence tomba, long et malpoli. Miranda se mordit la lèvre pour ne pas rire.

— Par les Sceaux du Darbounude, j’ai obtenu de très haut, très haut, le secret d’une protection absolue contre les créatures... qui vous veulent du mal.

Il fit une pause, le regard brillant, puis ajouta :

— Cette défense céleste a un prix : chaque nuit, une pièce d’or dans l’arrosoir. Pas une de moins. Sinon... eh bien, sinon, c’est le retour des rugissements, des griffes et du mobilier brisé.

Il balaya l’assemblée d’un œil satisfait.

Il savait.

Ils savaient.

Tant que la peur tenait le pinceau, il n’y avait nul besoin de vérité pour peindre le tableau.

Ils franchirent la grande rue sous les regards obliques des villageois. Les volets ne claquaient plus : ils palpitaient. Une seule rumeur avait suffi à ramener la lumière aux fenêtres. On disait qu’un homme savait. On disait qu’un homme venait. Et le voilà : manteau soulevé par le vent pareil au rideau avant l’entrée en scène.

Cléandre s’arrêta au centre de la place, leva lentement la tête car l’art de prendre son temps était une langue qu’il parlait couramment. Puis, il abattit son bâton sur les pavés avec panache.

— Habitants ! lança-t-il, la voix claire, les bras en croix, le chapeau penché en héros d’opéra. Tremblez ! Surtout, écoutez !

Il marqua une pause, le menton haut, les narines grandes ouvertes à la manière d’un cerf reniflant la gloire.

— Ce que vous affrontez n’est pas un loup. Ce n’est pas un démon. Ce n’est même pas votre belle-mère revenue d’entre les morts. C’est pire. C’est l’Innommé. L’Insaisissable. Le Grand Manegueux !

Un murmure parcourut la foule, ou plutôt le maigre rassemblement d’âmes inquiètes tapies derrière les bacs à fleurs.

— Mais rassurez-vous ! J’ai passé quinze ans dans les montagnes d'Astirac, en apprentissage auprès des serviteurs de l’arrosoir sacré. J’ai appris, souffert, transpiré. J’ai trouvé la solution. Et elle tient... ici !

Il brandit le vieil arrosoir cabossé, percé en trois endroits. Un grelot tinta misérablement.

Miranda leva les yeux au ciel. Quelque part en elle, un monstre gloussait.

La foule, sceptique et curieuse à la fois, se rapprocha lentement. Cléandre posa l’arrosoir au sol avec une grande dignité, puis fit le tour de l’objet. Il se pencha, plongea la main dedans et en ressortit une pièce d’or éclatante, qu’il fit briller à la lumière d’un soleil timide.

— La clé, mes amis, est simple. Chaque nuit, vous devez remplir cet arrosoir d’une pièce d’or. Une pièce seule suffit, pas plus, pas moins. Si vous respectez ce rituel, je vous garantis que le monstre disparaîtra. Ce n’est pas un sort, non. C’est un équilibre, un échange : l'or contre la paix.

Il s’interrompit, regarda la pièce dans sa main : il pesait l’univers tout entier dans cette petite monnaie.

— Vous voyez, il faut nourrir l’arrosoir, tout comme il faut nourrir la terre. Vous nourrissez ce qui rôde avec l’or. En retour, il vous laisse tranquilles. C’est une vieille méthode. Pratique et efficace.

Miranda, les bras toujours croisés, écoutait d’une oreille distraite. Elle se pencha légèrement et murmura à Cléandre, de façon suffisamment basse pour que seul lui l’entende :

— Tu es sûr que l’arrosoir n’est pas percé aussi pour que l’or s’échappe ?

Cléandre lui lança un regard perçant, un demi-sourire aux lèvres, et répondit tout bas, sans perdre son aplomb :

— Si l’or s’échappe, j'en ferais mon affaire.

Puis, il se redressa, ses yeux fixés sur la foule, un éclat de défi dans le regard.

— À partir de ce soir, vous remplirez tous l’arrosoir. Si le monstre revient… je serai là pour lui faire face. Si vous respectez la règle… vous n’entendrez plus le souffle sous vos portes.

Un silence pesant s’abattit sur la place. Personne ne parlait, tout le monde réfléchissait. Certains se dévisageaient, les sourcils froncés. Une pièce d’or jetée dans un vieux récipient pouvait-elle réellement être la solution à la terreur qui hantait leurs nuits ?

Cléandre, jouant son rôle jusqu’au bout, sourit largement.

— Vous êtes tous des gens raisonnables. Ce soir, vous remplirez l’arrosoir. Demain, le calme reviendra. Je vous le garantis.

La scène, aussi théâtrale qu’elle fût, se termina par des regards incertains, des murmures et aussi une promesse silencieuse d’espoir. Et Cléandre, tout sourire, s’éloigna, Miranda à ses côtés, le bras serré contre le sien.

 

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Syanelys
Posté le 08/07/2025
Oh, idée grandiose.

L'arroseur maintes fois arrosé par des histoires de vieillards qui se noient dans des étendues d'eau souhaite désormais nourrir la terre de la paix ? Avec un monstre qui glousse sous les traits de Miranda ? Serait-ce une arnaque qui profite de la détresse humaine ? Ou un pacte commercial lancé avec les corbeaux qui aiment la chair tendre et grasse ?

Non.

Cléandre est Magnanime. Son exil forcé au service de l'humanité lui a permis de partager l'artefact légendaire le plus puissant de toute la Fantasy réunie. Un arrosoir unique, un arrosoir pour les gouverner tous ! Non, mes amis, il ne sera pas forgé de plus précieux des métaux : il sera la tirelire de la révolte contre Manegueux ! Un capital sonnant et trébuchant pour délivrer le village de ce jeu morbide des Loups-Garous.

Voyez-vous, je mettrai moi aussi ma pièce sur ce Cléandre. Il dispose du mal et du remède. Il a le pouvoir. Payez tous pour le voir à l'oeuvre !

Miranda, tout va bien pour toi sinon ? Si tu as besoin de te confier entre deux nuits gourmandes, je peux tendre une oreille. Gratuitement.
ClementNobrad
Posté le 08/07/2025
Hey,

L’Arrosoir d’or a quand même réussi un sacré tour de force : renvoyer sous terre des dragons de légende. On parle de figures mythiques, ces monstres ancestraux qu’on croyait intouchables, indomptables, immortels… et qui, en deux temps trois éclaboussures, se retrouvent hors-jeu.

C’est drôle de penser que là où des héros en armure ont échoué, un simple outil doré a suffi à faire le ménage. Comme quoi, parfois, il ne faut pas un glaive enchanté,juste un jet bien placé. Smaug et consort n'ont qu'à bien se tenir.

Quant à Miranda, elle se porte comme un charme… mais ne te fie pas trop à ses airs candides. Elle n’est pas aussi naïve qu’elle en a l’air. La graine du doute est plantée, et il ne faudra pas longtemps avant qu’elle germe.

Cléandre, de son côté, pourrait bien se retrouver face à un monstre d’un tout autre genre, un que même l’Arrosoir d’or ne saurait refouler sous terre : celui de la rancœur.

A très bientôt !
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