L’auberge de Château-Suif est un lieu qui m’est des plus familiers. Rien à voir avec ces bouges affreux où s’entassent des ivrognes venus se vautrer contre une paillasse infestée de puces. Ce n’est pas non plus un hôtel aux vastes chambres drapées de soie et de lin. Derrière les cloisons de chaumes soutenus par d’épais encorbellements, se trouve le seul endroit que je peux qualifier de foyer. Certes, je n’y ai qu’une petite chambre à l’étage, la même qu’occupent la plupart des visiteurs. S’il y a du passage en ce lieu, ce ne sont que des moines, magiciens, et lettrés qui y dorment le temps de leurs études ; ils sont discrets et peu envahissants. Ceux qui viennent dans la salle commune ont toujours eu le plaisir d’assister à mes pitreries ou d’écouter mes aventures. Au moins, par leur présence, je dispose d’une ouverture sur le monde. Et quand il n’y a personne, assise près du feu, j’écoute les histoires de Gorion… ou j’enquiquine le Gros-plein-de-soupe Winthrop.
Encore une fois, une pointe de culpabilité me saisit à le surnommer ainsi. Pourtant, comme pour le vieux, il n’y a là qu’amour. Jamais je n’honorerais une personne que je hais d’un surnom affectueux. D’ailleurs, ils sont toujours parfaitement mérités. Winthrop est tellement obèse, qu’il ressemble à un rôti ficelé dans un tablier trop étroit !
Arrivée près de la massive porte de l’auberge, je pousse un des battants et retrouve mon aubergiste préféré. Toujours derrière son comptoir, l’imposant bonhomme s’occupe comme il peut. Parfois, sa bouille joufflue se feint d’un air sérieux pour relire ses comptes ; rarement, de ses épaisses mains potelets, il nettoie la vaisselle ; très souvent, il grignote du pain tartiné de pâté, ce qui entretient son double menton et son ventre bedonnant.
Aujourd’hui, c’est seulement une cuisse de poulet qu’il dévore à pleine bouche. Dès qu’il m’aperçoit, son air bourru s’adouci, et sous son front dégarni, brille un regard de malice. Winthrop s’empresse de cacher sous son comptoir les restes du poulet :
« Dites-donc toi, me hèle-t-il. Il va être grand temps de payer ta chambre ! Tu ne crois pas résider ici gratuitement ? J’attends mes deux-cent pièces d’or immédiatement ! »
En surjouant un peu, je mime une grosse colère :
« Quoi ? C’est un scandale ! Comment osez-vous pareil tarif pour une aussi piteuse auberge ? Il y a de la crasse jusque dans les moindres recoins et des rats sous mon lit ! »
Winthrop se renfrogne et crispe son visage ; avec son double menton, on ne voit plus ou commence sa tête et où s’arrête son cou. D’une voix trainante et maniérée, il m’énonce sa réplique préférée :
« Mon auberge est aussi propre qu’un derrière d’elfe !
— Comment le savoir ? lui dis-je un brin moqueuse. Je n’ai pas l’habitude d’examiner le derrière des elfes, moi. »
Winthrop me fait les gros yeux. Il glisse un œil vers la salle commune, un vaste salon agrémenté de longue table en bois et de fauteuil près de la cheminée : il n’y a qu’un moine occupé à potasser un ouvrage poussiéreux. Mais Gros-plein-de-soupe s’inquiète que l’on entende mes sous-entendus. Il baisse le ton de sa voix pour me rabrouer :
« Des choses comme ça, ça ne se dit pas !
— Allons ! Je plaisante ! Tu ne vas pas te plaindre de mon sens de l’humour. Tu serais bien malheureux si j’étais aussi barbante que Gorion !
— Tout de même ! Même si je suis bien content que tu n’es pas un balai là où je pense comme tous ses moines, il y a des choses qui ne se disent pas ! »
C’est qu’il est pudique mon Gros-plein-de-soupe. Mieux vaut faire preuve de repentance pour obtenir des informations à propos de Gorion. Je retiens une boutade à propos de balai, et use d’un timbre des plus désolés pour l’amadouer :
« Moi qui venais seulement m’assurer que Gorion ne t’avait pas trop embêté à cause moi. Je ne voudrais pas t’attirer des ennuis.
— Et comment cela serait-il possible ?
— Il m’a dit qu’il avait dû t’interdire de me vendre une armure ! » Oui, je mens un peu. Mais cela me permet d’orienter la conversation vers le sujet de mes préoccupations.
« Pas du tout, me répond Winthrop. Oh, il s’est bien intéressé au fait que tu veuilles une armure.
— Ah ? J’ai cru qu’il ne voulait pas que j’en porte.
— Ce n’est pas exactement ce qu’il a dit. C’était bizarre, Gorion a laissé entendre que je pouvais t’en céder une si tu te sentais menacée. »
Tiens donc. Le vieux s’inquiète vraiment pour moi. Il me faut plus d’informations : « Il n’a pas parlé d’un voyage ?
— Non. Tu crois bientôt partir ? »
Zut, Gorion n’a pas lâché davantage d’informations à Winthrop. Mais je peux tout de même gagner quelque chose dans cette histoire : « Toujours pas de départ en vue. Ceci-dit, je me sens menacée.
— Par qui ?
— Il y a peu j’ai dû affronter une horde de rats !
— Des rats, s’amuse Winthrop. Mes armures ne peuvent rien contre ses monstres !
— Allez ! Laisse-moi t’acheter une armure.
— Tu as déjà bien assez avec ton arc. » Un sourire éclaire le visage de l’aubergiste : « Quoique, dit-il avec malice, je veux bien négocier un prix en échange de quelques services.
— Désolé, je ne connais pas d’elfe qui soit de passage à Château-Suif !
— Tu es incorrigible, se vexe-t-il. Non il s’agit d’un vrai travail, histoire de mériter ta chambre.
— Oui, Hull m’a dit que tu avais besoin d’aide pour faire les lits.
— Les lits ? grogne Winthrop. C’est les écuries qui ont besoin d’un bon coup de nettoyage. Décrotter les sabots des chevaux et les brosser, remettre du fourrage dans les mangeoires, et de la paille dans leur étable. »
Évidemment. Le bougre me refile le boulot le plus salissant. En plus, j’ai horreur des chevaux. Non seulement ils puent, mais en plus ils me font peur tellement ils sont grands. On n’est jamais à l’abri d’une mauvaise ruade avec eux.
Pour autant, j’ai vraiment envie de m’offrir une armure de cuir, voire même une besantine. Alors, j’accepte la sale besogne. Malgré ma défiance envers les vils équidés, j’entre dans l’écurie.
Heureusement, seuls deux chevaux sont présents, les autres sont probablement en train d’être harnachés pour partir en ravitaillement à l’extérieur. Rendez-vous compte, les chevaux ont le droit de quitter cette citadelle, mais moi non !
Je pose mon arc à l’entrée et me mets au travail. Je ne souhaite pas y passer des heures : hors de question d’approcher ces animaux pour les toiletter, je vais juste remettre de la paille et du fourrage, paresser une heure et retourner marchander avec le Gros-plein-de-soupe. Afin que personne ne me surprenne à bâcler le travail, je ferme la grande porte qui permet aux bestiaux de quitter l’écurie. Sous la lumière qui filtre par les claustras, je m’attèle à ma nouvelle quête.
En portant à bout de bras du foin pour ces gros poneys, je repense aux informations glanées aujourd’hui : Gorion est inquiet. Pas seulement pour moi, mais aussi par rapport à ce qui se passe dehors. Mais quel lien peut-il y avoir entre une crise économique causée par une pénurie fer, et ma petite personne ?
C’est alors que je remarque qu’un homme vient de rentrer dans l’écurie. Grand avec des épaules aussi carrées que son visage, il me lorgne d’un mauvais œil. D’emblée, un mauvais pressentiment me saisit. Le gaillard n’a rien d’un moine : il est mal vêtu, avec des cheveux gras, et une carrure trop athlétique pour avoir passé sa vie dans les livres. D’une voix chargée de dédain, il me demande :
« C’est vous Imoen ? »
Je finis de remplir la mangeoire de foin en réfléchissant à ma réponse. Je jauge son regard chargé d’une brutalité rare pour les murs de Château-Suif.
« Tu sais pas causer ? me relance-t-il. T’es bien la fille adoptive de Gorion ? » En disant ces mots, il avance de trois pas vers moi.
Je m’éloigne en faisant mine d’aller chercher davantage de foin. J’essaye de lui répondre en cachant mon appréhension :
« Vous connaissez Gorion ?
— C’est pas le sujet. T’es la fille de Gorion ou pas ?
— Je ne vous ai jamais vu avant. Vous êtes ici pourquoi ?
— T’inquiète pas pour moi. Je reste pas longtemps. Et toi non plus d’ailleurs. »
D’un air placide, il place son bras derrière son dos ; un instant je crois qu’il se gratte. Mais, comme si de rien n’était, il dégaine un poignard, long d’une dizaine de centimètres et brillant de son acier affuté.
Mon cœur se met à tambouriner.
« Sûr que c’est un joli visage, reprend-il. Dommage de l’abimer. Mais on me paye pas pour m’apitoyer sur ta jolie gueule. »
L’inconnu barre la porte par laquelle je suis rentrée. Quant à la grande porte, les battants sont trop lourds pour que je puisse les ouvrir avant qu’il ne me rattrape.
Il avance d’un pas subitement plus rapide.
Avec autant de fougue que mon palpitant en panique, je bondis vers une fourche restée dans le box d’un cheval. « Oh que non, » siffle l’assassin en se jetant sur moi. Il m’agrippe par les cheveux pour me tirer en arrière. Alors qu’il me tire vers lui, je parviens à courber mon dos et à me jeter sur le côté. Au prix de plusieurs cheveux, je parviens à me dégager de sa poigne. Une déchirure aigue me perce alors le flanc gauche ; il vient de m’entailler avec sa lame. Je m’écrase lourdement contre une cloison du box, les yeux piqués de larmes et une hanche empourprée de sang. Affalée dans la paille, j’élance mon pied et réussi à le toucher au tibia. Il vacille, tout en essayant de me lacérer la jambe avec son poignard.
Le souffle court, je parviens à me relever, tiraillée au ventre par une plaie légèrement ouverte. Je prends la direction de mon arc laissée à l’entrée, mais je sens une ombre pesée sur moi ; par un réflexe salutaire j’évite une lame qui fend l’air de haut en bas. À peine l’idée de crier à l’aide me saisit-elle, que je reçois un poing en pleine mâchoire. Je tombe au milieu d’un couloir encrotté de fiente et paille.
Un cheval se met à hennir nerveusement.
Une roulade me permet d’éviter le poignard qui tape violemment le sol. Déséquilibré par cette attaque ratée, mon assaillant trébuche et peine à reprendre son équilibre. Je me redresse en serrant les dents pour contenir ma douleur et réussir quatre longues foulées. Je saute sur mon arc et attrape une flèche. Un pas de course claque derrière moi.
Les deux chevaux hennissent de concert et s’agitent en cognant du sabot.
Je virevolte sur un pied. Le bras crispé par ma blessure parvient à tendre la corde de l’arc. Je décoche ma flèche.
L’assassin se stoppe à moins d’un mètre, comme interrompu par le tapage des chevaux. Il m’adresse une grimace dégoutée, on croirait que je viens de lui jouer un mauvais tour. Sous son menton, pointe l’encoche d’une flèche profondément enfoncée à travers sa trachée. Un râle suinte d’entre ses lèvres en même temps que bave du sang. Ses jambes sont prises d’un tremblement, et il s’affale sur les fesses, en essayant d’amortir sa chute d’un bras agité de tics nerveux. Étendu par terre, le nez pointé en l’air, il essaye de retirer la flèche d’une main fébrile.
Les chevaux se calment.
Dans un dernier reflux de sang, son regard s’éteint, perdu entre les poutres du plafond de l’écurie.
Sans le lâcher des yeux, je laisse tomber mon arc et m’adosse contre un mur. Tandis que j’appuie contre ma plaie, les battants extérieurs de l’écurie s’ouvrent. En un instant, je reprends mon arme.
Dans la lumière de l’après-midi, Hull me découvre l’arc braqué vers lui, le dos courbé par une blessure qui saigne encore.
Chouette chapitre, entre le vieux Winthrop et Imoen qui ne respecte rien, j'ai bien rigolé !
Le combat a la fin du chapitre et bien fichu, et j'ai bien aimé parce que je m'en rappelais bien : "J'ai une lame avec votre nom dessus " :p
(j'ai fait le début du jeu jusqu'à Beregost environ un million de fois ! le reste je m'en rappelle moins)
"ces mains potelets" -> potelées :-)
Imoen aura bien mérité son armure ! la suite !
Xzar et Montaron il va faloir attendre (ils y seront évidemment), mais je tiens réellement à rendre l'histoire longue et immersive (autrement qu'en détaillant des combats contre des grouilleux)
Je n'ai pas encore mis "une lame avec mon nom dessus " car il ne faut pas épuiser trop vite les bonnes répliques...