Lorsque la pointe de l’épée effleura le haut de son buste, Le jeune Mofalan grogna de mécontentement.
— En quarte ! le réprimanda Hélane. Si j’attaque la ligne du dedans, tu te positionne en quarte ! Ce n’est quand même pas compliqué !
— Pfff, tu en de bonnes toi, c’est un charabia incompréhensible pour moi tout ça ! répondit-il avec humeur.
La jeune fille le mesura du regard. Elle peinait encore à croire aux progrès de langage qu’il avait fait en seulement quinze jours. Son vocabulaire s’était significativement étoffé, et il maitrisait quantité d’inflexions complexes. Difficile de gober que son seul contact l’ait fait progressé à ce point, d’autant plus qu’il avait passé un certain nombre de mois en terres Affanites, où la sémantique prenant le pas sur une analyse purement syntaxique, les phrases à double sens et les expressions sibyllines étaient pléthores. L’explication la plus sensée pour elle était que le garçon s’était tout bonnement payé sa tête. Dans un souci d’autoprotection, il avait dissimulé sa maitrise de la langue afin de passer pour un benêt. Elle soupçonnait son nouveau compagnon d’être doté d’un esprit plus qu’acéré.
— Je te l’ai expliqué cent fois, ta ligne du dedans, c’est le haut de ton buste, sur ton côté gauche ! Si je mine de te porter un coup d’estoc à cet endroit, tu te places en conséquence ! En l’occurrence, lève ta pointe, paume vers le haut ! On recommence !
Cette fois-ci, elle se fendit d’un coup droit sur le bas de l’estomac, que Khè para en prime, avant de contre-attaquer d’un coupé sur son épaule droite. Parfait. Elle esquiva, puis riposta d’un bond avant explosif, stoppant sa lame à quelques points seulement de la gorge de son adversaire.
— Ca ne sert à rien ! s’énerva son compagnon en jetant son épée rageusement au sol. Tu ne vas quand même pas me dire que tout ce protocole assommant a un intérêt lorsque tu te retrouves confronté à un voyou ou à un de tes fameux monstres ?
— Non, effectivement, concéda la guerrière. Néanmoins, cela te pousse à une certaine rigueur, laquelle peut faire la différence en cas de combat. Elle t’empêche de céder à une panique qui pourrait être fatale.
— Pff, des mots dénués de sens, s’il y a bien une chose que m’a apprise le Wombfat, c’est que la sournoiserie permet de vaincre n’importe quel type d’adversaire. Il suffit de frapper fort, au moment opportun, lorsque ta cible s’y attend le moins.
— On voit bien que tu n’as jamais rencontré d’Arguelas… la ruse ne fonctionne pas avec eux, ils te reniflent à des lieux à la ronde, et se précipitent sur toi comme une bête enragée.
— Chaque ennemi possède un défaut dans sa cuirasse, s’entêta le Mofalan. Il suffit de voir juste.
— On ne dupe pas un animal sauvage Khè.
— Bien sur que si, il faut attaquer le premier, pour bénéficier de l’effet de surprise !
Ce disant, le garçon se catapulta sur la jeune femme en la saisissant par la taille. Hélane chuta sur le dos, et ce dernier en profita pour lui cadenasser les deux poignets en lui maintenant les jambes avec ses pieds. Elle bascula sur le côté en déséquilibrant son assaillant qui lâcha prise, avant de le maîtriser à son tour. Celui-ci, vaincu, lui lança un petit sourire canaille. Ce n’était pas la première fois que son invité lui jouait cette mélodie, et elle savait pertinemment comment se terminait la chanson. Les deux êtres torturées se retrouvaient invariablement à danser un ballet sauvage, fougueux, et totalement dénué de tendresse ou de sensibilité. Le pauvre esclave avait l’âme aussi déchiquetée que la sienne, et le sentimentalisme n’y avait pas de place. Ils sortaient rarement indemnes de leurs ébats enragés, et leurs corps se retrouvaient parsemés de morsures, de griffures où de taches bleuâtres comparables à des blessures de guerre. L’acte prenait des airs de catalyseur, où chacun semblait y trouver son compte en évacuant violemment sa frustration et sa colère. La discrétion n’étant généralement pas de mise, un certain malaise s’instaurait au sein de la troupe militaire, mais aucun n’y trouvait à redire. On ne contrariait pas la toxique Hélane. Surtout quand elle était déchaînée.
Mais pas ce soir. On était en vue de la Fière, et les frivolités n’étaient pas à l’ordre du jour. Khè resterait sagement en dehors de Kler Betöm, à distance respectueuse. Hélane émettait de sérieuses réserves quant à l’ouverture d’esprit des Estriens vis-à-vis des peaux basanées, et il aurait été idiot de prendre des risques inutiles. Elle laissa filer négligemment ses doigts le long de la cicatrice boursouflée qui auréolait son flanc gauche. Elle n’avait passée qu’une lune en dehors des murs de la gardienne, et pourtant la vue des hautes murailles grises la rebutait toujours autant. Eljane , qu’elle abhorrait la cité, cette catin insatiable, croqueuse de guerriers, dans son corsage de pierres impénétrable, seule véritable amante de tous ces mâles en quête de gloire. Elle était de retour à la maison sans son prince…
*
Comme elle l’avait promis à Bordur, elle était d’abord passée prendre des nouvelles de sa mère, et lui avait remis la solde du géant. La pauvre femme n’était depuis longtemps plus en capacité de gagner sa vie par elle-même, et le versement régulier de son fils était désormais sa seule source de revenus. Le trépas du guerrier signerait à coup sûr celui de sa génitrice, et Hélane soupçonnait là une des raisons de l’incroyable longévité de son ami. Elle avait ensuite fait l’impasse sur l’étape suivante. Depuis le décès prématuré de sa femme, Ernik n’était plus que l’ombre de lui-même. Ecumant les tripots glauques des bas-fonds, le pauvre homme dilapidait le peu d’argent que lui rapportait encore les rares tonneaux d’eau qu’il ramenait, négligeant même de se fournir au centre des denrées et périssables. Après l’accession de leur fille au rang de carapace, le porteur d’eau avait insisté pour que sa femme l’accompagne arpenter la route, prétextant de lui faire découvrir d’autres paysages que la grisaille lassante et la puanteur étouffante de la ville. Pemenev avait fini par capituler. Lorsque le câble de la plateforme avait rompu, l’ancienne reproductrice avait pu profiter une dernière fois de la vue, effectivement magnifique depuis les hauteurs de l’enceinte, avant de céder aux caprices de la gravité et de s’écraser brutalement au pied de la Fière.
Elle prit donc le parti de se rendre directement à la forteresse. Chemin faisant, un homme aux allures de butor la bouscula sans ménagement.
— Tu ne peux pas faire attention ! l’enguirlanda-t-il. Regarde donc devant toi pauvre gourde !
Hélane leva doucement les yeux vers l’indélicat et s’avisa d’une vieille connaissance. Zef, songea-t-elle. Ce bon vieux Zef, toujours aussi prévenant.
Lorsque son regard croisa celui de son interlocutrice, le malappris s’étiola à vue d’œil.
— Carapace Veloj, bredouilla-t-il d’une voix mal assurée. Pardonnez-moi, mes amitiés à ce bon vieil Ernik…
Le gredin s’effaça prestement sans attendre de réponse. Hélane soupira, puis reprit son chemin. Lorsqu’elle arriva devant l’arche de la demeure des Derbeniss, elle marqua un temps d’arrêt. La véritable épreuve commençait maintenant.
Hélane poireauta une grosse heure avant que le Bras ne daigne lui accorder audience. Tactique classique, il était inconcevable que le seigneur n’ait eu vent du retour de la guerrière, et même s’il devait trépigner d’impatience à l’idée d’entendre son rapport, il lui indiquait ainsi qui tenait les rênes du pouvoir. Finalement, elle fut autorisée à pénétrer dans la salle du trône. Jisélion dominait la pièce de toute sa rondeur. Difficile de comprendre comment le monarque pouvait se pourvoir d’une ceinture abdominale si généreuse au sein d’une culture si peu portée sur la gastronomie. Le haut du pavé n’était visiblement pas logé à la même enseigne que le reste de la populace. A ses côtés, toujours aussi raide, sèche et apprêtée qu’à l’accoutumé, La froideur de la Dame du Bras Jilène tranchait radicalement avec l’aspect débraillé de son mari. Le seigneur l’apostropha sans préambule :
— Au rapport Carapace ! On m’a rapporté que tu revenais sans le prince Kaelon ? Comment peux-tu justifier pareille insoumission ?
— Mon Bras, répondit Hélane en s’inclinant, je suis revenue à la Fière sur la demande exclusive de mon prince.
— Ne connais-tu donc pas le rôle premier d’une carapace, femme ? Ne jamais abandonner son prince !
Comme si j’avais eu le choix, pensa-t-elle amèrement au souvenir de son échange avec Kaelon.
— Mon rôle consiste également à lui obéir sans réserve, et en ces conditions, il m’était difficile de concilier les deux.
Le Roi la toisa d’un air mauvais.
— Tu connais l’adage n’est ce pas ? Une carapace sans prince est une carapace sans tête. Implore donc les Amants qu’il n’arrive point malheur à l’héritier de Kler Betöm !
— Oui mon Bras, soyez assuré que j’assumerai pleinement ma responsabilité en cas de malheur.
— Oh, je n’en doute pas. J’y veillerai personnellement. D’ailleurs, peux-tu m’expliquer ce qu’il lui a passé par la tête pour qu’il décide d’accompagner nos pucelles chez ces culs-blancs d’Elhystiens ?
La souveraine fixa la jeune guerrière de son regard perçant et glacé.
Peut-être serait-il bon de questionner votre très chère femme à ce sujet ?
— Je n’en ai pas la moindre idée Sire, le prince Kaelon n’est pas coutumier de me faire confidences de ses desseins.
Et c’était là la triste vérité.
— Mais enfin, pourquoi n’est-il donc pas rentré avec vous ? s’agaça le seigneur. Qu’est-ce qui a bien pu le garder à la capitale ?
— Il s’est joint au cortège qui accompagne la princesse Eyanna dans le nord, par delà la cité sainte de Candala, pour y devenir prêtresse d’Eljane.
Ce fut cette fois au tour de la Dame du Bras de tiquer.
— Comment, mais pourquoi ? Pourquoi aurait-il pris une décision si saugrenue lorsque nous avons si cruellement besoin de sa présence ici ?
Hélane se tourna vers la Dame du Bras. Tiens ? La souveraine d’ordinaire si posée et si discrète sortait de sa réserve.
— Comme je vous l’ai dit Majesté, j’ignore tout des ambitions du prince, je me contente d’obéir aux ordres.
— C’est fort contrariant… d’autant plus que je n’ai plus aucune nouvelle de Crésone, qui semble lui aussi avoir disparu.
Jisélion ricana.
— Ce ne serait pas une lourde perte à déplorer.
Jilène ignora la remarque et poursuivit :
— Le vieil Estelon les aura-t-il accompagné ?
Le manquement à l’étiquette laissa Hélane interdite un instant.
— Non… pas que je sache, il mène l’escorte avec le frère du Roi et Bordur.
— Mais enfin, pourquoi les aurait-il suivis dans ce cas ? Ca n’a vraiment aucun sens, murmura-t-elle.
— Encore une fois Majesté…
— Vous ne savez pas grand-chose, oui oui, j’ai bien assimilé cette évidence, coupa-t-elle avec humeur.
— Et qu’est-il allé faire en terre centrale ? commenta Jisélion. Voilà la vraie question. Pourquoi partir battre l’estrade sans autorisation ?
— Nous résoudrons ce mystère lorsque nous aurons davantage d’éléments de réponse mon époux. En attendant… qu’allons-nous faire d’elle ?
Le Dame du Bras posa sur la jeune guerrière un regard pesant. Son mari acquiesça.
— Il est vrai que nous ne pouvons nous permettre de laisser une carapace plastronner sur la place publique alors que son prince est porté disparu.
Hélane baissa la tête et attendit. Les souverains, si discordant fussent-ils, semblaient s’accorder sur un même point, et pas le plus avantageux pour elle. Ayant pris le temps de la réflexion, Jilène annonça :
— En bons et loyaux sujets, nous ne pouvons ignorer la parole royale lorsqu’elle nous parvient.
—Parfaitement ! commenta Jisélion, ne saisissant vraisemblablement pas la pointe d’ironie.
— Et il se trouve que notre éclairé empereur nous a fait parvenir une missive de la plus haute importance. Cette dernière fait état de multiples disparitions mystérieuses et préoccupantes.
— Des enlèvements ma Dame ?
— Apparemment. De nombreuses jeunes femmes se seraient évaporées entre le nord des Affanites et la lisière sud d’Abysse. Toutes enceintes si l’on en croit divers témoignages.
— Mais c’est à l’autre bout du royaume ! s’exclama la guerrière. De nombreux villages bordent la forêt Daëlienne, ne devraient-ils pas se charger de cela ?
— Mon enfant, sussura Jilène en la gratifiant d’un regard à lui cailler la moelle. Ta condition ne t’autorise pas à raisonner. Comme tu l’as si bien souligné, tu es là pour obéir aux ordres, cesse de gamberger et laisse donc le soin aux personnes qualifiées de décider de la marche à suivre pour toi.
Foutre de bonne femme ! Hélane comprenait pourquoi la mégère menait la barque. Dotée d’une intelligence hors norme et d’un esprit roué, elle tirait les ficelles du pouvoir dans l’ombre. Avec une once de bienveillance, elle aurait pu œuvrer afin d’améliorer radicalement la condition féminine dans la cité. Malheureusement, elle n’était réputée ni pour sa compassion, ni pour sa mansuétude, et mieux valait faire profil bas en sa présence.
— Ma Dame, je prendrai la route aux premières lueurs du jour.
— Pourquoi attendre jusque-là ? Je suis persuadée qu’une combattante comme toi, rompue à la gestion de l’imprévisible, saura gagner un temps précieux en prenant la route séance tenante. Après tout, tu nous as prouvé par le passé que tu étais capable de dompter l’impossible.
Hélane serra les dents en fixant le sol.
— Soit. Je lèverai le camp sur le champ, dès que mes seigneurs m’auront autorisée à prendre congé, lâcha-t-elle d’une voix résignée.
— Voilà qui me semble parfait, clôtura Jisélion d’un ton hautain. Et bon vent.
On a à faire à un chapitre transitoire, mais il me pause question. Pourquoi le roi n'a pas directement assigner Hélane à l'enquête? Ou bien évoquer le problème avec le prince qui dépêche Hélane?
J'ai du mal à comprendre pourquoi Hélane retourne seule à la Fière. Il faudrait qu'elle est un message à délivrer ou bien une mission à remplir (autre que la solde de Bordur). En fait, pour l'instant, je ne comprends pas ce qui justifie qu'elle est abandonné le prince. Il lui a ordonné, certes, mais pourquoi? Elle pourrait remettre une lettre cachetée qu'elle n'a pas lu. Du coup, ça ne change pas le retour à la Fière.
Ahah, j'ai beaucoup aimé la scène où Hélane doit rendre les comptes, avec une petite tension et des répliques piquantes tout ce qu'il y a de plus savoureux. Ma préférée :
" Pourquoi attendre jusque-là ? Je suis persuadée qu’une combattante comme toi, rompue à la gestion de l’imprévisible, saura gagner un temps précieux en prenant la route séance tenante. Après tout, tu nous as prouvé par le passé que tu étais capable de dompter l’impossible."
Je trouve que c'est très agréable de retrouver l'Hélane du présent après tout le temps passé en sa compagnie dans les flashbacks. Je trouve que ça rend le personnage beaucoup plus proche du lecteur, en tout cas je m'y suis attaché.
Sinon, j'avais oublié l'étranger qu'elle a recueillit. C'est vrai que ses progrès fulgurants sont louches. à suivre !
Mes remarques :
"l’ait fait progressé à ce point," -> progresser
"Bien sur que si, sûr comment se terminait" espace en trop
"Les deux êtres torturées" -> torturés
"Elle n’avait passée" -> passé
Un plaisir,
A bientôt !
En ce qui concerne Khè, j'ai hésité à le cantonner à son vocabulaire limité. Peut-être que je reviendrai en arrière sur ce point.