Chapitre Cinquième,
Vaisseau Spatial Lycoris, Quelque part dans l'espace, 3125 ap.G.-T.
Paname, Terre 33, XXème siècle
L’averse
On dit que la pluie lave tout. Mais ce matin-là Lake ne s’était jamais senti aussi sale de honte et de rage. Lorsque l’astronef fut arrimé au port de Terre 33, il lui sembla qu’il se posait sur un amoncellement diffus de nuages. La blancheur du marasme dans lequel l’appareil s’engouffrait tranchait singulièrement avec le noir continu que ses nerfs optiques fatigués croyaient encore devoir lui envoyer.
Son plan était simple, fuir. Son père n’était plus que l’ombre de lui-même. Prisonnier d’une hystérie mégalomane qu’aucune averse ne parviendrait jamais à effacer. Lake avait fait le deuil de leur relation. L’avenir que lui avait laissé entrevoir Len ne lui offrait guerre plus d’opportunités. Lake avait passé la nuit à réunir toute la bonne volonté dont il était capable mais cela n’avait pas suffi à lui faire croire à ces histoires de magie.
Quelque chose d’autre le dérangeait. Une partie de sa mémoire avait été scellé. Il ne se rappelait pas pourquoi il était là, au milieux de cet air carboné respiré depuis six mois par les passagers. Malgré l’étendue de ses nouvelles capacités intellectuelles, il était incapable de savoir qui il était vraiment et d’où il venait. La deuxième partie de son plan était encore plus simple, retrouver son identité. Il sauta de son lit à suspension et s’engouffra dans les longs couloirs du vaisseau spatial.
Lake pénétra sur la passerelle extérieure avec cette assurance feinte de ceux qui ont l’intention de commettre un acte hautement répréhensible. La lumière d’un soleil inconnu l’aveugla un instant.
« Petite Flaque, tu penses vraiment qu’un soleil peut aveugler un aveugle ? »
Le jeune héritier s’était habitué à ignorer cette voix intérieure qui lui était étrangère. Il avait été cryogénisé pendant six mois. Un effet secondaire, l’explication était là.
Le pont avant était noir de monde. Les passagers s’étaient amoncelés afin d’être les premiers à voir ce nouveau monde, berceau de leurs rêves. Malheureusement pour eux, la brume était omniprésente. Le vent battait violemment les parapluies noirs et blancs que les matelots tentaient de contenir. La déception pouvait se lire sur les visages. L’opportunité était, pour Lake, trop belle pour être ignorée. Il surprit deux yeux gris qui le fixait.
Len lui adressa un léger salut. Lake descendit les escaliers et se mêla à la foule pour rejoindre le Duc. Son père cligna distraitement des yeux sur son passage. Lorsqu’il se présenta devant lui, Lake aperçu les longs cordages en titane qui retenaient l’astronef au port. Il ne put réprimer un sourire.
- Bonjour père.
Aldous Lycoris lui répondit d’un signe de main ennuyé, comme s’il chassait une mouche sur son passage. Le Duc discutait avec un homme adossé au bastingage, sa bedaine énorme déjà pleine de la moitié du buffet. Lake compris qu’ils s’entretenaient d’un traité commercial. Un rire gras secoua violemment l’énorme boule humaine.
Maintenant.
D’un mouvement agile, Lake se glissa derrière son père. Une lueur de vengeance passa dans ses yeux noirs lorsqu’ils croisèrent ceux de Clark. Il était déjà trop tard quand ce dernier s’élançait pour empêcher l’héritier Lycoris de commettre l’irréparable.
De l’autre côté du bastingage pendait mollement le corps du Duc, prêt à disparaître dans la stratosphère. Len propulsa son corps vers le bastingage pour retenir le bras du Duc. Des cris épars fusèrent du pont, les passagers se précipitèrent pour assister à la scène. Une dame âgée parée d’or et de rubis tentait vainement de se dégager du gros commerçant qui était tombé à la renverse au passage de Len.
Lake profita de la confusion générale pour s’enfuir vers les cordages. Il s’agrippa solidement au métal froid et rampa avec une étonnante rapidité vers le port. Une fois sur le rivage, cent mètres plus loin, il se retourna vers le pont de l’astronef. Malgré lui, il ressentit une pointe de soulagement lorsqu’il vit son père s’extirper des bras de Len Clark.
Il reprit bien vite sa course lorsqu’il entendit le hurlement du Duc :
- Attachez cette maudite passerelle et ramener moi ce parricide !
Le souffle court il traversa un dédalle de ruelles poussiéreuses. Lake déboucha enfin sur une grande avenue. Des boutiques colorées aux vitrines sages s’alignaient à perte de vue. La netteté étonnante du paysage le déconcerta. Il demeura sur place, les bras ballants. Lake s’était fait une raison, il avait perdu la vue. Alors comment puis-je aussi bien voir ? Quel était cet étrange tour du destin…
Il ne percevait pas simplement les couleurs, les formes, les contrastes. Il respirait chaque insigne comme s’il connaissait l’endroit. La soupe aux herbes de « chez Herne » et l’odeur si particulière du grain du papier de « Jenkin’s ».
Lake se laissa aller. Ses sens se décuplèrent. La ferraille, les machines morbides. Rien de tout cela ne semblait exister ici. Les passants portaient des couleurs vives, éclatantes de fraîcheur. Un homme barbu exhibait sa tignasse flamboyante sur une redingote vert forêt tout en discutant avec un jeune homme affublé d’un pantalon de velours rouge. Ils riaient de bon cœur alors que derrière eux, une vieille femme en robe bleu pénétrait chez un tailleur nommé « Pendagron ».
Un bruit sourd et régulier vint interrompre la transe de Lake. Des pas précipités. Il était poursuivi.
La pluie tombait toujours. Martelant son visage comme un baptême divin. Son corps se remit machinalement à courir, glissant parfois sur les flaques de la route pavée. Len Clark déboucha bientôt derrière lui, accompagné par cinq sbires aussi communs qu’athlétiques.
Du sang coulait des mains de Lake. Les boutiques joyeuses défilaient dans un accordéon d’odeur et de sens. Brusquement sa poitrine heurta quelque chose d’aussi dur que la pierre. Des cheveux blonds comme la cendre et deux yeux gris se posèrent sur lui. Le souffle court la fille s’emporta :
- Bon sang vous pourriez regarder où vous allez !
Elle se retourna anxieusement vers la contre-allée d’où elle avait débouché. Lake sut qu’elle était également poursuivie. La jeune fille vit débouler Len Clark. Elle semblait le reconnaître. Jetant un coup d’œil inquiet à Lake, elle fronça ses sourcils fins. D’un geste vif, elle agrippa le poignet de Lake et l’entraîna en avant. Un homme roux s’était joint à Len dans la poursuite.
Une vingtaine d’hommes s’élançaient maintenant après eux. Avec elle, Lake voyait ses chances de s’en sortir s’amenuiser. Elle tourna soudain à droite. Ils escaladèrent des étals et une échelle en bois. Une fois sur les toits, leur pas se fit plus léger. La pluie avait de nouveau invoqué un brouillard bienveillant qui les dissimulait de leurs bourreaux.
La fille s’arrêta brusquement et palpa de sa main libre le rebord d’une cheminée. Elle sourit imperceptiblement et lâcha enfin le poignet de Lake.
Ce fut à la fois comme un soulagement et un déchirement. Il n’avait jamais ressenti de sentiment aussi contradictoire. Comme s’il avait été doux de perdre sa liberté.
Son poignet le brûlait affreusement. La fille ne sembla pas remarquer cette étrangeté le moins du monde, elle lui ordonna :
- Sautez.
Lake recula d’un pas. Elle s’impatienta :
- Si vous voulez vivre libre, sautez !
Je suis coincé se dit-il. Il sauta.
Ils se retrouvèrent dans un salon coquet. Elle l’entraîna derrière un sofa vert et attendit. Quelques secondes plus tard, deux silhouettes masculines se découpèrent derrière les rideaux.
- Quelle coïncidence étonnante, Monsieur Len Clark en personne.
La voix de Len parvint distinctement à leurs oreilles :
- Etonnante n’est pas le terme approprié.
- Je me demandais à tout hasard, cher membre supérieur de l’Ordre, si vous n’aviez pas croisé une jeune fille aux cheveux de cendre.
- Elle a encore filé ? Votre incompétence mon cher Rouge aura toujours le don de me surprendre.
- Pas autant que la vôtre Clark, laisser l’héritier Lycoris dans la nature. Le seul Porteur à avoir perdu la vue. Je ne suis pas sûr que l’Ordre appréciera…
- Des menaces directes à votre supérieur plus la perte d’un réceptacle au potentiel inconnu. Etes-vous suicidaire Rouge?
- Assez. Ils sont ensembles.
- Ils sont ensembles.
- C’est…
- Dangereux.
Les voix s’estompèrent mais Lake n’écoutait plus. A l’intérieur de son poignet des marques de doigts se dessinaient. Celle-là même que la fille avait laissé. Elles disparurent brusquement et une lumière blanche dessina des arabesques complexes à même sa peau. Les yeux gris de la jeune fille suivirent le tracé avec une mine horrifiée. Elle murmura :
- Non. Pas la marque.
Aldous est une ordure, l'image de lui pendant dans le vide me réconforte un peu ;p