L'avalanche

Par Sylvain
Notes de l’auteur : N'hésitez pas à jeter un coup d'œil à la carte:
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De gros flocons voltigeaient joyeusement dans le ciel, engagés dans un ballet endiablé qui n’était pas sans agacer la prêtresse. Depuis quelques jours, la neige s’était remise à tomber abondamment, malgré un début de printemps plutôt doux. Elle quitta l’embrasure de la fenêtre en pestant.

— Si le temps s’en mêle à présent, nous ne sommes pas prêtes de quitter Candala. Ce maudit Primat va prendre un malin plaisir à retarder le dégagement de l’accès aux montagnes sacrées.

— Est-ce si important ? demanda Eyanna nonchalamment.

Kylia lui décocha un regard à la fois agacé et surpris.

— Qu’est ce qu’il te prend jeune fille ? Tu as vraiment envie de passer plus de temps que nécessaire ici ? Le sanctissime Leistung t’a-t-il paru particulièrement accueillant ?

Les yeux dans le vide, la princesse se contenta de murmurer mollement :

— Troquer une prison pour une autre, je ne vois pas trop la différence de toutes façons.

Fronçant d’abord les sourcils, la prêtresse s’installa à côté d’Eyanna en soupirant.

— Je sais que tous ces changements ne sont pas évidents pour toi, et que tu n’as pas trop eu ton mot à dire, mais…

— C’est un doux euphémisme, rétorqua la princesse. Je ne suis qu’un pantin que vous exhibez ou cachez quand ça vous arrange ! Vous m’entrainez dans vos querelles de religieux auxquelles je n’entends rien ! Je n’ai rien demandé moi, j’étais tranquille avant votre arrivée, j’avais la paix !

— Le poids du destin nous écrase parfois sans que nous n’y soyons préparé, c’est une formidable occasion que nous délivre là les amants de leur prouver l’inflexibilité de notre foi. Certains passent leur vie sans que pareille chance ne leur soit offerte.

— Les amants ! Vous n’avez que ce mot-là à la bouche, existent-ils seulement vos foutus amants ?!

La claque que lui administra la prêtresse résonna dans la petite chambre. Elle la transperça de la dureté de son regard et la sermonna d’une voix acide :

— Ne blasphème jamais plus petite écervelée, les incrédules ont la vie courte en ce monde. Toi, que la Matriarche a choisi en la marquant de son amour, comment peux-tu être aussi peu reconnaissante ?

Eyanna la fixa, la joue rougie et une lueur de défi illuminant sa pupille.

— Une marque ? cracha-t-elle. Parlons-en ! Visiblement, je suis bien la seule à ne pas savoir de quoi vous parlez !

Devant la colère de la fille, la prêtresse se radoucit.

— Très bien, je vais t’en dire un peu plus, même si j’aurais préféré être dans la montagne avant de commencer ta formation. Depuis son apparition, Eljane offre à des élues un certain nombre de charmes. Sept pour être précis. Je n’entrerai pas dans les détails pour l’instant, mais sache que nous en connaissons, à quelques exceptions près, les détentrices. La plupart attendent d’ailleurs notre retour avec impatience, et c’est pour ça que j’aimerais ne pas trop m’attarder ici.

— Vous sous-entendez que… je ne suis pas la seule ?

Un sourire illumina le visage de la prêtresse.

— Bien sûr que non voyons ! Nous sommes sept à avoir été touchées par la grâce d’Eljane. Cela arrive aux alentours de seize ans. Pourquoi penses-tu que je rencontre chaque jouvencelle du royaume ?

Nous ? répéta Eyanna.

— Nous. Je possède moi aussi un charme. Le premier. Contrairement à tous les autres, c’est un charme passif. Il me permet de déceler la magie. C’est lui qui m’a permis de te trouver.

— Et donc, mon charme, quel est-il ? Est-ce le même que le vôtre ?

Kylia secoua la tête.

— Ca ne marche pas comme ça, chaque charme est unique, deux personnes ne peuvent le partager. Et je n’ai aucun moyen de savoir quel est le tien tant qu’il ne se déclenche pas. Même si je pense qu’il s’agit du troisième.

— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? En quoi consiste-t-il ?

— Je le sais car je connais les détentrices des autres charmes. Même si j’ai encore un léger doute pour l’un d’eux. En ce qui concerne la nature du tien… nous attendrons d’être en sûreté sur Eljane pour en parler. Si c’est ce que je soupçonne, les jaénistes pourraient très bien vouloir en profiter et tu serais alors exaucée, tu n’irais jamais dans la montagne sacrée.

— Les jaénistes ont-ils également des pouvoirs ?

— Certainement pas ! répondit la prêtresse un peu brusquement. Et c’est bien ce qui les chagrine. Les charmes sont le privilège d’Eljane, et seules les femmes peuvent en bénéficier. N’as-tu pas décelé cette jalousie et cette avidité qui rongeaient le Primat lorsqu’il t’a interrogée sur la question ?

Le sanctissime Leistung s’était effectivement montré fortement pressant sur le sujet, et Eyanna frissonna à l’idée de devenir sa chose. Kylia avait raison. Elle devait faire attention. Cet homme n’était pas du genre à se refreiner lorsqu’il désirait quelque chose. Et pour un peu qu’il s’agisse de sa propre liberté… elle devait être prudente. Et sa langue constituait probablement la pire des menaces.

— Comment faire fonctionner mon don ? Y a-t-il quelque chose de particulier à faire ? Une phrase, une position ? Je dois penser à la Matriarche ? Comment savoir qu’il est bien là ?

— Il est là, affirma Kylia. Tu peux me croire là-dessus, tu baignes littéralement dans une gangue magique. Tu ne ressens rien ? Des picotements, une sensation inhabituelle, des maux de têtes ?

— Rien de tout cela non.

La prêtresse écarta les bras en signe d’impuissance.

— Alors il faut attendre ma fille. Il faut attendre…

*

Cela faisait presque une demi-lune que Kaleon était séparé d’Hélane, et le manque de sa carapace se faisait cruellement ressentir. Bien sûr, Bordur était là, et ne le quittait pas d’une semelle, mais ce n’était pas pareil. Le tempérament fougueux de la guerrière, sa rage de vivre, ce caractère qui en avait rendu fou plus d’un à la Fière, tout cela lui manquait. En soupirant, il ajusta la capuche sur sa tête afin de se protéger des chutes de neiges. Le ciel était bas et couvert, et enserrait la cité d’une présence pesante. Les passants marchaient au ralenti, la tête basse, tels une bande de zombies, comme si le temps s’était figé. Il ne distinguait d’eux que leurs ombres difformes, masquées par  des rideaux de neiges silencieux. Il évoluait dans cet univers à la blancheur livide et irréelle avec difficulté. Ses bottes de peau, non adaptées à ce climat, étaient gorgées d’eau et il ne sentait déjà plus le bout de ses orteils. Au loin, les campaniles de l’Obédience sonnèrent la onzième heure de la journée, et pourtant, aucun rayon de soleil ne venait transpercer l’épais manteau de brume qui les oppressait, comme si l’astre avait décidé de prendre congé ce jour-là. Il commençait à regretter d’avoir quitté la chaleur toute relative de la diaconie fraternelle, mais le mutisme assommant de ses hôtes avait eu raison de sa patience. Et puis… Bordur semblait si heureux de sortir. Il n’avait jamais vu le géant si radieux que depuis leur arrivée dans le nord. Etrangement, le froid paraissait ankyloser ses chairs infectées, et engourdir sa douleur. 

Leurs pas les avaient conduit jusqu’au parvis de la Droiture, où s’élevait encore l’échafaud désormais vide. Cela faisait quelques jours que le malheureux avait été enfermé dans un baquet de sel. Contre toutes attentes, l’homme était encore vivant au terme de son supplice, et c’est donc vivant qu’il avait été claquemuré.  Kaelon s’était surpris à se demander lequel de ce supplice ou du châtiment de la nouvelle lune pratiqué chez les siens était le plus barbare. Mais il avait été bien incapable de trancher tant la cruauté de l’un comme de l’autre était excessive. La quantité de pèlerins qui affluaient sur la place ovale était surprenante. Kaelon se fit la réflexion que si tous ces visiteurs pouvaient mettre autant d’ardeur à venir contrer la menace réelle des Arguelas qu’à éprouver leur foi, le monde serait bien plus sûr. Soudain, un vacarme assourdissant déchira la quiétude irréelle du ciel nordiste. Des cris stridents accueillirent le grondement imposant. La terre sembla trembler sous les pieds du prince. Au loin, un bloc de glace se détacha des hauteurs culminantes, et entama une chute effrénée vers la vallée. Presque aussitôt, une avalanche se déclencha et un raz de marée neigeux dévala les escarpements à une vitesse endiablée en direction des habitations périphériques. La scène se déroulait assez loin de Kaelon, et de nombreuses maisons masquèrent à sa vue l’éboulement. Pourtant, un nuage de poussière neigeuse s’éleva haut dans le ciel, et le souffle de froid dégagé le pétrifia.

Et brusquement, ce fut la débandade.

Les gens se mirent à courir en tout sens en hurlant, comme si leurs jambes pouvaient les mener suffisamment loin et les soustraire à la coulée de neige impétueuse. Des gamins se firent proprement piétinés par le flot de pèlerins en panique. Un peu plus loin, une femme fut bousculée violemment et sa tête percuta la margelle d’un puits. Kaelon voulut lui porter assistance, mais il se retrouva face à face avec un cheval affolé par la cohue, et manqua de se faire piétiner, attrapé de justesse par le collet par sa carapace. Une troupe de soldats de la Foi s’élança vers la zone sinistrée en repoussant résolument les malheureux sur leur passage, et le prince fut séparé de Bordur, aspiré par cette nouvelle turbulence humaine.

Puis le déchaînement naturel s’estompa brusquement, aussi vite qu’il avait débuté. Le nuage de poudreuse se dissipa lentement, et une vision apocalyptique s’offrit alors aux yeux de Kaelon. Les toits des maisons de la bordure ouest avaient tout simplement disparu, avalés par le serpent de neige. Seul subsistait un manteau neigeux épais et immaculé. Les propos d’Evin lui revinrent à l’esprit comme un boomerang. Les quartiers pauvres de Candala étaient concentrés sur la périphérie pour une bonne raison. On aurait moins tendance à pleurer la disparition, si dramatique fût-elle, d’une bande de gueux que celle de bonnes gens. Des cohortes de braves âmes s’élançaient déjà pour secourir de potentiels survivants et Kaelon se retrouva prit de nouveau dans un véritable tourbillon de jambes, de bras, de larmes et de gémissements. Il percuta un pèlerin bien bâti de tout son poids, et se retrouva les quatre fers en l’air, sonné. Durant une fraction de seconde, son regard croisa celui de l’homme. Ce dernier, l’œil hagard, se hâta de relever sa capuche qui avait glissé sous le choc, et disparut dans la foule. Kaelon, lui, resta les fesses dans la neige boueuse, au milieu de la confusion désordonnée du peuple. Il demeura un certain temps dans cette position, incapable de bouger, ne parvenant à réaliser ce qu’il venait de se passer. L’action n’avait duré qu’un instant et pourtant… pourtant, il aurait reconnu entre mille ce visage anguleux, cette mâchoire altière et ce nez écrasé. Mais surtout… ces yeux… sombres, perçants, emplis d’une colère insondable. Kesus… Que faisait son ancien compagnon si loin au nord ? Fallait-il en déduire que le chien de sa mère était également dans les parages ?  Machinalement, Kaelon couvrit les alentours d’un regard inquiet. Chaque pèlerin devenait soudain un suspect, un ennemi potentiel. Ce groupe là-bas, occupés à creuser dans la neige à la recherche d’un survivant ? Où bien ce pérégrin  qui prodiguait quelques premiers soins rudimentaires ? Sa peau se couvrit d’un voile de transpiration, et il étouffa de chaleur malgré la température glaciale. Crésone pouvait être n’importe qui ; peut-être l’avait-il côtoyé sans le savoir. Le molosse était sournois, et il se délecterait d’une telle situation, à coup sûr. Il aimait jouer au chat et à la souris, et le mauvais rôle lui était imparti. A moins que Késus soit seul ? Crésone n’aurait pu se soustraire à l’influence de sa mère, et avait bien dû rentrer rendre compte des évènements. Avait-il dépêché son lieutenant à la surveillance du prince ? Tandis que lui-même retournait à la Fière ? Une main se posa sur son épaule, et sa réaction fut immédiate. Son poing fusa sans prévenir, et percuta le menton de son agresseur. Agresseur qui se révéla être sa carapace et encaissa le coup sans broncher.

— Kaelon ? Tout va bien ? demanda le colosse en se massant la mâchoire. 

— Pardonne moi Bordur, j’ai cru… j’ai pensé…que… désolé…, lâcha-t-il avec dépit. Rentrons veux-tu ?

Des femmes hurlaient désespérément le nom d’un gamin, d’un amant, ou d’un parent. Quelques corps inanimés avaient été dégagés, et certains tentaient vainement de les ranimer. Une mère sanglotait dans un coin en pressant le cadavre violacé d’un adolescent contre sa poitrine. Un corniaud malingre profita du chaos pour chaparder un bout de viande à un étal et déguerpir dans une ruelle étroite, son butin en gueule. Ils retournèrent vers les hauteurs rassurantes de la cité sainte, laissant ce peuple brisé à son triste sort. Après tout, à chacun sa guerre, et celle-là n’était pas la sienne.

              

Cette nuit-là, ses songes furent imprégnés de cauchemars. Les images se mélangeaient et se recoupaient pour former des abominations angoissantes. Il avait beau cavaler et se démener comme un diable, il ne parvenait jamais à leur échapper. Un cheval de glace arborant le visage buriné de Crésone se balançait dans le ciel, attaché à une corde le reliant à un arbre rectiligne, en poussant des cris aigus: « Princillon ! Vous avez le vertige Princillon ?! » Et inlassablement, la créature se saisissait de lui, et il se retrouvait enfermé dans un tombeau rempli de sel. Il grattait frénétiquement le couvercle tandis que les grains s’insinuaient dans sa bouche, son nez, ses yeux…

Soudain, un craquement sinistre fendilla sa geôle. Il souleva doucement les paupières, le cœur battant la chamade. A ses côtés, Bordur ronflait comme un cochon. La petite pièce était glaciale, et il se recroquevilla sous ses couvertures. Puis un deuxième craquement résonna faiblement. La porte s’entrouvrit lentement. Une panique sourde assaillit le jeune homme. Crésone ! songea-t-il avec effroi. Il a fini par venir !

L’homme passa devant la fenêtre, et la lune illumina son visage un bref instant. Althaer. Que faisait-il debout en pleine nuit ? Kaelon souffla malgré tout de soulagement. Le colosse se dirigea vers son lit, et un bruit de succion spongieux accompagna ses pas. Le prince fronça les sourcils. Lorsque le noble se dégagea de sa pèlerine, celle-ci chuta lourdement au sol. Imbibée d’eau. Il s’affala sur son lit, et il ne lui fallut que quelques secondes pour succomber à un sommeil profond, dont le prince voulut pour preuve le boucan épouvantable qui fit bientôt écho aux ronflements de sa carapace. Assailli par le cornage conjoint des deux lourdauds, Kaelon était à présent bien réveillé. Qu’est-ce que ce balourd de sang-bleu avait bien pu aller traficoter dehors au beau milieu de la nuit ?

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Sebours
Posté le 04/05/2022
Oui mais non! J'étais presque à jour de la lecture. J'allais pouvoir reprendre mes autres abonnements que j'ai laissé de coté pour l'instant! Et voilà que tu envoies cinq chapitres!
Sylvain
Posté le 04/05/2022
Ah... désolé^^
Mais c'est surtout un chapitre que j'ai divisé en trois pour que le format colle davantage à pa. Ils sont relativement courts du coup.
Sebours
Posté le 09/05/2022
J'étais persuadé que le charme de la princesse était inventé de toute pièce pour la soustraire à son père. J'attends donc de voir la suite. Eyanna encaisse une claque sans broncher. Je trouve cela surprenant. Je l'aurai bien vu retourner la gifle.
Et l'ombre de Crésone rode dans les parages! Althaer traficote la nuit! Décidément un chapitre nimbé de mystères.

Pour une question de style dans la phrase:"Des femmes hurlaient désespérément le nom d’un gamin, d’un amant, ou d’un parent. " J'aurai inversé amant et parent. Je trouve que ça sonne mieux.
Edouard PArle
Posté le 04/05/2022
Coucou !
On commence à comprendre un peu mieux ce qui a fait choisir Eyanna, en tout cas les raisons officielles. Je suis certain que les magouilles politiques ont leur importance dans cette affaire.^^
Quand au pdv de Kaelon, il est toujours sympa à retrouver. L'avalanche et ses conséquences sont dramatiques, était-ce intentionnel ou s'agissait-il seulement d'un accident. J'ai un petit doute, clairement xD
Le fait que Kaelon croit être suivi et l'arrivée surprenante d'Althaer donnent envie de découvrir la suite.
Petite remarque :
"se firent proprement piétinés" -> piétiner
Je poursuis ...
Sylvain
Posté le 04/05/2022
Hello!
L'avalanche est hélas un accident assez courant, c'est pour ça qu' à Candala, la plèbe est reléguée sur les périphéries de la combe, là où le danger est le plus grand. C'est une ville tout en longueur, et les plus riches vivent sur un couloir central.
Edouard PArle
Posté le 04/05/2022
Ok, d'acc je comprends le message que tu as voulu faire passer.
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