Terreurs nocturnes

 

 
Depuis une demi-Lune, dès que le ciel virait au sang, les habitants s’enfermaient à double tour derrière leurs volets clos. Ce n’était plus la peur des soldats étrangers qui leur nouait les entrailles, ni celle des pillages ou des rires gras dans la nuit, c’était une autre terreur plus ancienne. Quelque chose rôdait. Un souffle mauvais passait entre les maisons, glissait sous les portes et laissait derrière lui des silences.
Les mères serraient leurs enfants contre elles, chuchotant des prières sans nom, les yeux fixés sur la cheminée où les flammes vacillaient, trop faibles pour chasser l’ombre. Les pères, eux, restaient debout jusqu’à l’aube, le front tendu vers l’obscur, un tisonnier dans une main, une peur muette dans l’autre. On entendait parfois un grincement, un pas qui n’était à personne, un murmure que le vent n’expliquait pas. Et toujours ce même froid, ce froid qui ne venait ni du ciel ni de la pierre, seulement d’un ailleurs plus profond, plus tordu.
Au matin, quand la brume peinait à quitter les sentiers, on découvrait parfois des restes épars dans les fossés. Des carcasses de blaireaux ou de renards, le ventre ouvert, les os broyés par une mâchoire que nul ne reconnaissait. Puis vinrent les chèvres, les chiens de garde, les bêtes de somme. Les enfants ne jouaient plus dans les prés, les bergeries sentaient la peur autant que le foin. On ne trouvait jamais de traces nettes, juste des touffes de poils, des éclaboussures sombres sur la pierre, et ce vide étrange où la vie avait été et dont même les corbeaux se détournaient.
Les nuits, désormais, vibraient de sons qu’on n’avait jamais entendus. Ce n’étaient pas les cris familiers des bêtes affolées, ni les appels rauques des hiboux : c’étaient des râles profonds, gutturaux, traînant dans les ruelles vides ; une gorge monstrueuse s’ouvrait sous terre. Parfois, on entendait le raclement de griffes sur le bois, un souffle rauque contre une lucarne et ce bruit de mâchoires qui claquent, sec, humide, terriblement vivant. Certains affirmaient entendre un sifflement, une complainte, un supplice et croyaient distinguer un mot ; Manegueux.
Les plus anciens murmuraient qu’aucun animal né sous ce ciel ne pouvait hurler ainsi. Ils parlaient d’une bête féroce, surgie de l’ombre des abysses, réveillée par la colère ou l’oubli. On n’osait plus nommer la chose. Les mots glissaient, apeurés eux aussi. Même les chiens, d’ordinaire prompts à aboyer contre le vent, se tassaient en silence, la queue basse, les yeux fuyants.
Tout le monde avait peur. L’angoisse suintait des murs, rongeait les silences, engourdissait les gestes. Tous vivaient recroquevillés, les yeux cernés, l’oreille aux aguets. Tous ? Non. Une silhouette se faufilait à travers la bourgade, fondue dans la grisaille ambiante. Un homme aux allures fatiguées, le regard bas, et à ses côtés, une petite fille aux gestes timides, qui tenait sa main.
À la taverne, Cléandre soupirait quand on soupirait, hochait la tête quand on murmurait. Il parlait peu, buvait lentement, regardait beaucoup. Miranda, quant à elle, collait ses genoux contre sa poitrine, les yeux fuyants, l’air réellement inquiète. Son silence ne sonnait pas faux. Elle n’avait pas besoin de jouer.
Ce n’était qu’une fois la porte close sur la chambre d’auberge que l’écart se dessinait. Cléandre posait son feutre avec lenteur, s’étirait comme un chat repu, et laissait tomber le masque sans effort. Son sourire revenait, effilé et joyeux. Miranda, elle, restait assise sur le lit, la mâchoire serrée, les yeux fixés sur ses mains.
— Tu trouves pas que ça empire, murmura-t-elle. On dirait qu’il y a... quelque chose qui approche.
— C’est le froid, répondit Cléandre d’un ton doux. Le froid rend tout plus effrayant. Et puis les gens aiment se faire peur, tu sais. Un rien suffit : un cri dans la nuit, une chèvre qui manque à l’appel...
Miranda ne répondit pas. Elle avait l’air de chercher quelque chose dans un recoin de sa mémoire, les sourcils froncés.
— Tu crois que... c’est moi, parfois ? demanda-t-elle à voix basse. Que je fais des choses quand je dors ? Des choses pas belles ?
— Ne dis pas de bêtises, fit Cléandre en riant doucement. Si c’était toi, je le saurais.
Miranda fixait la fenêtre. Dehors, le vent venait de se lever, secouant les volets d’un grincement plaintif.
— Tu crois que c’est un loup ? Un très gros loup ? demanda-t-elle.
Cléandre, occupé à tailler ses ongles avec la pointe d’un couteau, ne leva pas la tête.
— Si c’est un loup, il a un barbier en or. Tu as vu l’état des chèvres ? On aurait dit qu’elles avaient croisé un hachoir amoureux.
— Ou un esprit de la forêt... souffla-t-elle. Un truc ancien qui dévore les souvenirs avant de manger le reste.
— Charmant animal de compagnie. Ça mange beaucoup ?
— Ça laisse aucune trace. Juste des bouts de rien, le monde ayant oublié qu’il y avait quelque chose là. Tu crois que ça existe ?
— Oh, sûrement, fit Cléandre en inspectant ses doigts. Le monde est rempli de créatures imaginaires très réelles. Je suis moi-même à moitié escroc, à moitié légende.
— C’est pas drôle, murmura-t-elle. Y a un bruit, la nuit. Un frottement. Toujours le même. Et après, un silence... trop grand.
Cléandre releva enfin les yeux, circonspect. Miranda n'était pas sensée se rappeler des virées nocturnes, ni bruits ni silences.
— Ce silence, tu l’as entendu où ?
— Dans ma tête. Juste avant de me réveiller. Et parfois, j’ai mal aux dents.
Il étouffa un rire.
— Peut-être que tu deviens une chèvre.
— Je suis sérieuse !
— Moi aussi. Si tu commences à bêler, je t’attache au lit. C’est mon dernier mot.
Elle le fusilla du regard, sans y mettre tout son cœur. Puis elle serra ses bras autour de ses genoux, songeuse.
— Tu crois que le monstre, c’est quelqu’un d’ici ?
— Oh, c’est toujours quelqu’un d’ici, dit Cléandre en baillant. Ce sont les meilleurs monstres. Et puis, crois en ma parole d’homme intègre : demain, le monstre s’en ira. Le fruit est mûr.
Et de toute façon, je n'ai plus de poivre.
 
Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Syanelys
Posté le 07/07/2025
Mais quelle horreur ! Manegueux que ce chapitre qui porte bien son titre de terreur ! Où sont les espaces ? Pourquoi ce condensé de gourmandise nocturne ? Clem', tu ne laisses pas respirer le lecteur, tu l'étouffes sous des nuits cauchemardesques un poil trop poivrées (triple jeu de mots !).

Après... pour en revenir à Cléandre, je me suis permis de me retrouver dans un jeu qu'on évoquait récemment : les fameux loups-garous où les vilains se glissent sous des traits de villageois. Bien sûr, je n'ai pas l'ombre d'une idée quant à l'identité de la personne qui dévaste toute vie sur son passage. Pas un seul éternuement lucide ! Que s'est-il donc passé ?

Tu me diras, faire le ménage ainsi est une très belle stratégie : à toi les butins à portée de pattes ensanglantées ! Très belle "diversion" !

Le village s'endort.

P.S : À la taverne, Cléandre "soupirait" quand on "soupirait", hochait la tête quand on murmurait. -> C'est refusé. Cléandre, dans ce joli style narratif, est toujours en décalage, jamais dans l'imitation.
ClementNobrad
Posté le 08/07/2025
Hey !

Maintenant que tu mentionnes Le Loup-Garou, c’est vrai que la référence saute aux yeux ! Et pourtant, juré craché (ou du moins éternué), je n’y pensais pas consciemment en écrivant ce passage. Je voulais juste un Cléandre qui, fidèle à lui-même, transforme chaque découverte, même monstrueuse, en opportunité financière. L’envie d’aider Miranda ? Oui, oui… plus tard, après la sieste du jour.

Quant au lecteur, j’espère qu’il n’est pas dupe : le loup qui a foncé dans la bergerie n’a pas pris la peine de mettre un manteau d’agneau très convaincant.

Pour Cleandre qui soupire lorsque les autres soupirent, je trouvais la répétition drôle sur le coup. Il imite tout le monde pour mieux les duper. Mais effectivement, un autre verbe en décalage apporterait une touche d'humour supplémentaire !

A très vite !
Vous lisez