L'au-delà des mots

Par Nqadiri

L'au-delà des mots... Cet horizon lointain et tremblotant qui palpite derrière le voile des apparences. Ce point de fuite mystique vers lequel tendent tous mes poèmes, mes élans cabossés d'outre-monde.

 

Car sous l'écorce friable des vocables, dans les replis secrets de la langue, se terre un Graal invisible. Une vérité nue, aveuglante, qui excède les maigres ressources de la parole humaine. Un soleil noir dont on ne peut contempler la face sans se brûler les yeux de l'âme.

 

Écrire, n'est-ce pas s'approcher au plus près de cet indicible, tourner autour comme un papillon fou autour d'une flamme ? Cerner par les mots cette Chose sans nom qui palpite au-delà des mots ? Traquer l'Ineffable dans les anfractuosités de la syntaxe, tenter de capturer l'Insaisissable dans des rets de métaphores ?

 

Poète, funambule de l'Extrême, je tangue au bord du gouffre verbal. Me voilà pris dans cette douloureuse aporie : dire l'impossibilité de dire, parler pour mieux faire résonner le Silence abyssal qui guette sous la surface miroitante des phrases.

 

Chaque poème est une flèche décochée vers cette cible qui toujours se dérobe. Un cri jeté dans le vide, un S.O.S sémaphorique adressé à la grande nuit de l'incommunicable.

 

Mais je persiste, acharné, dément. Je m'obstine à agencer les mots en machines infernales, en pièges à Absolu. Je les presse comme des citrons noirs, j'en exprime le suc amer dans l'espoir d'y déceler une trace, un reflet lointain de cette sève divine qui coule dans les veines secrètes du langage.

 

Mon écriture avance à tâtons, se heurte sans cesse à la limite, à la faillite de sa propre impuissance. Spectacle pathétique que celui du poète entêté à capturer l'Infini dans une cage à moineaux ! Don Quichotte démantibulé luttant contre les Moulins du Rien !

 

Mais de cette tension irréductible, de cette impossibilité féconde, naît paradoxalement la seule beauté qui vaille. Car c'est dans cet écart infranchissable entre le mot et la Chose que se loge toute poésie véritable. Dans cet échec toujours recommencé à dire l'Indicible, dans ce tourment de Tantale lexical, la langue atteint sa plus haute incandescence.

 

Alors j'embrasse ma défaite, je la revendique comme mon royal blason. Je serai ce vaincu grandiose, ce naufragé splendide de l'Absolu. Celui qui n'aura eu de cesse de tendre vers cette insaisissable étoile, dût-il se consumer tout entier dans cette quête à perpétuité.

 

Je continuerai de lancer des passerelles branlantes par-dessus l'abîme, des ponts de cordes et de rimes vers l'autre rive du Réel. À tisser inlassablement des voiles de Verbe pour faire signe vers cet au-delà du langage.

 

Oh ! ne jamais atteindre ce rivage de l'Indicible, en rester à jamais séparé comme par une mer infranchissable... Mais savoir que l'essentiel est dans cette tension, ce désir inassouvi. Se consumer d'amour pour cette Jérusalem invisible dont les murailles se déroberont toujours à l'étreinte...

 

Poètes, mes frères, mes sœurs ! Soyons ces éternels éconduits de l'Absolu, ces prétendants transis patientant sous le balcon d'une Princesse Lointaine ! Qu'importe l'inaccessible, pourvu qu'on ait l'ivresse !

 

Faisons de ce manque originel, de cette incomplétude tragique, le moteur même de notre Art. Soyons les amants éternellement bafoués d'une Perfection qui se refuse. Les Sisyphe de la parole condamnés à rouler jusqu'à la nuit des temps leur rocher verbal vers des cimes qui toujours se défilent.

 

Aux confins des mots, c'est là que bat notre vrai cœur de poète. Dans cette marge étroite où le langage capitule et rend les armes. Cette lisière incertaine où la parole s'effiloche pour laisser sourdre le grand silence primordial. C'est là, et là seulement que nous touchons par défaut à une forme d'Absolu.

 

Alors osons le Grand Saut dans le vide grammatical, plongeons la tête la première dans le Néant rutilant qui s'ouvre au-delà de la page ! Quittons la terre ferme pour cingler vers le grand large ! Et advienne que pourra...

 

Voguons, voguons toujours vers ce cap inexistant ! Cette Terra Incognita par-delà les mappemondes de la raison et du langage ! Soyons ces conquistadors de l'Inconnu, ces marins ivres qui jettent par-dessus bord cartes et boussoles !

 

C'est notre destin de poète : Être toujours en partance vers cet Elseneur introuvable. En croisade mystique vers des cieux toujours plus lointains. Dussions-nous nous perdre corps et biens dans les remous de la Sémantique !

 

Ainsi lancé, vieille canaille d'inexprimable, dans une joute à mort avec mon frère le Mot. Je ne fléchirai pas, ne rendrai pas gorge. Quel panache que de périr l'arme à la main, cousu de tes flèches silencieuses ! Quelle grandeur que d'échouer toujours plus haut, toujours plus près de ton soleil noir !

 

Je tomberai sans doute, vaincu par plus fort que moi. Mais j'aurai combattu le bon combat. Celui du Verbe dressé face à son absence, de la parole trouée tendue comme un miroir sans tain vers son propre reflet.

 

Le front haut, le rire clair, j'avancerai sur le fil, toujours plus loin, toujours plus ivre. Jusqu'à ce que les mots chavirent une bonne fois, m'emportant avec eux dans une ultime et flamboyante cabriole. Et là, peut-être, dans cette chute, ce grand saut, l'espace d'un éclair... J'aurai enfin touché au but !

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