Temps volé

Par Nqadiri

Cette nuit, je l'ai volé - j'ai volé le temps. 

 

Il battait comme un cœur affolé dans mes mains tremblantes. J'ai volé les heures de mon enfance, quand les rêves montaient plus haut que l'Atlas. J'ai volé les matins où Abi peignait avec couleurs des contes sur mes yeux d’enfant. J'ai volé les après-midis où la médina résonnait de mille voix mêlées, quand les artisans ciselaient encore l'or du temps dans leurs échoppes de lumière.

 

Je cours maintenant, je cours après chaque souvenir qui s'efface. Les ruelles anciennes pleurent leurs secrets un à un. Je cours pour rattraper les derniers maâlems avant qu'ils n'emportent leur magie. Je cours pour retenir les gestes ancestraux qui s'éteignent comme des étoiles fatiguées. 

 

Où sont-ils ? Où sont nos conteurs qui savaient faire danser les djinns avec trois mots de miel ? Où sont les brodeuses qui cousaient des poèmes dans la soie des mariées ? Où est ce Maroc qui chantait dans la langue de nos grands-pères, qui priait dans le souffle de nos aïeules ? 

 

Je les cherche, je les cherche dans chaque riad qui s'écroule, dans chaque porte sculptée qu'on remplace par du métal glacial. Je cherche l'odeur du pain de mon enfance. Je cherche le rire de mon père quand il me portait à travers la kissaria illuminée. Je cherche les youyous de ma mère qui faisaient trembler les murs de joie pure. Je cherche les berceuses de ma Kika qui faisaient fleurir mes rêves. Je les cherche, je les cherche encore dans les ruelles de ma mémoire. 

 

Le Patrimoine me regarde avec des yeux de vieux lion blessé. "Tu vois", murmure-t-il, "tu vois comme ils m'oublient ? Comme ils remplacent la chaleur de mes pierres par le froid du béton ?" 

 

Je pleure. Je pleure pour nos vestiges abandonnées où les cigognes font encore leur nid. Je pleure pour les mains calleuses qui ont taillé chaque pierre de nos kasbahs. Je pleure pour la sagesse des anciens qui s'éteint dans le vacarme du présent. Je pleure pour tout ce qui meurt chaque jour sans faire de bruit. Je pleure pour les secrets perdus, les beautés fanées, les mots oubliés. 

 

Je veux me battre. Me battre pour chaque fil de nos caftans, pour chaque motif de tapis, pour chaque recette murmurée de mère en fille. Me battre pour que nos enfants héritent plus que des photos jaunies et des contes oubliés. 

 

Nos cœurs sont trop étroits pour contenir tant de splendeurs qui meurent. 

 

Je t'en supplie, mon pays, ne perds pas la mémoire de tes poètes. Je t'en supplie, ma terre, garde encore un peu la magie de nos pères. Laisse-nous le temps d'apprendre leurs chants, de mémoriser leurs gestes, de comprendre leur sagesse. 

 

Je t'en supplie, mon père, raconte-moi encore une fois les histoires d'autrefois. Je t'en supplie, ma mère, chante-moi encore les mélodies qui berçaient ton enfance. 

 

Je suis le fils de ceux qui ont peint le paradis dans nos riads. Je suis l'héritier de ceux qui ont sculpté la prière dans la pierre. 

 

Je tremble de ce désir. Mes veines charrient l'ocre des montagnes, le sel des déserts, la rage et la tendresse de mille générations. Mes larmes ont le goût des sources souterraines où s'abreuvent encore les rêves de nos pères. Je saigne de trop d'histoires inachevées, je brûle de trop d'ambitions en suspens. 

 

Que dire de plus ? Les mots chavirent devant tant de merveilles plus vieilles que moi, plus jeunes que demain. ​​ ​ ​ ​​​​​ 

 

Cette nuit, j'ai volé le temps. Et dans mes mains tremble la dernière flamme de cet instant qui s’avère éternel, alors que l'éternité elle-même n’était qu'instant. 

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