Le bal

Le prince se réveilla quelques heures plus tard, le corps courbaturé par la tétanie de ses muscles. À contrecœur, et en échappant une grimace, il s’extirpa de son lit avec le moral réduit à néant. Son cœur saignait de tristesse, et aucune rencontre ne pourrait l’aider. Il ne désirait que s’échapper de cet endroit sordide, et ne jamais y revenir. 

Les domestiques lui apportèrent sa tenue pour le bal, choisi par son père dans les tissus les plus nobles qui soient. Les fils étaient d’or et les bottines lustrées. Ils le coiffèrent et nettoyèrent son visage gonflé afin de rendre le tout présentable à la cour. Puis Jimmy l’escorta à travers les couloirs dans un silence de mort.

Ses parents l’attendaient pour accueillir les premiers invités. Il les rejoignit sans leur accorder un seul regard. Si sa tête se gardait haute, ses espoirs s’enfonçaient au plus bas. Jimmy s'inclina devant la famille, puis il s'éloigna en adressant un dernier regard encourageant au prince. Dorénavant, son rôle consistait à veiller sur sa sécurité de loin.

Les premières familles arrivaient mais le prince ne s’égaillait pas pour autant. Il lâchait de polis sourires quand elles se présentaient devant lui avec des fils et des filles tirés à quatre épingles. Tous de beaux et forts alphas qui s'intéressaient à la couronne et aux pouvoirs qu’elle conférait. Plus la soirée avançait et plus l’oméga s’impatientait. Son regard vide d'intérêt parcourait les loups qui dansaient devant lui. Des omégas à marier faisaient les yeux doux aux prétendants et des couples se formaient devant son nez. Les mères discutaient des dernières rumeurs près des petits fours, et les pères vantaient leurs affaires florissantes.

Thélio exprima un soupir de lassitude pour masquer son énervante jalousie. Son alpha lui manquait tellement. Lui aussi voulait sentir sa cage thoracique se remplir de sentiments divers et forts qui le rendraient vivant. Que son âme s’enflamme d’amour pour remplacer la froideur que son père et sa couronne inséraient en lui. Un sourire ironique se dessina sur son visage et il secoua la tête. Le voilà à désirer se soumettre à un alpha. Comment son envie de gouverner par ses propres moyens pouvait-elle s’ajouter à celle de trouver son âme-sœur ? Ses propres contradictions le rendaient fou.

La soirée était bien entamée lorsque les souverains autorisèrent les alphas à se présenter devant Thélio. Ces derniers se précipitèrent en bas de l'estrade, impatients de passer un instant en tête à tête avec le plus beau des joyaux du palais.

— M’accorderiez-vous cette danse, Votre Altesse ?

Le visage de Thélio se crispa d’un sourire et accepta la main que lui tendait le premier homme arrivé, sous le regard satisfait de ses géniteurs.

Ce beau jeune loup était Carlys, le premier fils du conseiller Saquir. Il l'entraîna au centre de la piste et ils commencèrent leur dance. Tous les regards se braquaient sur eux. Le prince répétait les mouvements qu’il connaissait par cœur, passant outre la raideur de ses jambes. L’alpha parlait, mais il ne l’écoutait pas. Rien qui ne sortirait de sa bouche ne pourrait l'intéresser. Après tout, que pourrait-il avoir de nouveau à lui raconter depuis le dernier bal ? Si aucune étincelle ne jaillissait en Thélio, Carlys ressentait toute une déflagration. Heureusement, sa bonne éducation primait sur sa nécessité de posséder le prince, et ils se séparèrent à la fin de la danse. Thélio le salua poliment et Carlys le lui rendit avant de s’éloigner pour ne pas être trop insistant.

L’oméga n’effectua pas plus d’un pas avant qu’un nouvel alpha lui réclame une danse qu’il fut contraint d’accepter. La soirée allait être longue. Celui qu'il attendait n'était pas là. Il soupira discrètement de désespoir et reprit sa position. La bouche de l'homme s'agitait, mais il n'en écoutait pas un mot. Cet alpha aussi semblait gentil et bien élevé, mais ça ne marchait toujours pas pour Thélio. Son odeur était trop dure et puissante, il ne l'aimait pas. Et sa main, pourtant à sa place sur sa hanche, l'énervait. Il souhaitait tellement que cette main soit celle de son âme-soeur.

Le beau blond accepta une dizaine d'autres partenaires de danse, espérant que le toucher de l'un d'eux provoque des battements effrénés dans son cœur. Mais rien de semblable ne se produisit. Aucune odeur, aucune gestuelle, aucun physique ne ressortait du lot, ne l'attirait.

Il prit donc quelques minutes pour se reposer un peu, promettant une danse à tous les alphas qui se présentaient à lui sur son trajet pour le jardin. Il prit au passage une coupe de champagne sur le plateau d'un serveur et sortit par la grande baie vitrée. La musique répétitive de l’orchestre devenait insupportable et le calme de la nuit apaisait ses tensions. Son dos s’appuya contre l’un des murs du palais, dans son ombre plus exactement. Sa tête se dirigea vers la voûte céleste cachée par les nuages. Sa langue claqua, et le liquide se mit à tourbillonner fiévreusement entre ses doigts. Cette soirée le mettait en rogne. La personne destinée à le rendre heureux n’y était pas et le ciel se gardait de toute clémence. Ses derniers espoirs volaient en éclats, comme son verre qu’il venait de fracasser contre le sol.

Son corps se replia sur lui-même et de sa bouche s’extirpaient des malédictions contre sa propre personne, ses parents, et la lune.

Pourquoi diable à chaque bal s’imaginait-il trouver le bel amour ? Qui l’avait conditionné à cette recherche inlassable de son partenaire, qui abuserait de lui sans aucun doute ?!

Son cri de rage se ravala alors que des millions de frissons de colère dansaient sur son épiderme. Ce même scénario le traversait chaque veille de bal. Ce regard incandescent qui l’envouterait lorsqu’ils se croiseraient. Comme hypnotisé, il se rendrait de lui-même auprès de ce bel inconnu qui le contemplerait approcher avec envie. Peut-être se lécherait-il les lèvres devant la proie qui se jetait dans la gueule du loup. Thélio s’en fichait, et accepterait sans une once d’hésitation la main qu’il lui tendrait. Une ardeur irradierait son corps à ce contact, et les pupilles perdus dans celles de l’autre, ils danseraient jusqu’à ce que leurs jambes leur fassent mal.

Un sourire aigre-doux naquit sur les lèvres de l’oméga. Ses propres songes le rendaient incertain de ce qu’il désirait vraiment. Son cœur voulait l’amour, son cerveau l’indépendance.

De lointains rires gras le sortirent de sa torpeur. Le temps courait et les alphas s'impatientaient. Sa main ébouriffa ses cheveux d’un geste las et il se redressa sur ses appuis, prêt à retourner en enfer. Mais un mouvement dans sa vision périphérique détourna son attention. Ses sourcils se froncèrent lorsqu’il identifia une créature qui longeait le mur. Elle était à une cinquantaine de mètres de lui, mais il voyait nettement sa démarche suspecte. Tête basse, des pas feutrés sur les graviers, et un pelage sombre qui la fondait dans l'obscurité de la nuit. À chaque fenêtre, le loup se redressait sur ses deux pattes arrière pour observer l'intérieur du bâtiment. Son ombre se projetait alors sur l’herbe pour quelques instants.

Un instinct de survie aurait dû parcourir l’oméga face à cet intrus, mais rien n’y fit. Ses yeux continuaient de contempler la bête avec une curiosité inédite.

Le vent se projeta dans le dos de Thélio, et apporta son odeur au canidé. Dès que celui-ci la flaira, son corps s'immobilisa. Ses paupières se fermèrent et sa tête se releva pour en saisir chacune des saveurs. Ses narines se dilataient de gourmandise et sa queue commençait à remuer doucement.

Les paupières du loup papillonnèrent, et ses orbes se posèrent sur l’origine du parfum. La respiration de Thélio se coupa net.

L’animal ne brisa pas le contact visuel lorsqu’il reposa ses antérieurs au sol. L’humain entama une démarche lente dans sa direction donc sa queue vint se ranger entre ses pattes arrière. Son poil se dressait sur échine alors qu’il reculait, la tête basse et les babines frémissantes. L’oméga était capturé par ses yeux brillants dans la nuit, ses jambes avançaient d’elles-mêmes vers lui. Les dangers qui planaient sur son être n'existaient plus. Mais plus il s'approchait, plus la bête reculait sans jamais lui tourner le dos. Thélio ne savait même pas pourquoi il s'aventurait ainsi vers lui alors qu’il pourrait lui sauter à la gorge et le tuer d'un simple coup de crocs.

C'était juste incontrôlé. Sentir son coeur battre plus fort à chaque pas était exquis et angoissant.

La distance qui les séparait diminuait, la pression de l’animal augmentait. Quand cela devint insupportable pour lui, il fit demi-tour et se sauva à grande vitesse.  Thélio ne réfléchit pas et se lança à sa poursuite.

— Attends ! Reviens ! le hélait-il.

Le loup se dirigeait droit vers la forêt. Thélio le perdrait et ne le reverrait jamais. Il accéléra la cadence mais cela ne suffisait pas face au loup qui galopait déjà loin devant lui.

La seule chose que le prince gagna fut une idiote et humiliante chute. Sa tenue lourde l’encombrait et sa vitesse inédite l’embrouillait dans ses pas. Un couinement de surprise et de douleur lui échappa quand son visage rencontra le sol. Il pesta et se releva avant qu’on ne le remarque étalé par terre. Son regard se posa en face de lui. Le loup s'était arrêté à l'orée de la forêt et le fixait avec la tête penchée.

Thélio s'épousseta pour évacuer sa honte face à l'animal qui l'observait, la langue bien pendue à cause de sa course.

— Hum... Gêné, Thélio se racla la gorge. 

Cependant, obtenir de nouveau l’attention du loup remonta sa joie. Ses yeux n'étincelaient pas dans la nuit et aucune lueur colorée ne se distinguait. Si bien que l’idée qu’il s’agissait d’un réel loup sauvage traversa l’esprit de l’oméga. Toutefois, il secoua la tête, il n'y en avait plus dans cette région du monde.

De plus, un pressentiment inconnu lui disait qu'un homme se trouvait bien à quelques mètres de lui. Un homme tout aussi perturbé que lui. Thélio entreprit de faire de nouveaux pas vers lui, dont chacun représentait un défi. Il avançait lentement puisqu’il ne voulait pas que la bête reprenne peur et fuit de nouveau. À chaque nouvelle foulée, les muscles du loup se tendaient un peu plus, appréhendant l'arrivée du garçon à son niveau. Et comme la fois précédente, quand Thélio ne se trouvait plus qu'à une petite dizaine de mètres, le loup se redressa sur ses quatre pattes, prêt à s'enfuir. Cette fois-ci, Thélio ne se précipita pas sur lui et s'immobilisa. Il devait le rassurer avant de pouvoir l’atteindre.

— Ne pars pas, je ne te ferais pas de mal.

Sa voix profonde glissa aux oreilles du loup qui se détournèrent de la forêt. L’oméga masqua sa joie, toute l’attention de l’animal se dirigeait maintenant vers lui, ce qui lui permit d’effectuer deux petits pas. Son corps s’arrêta dès lors que l’une des oreilles du loup repartit en direction de la forêt.

— Viens. N'aie pas peur. 

Lui parler semblait fonctionner, car son oreille revint vers lui. Ils ne se lâchaient pas du regard et le prince sentait son coeur s'accélérer. Des frissons le prenaient pendant que la distance entre eux diminuait. Les yeux du loup transperçaient son âme, sa queue remuait doucement et son poil luisant dansait au gré du vent. Tout son être semblait attentif au moindre son sortant de la bouche de l’oméga. Si bien que lorsque Thélio fut assez proche pour le toucher, il n'avait toujours pas fui.

Le prince tendit sa main avec le désir de le caresser, mais les babines qui se retroussèrent le ravisèrent. Recevoir un coup de dents parce qu’il avait offensé le loup ne lui plaisait guère. Il se mettrait bien à genoux pour être à sa hauteur, mais, dans une once de lucidité, sa raison le rattrapa. Placer son visage face aux crocs d’un inconnu était une prise de risque inconsidéré. De toute manière, se perdre dans son regard suffisait à le plonger en transe. Les lumières du palais dansaient dans ses iris. Thélio y voyait le ciel étoilé qu’il n’avait pas pu contempler ce soir.

Puis le canidé osa effectuer un geste en avant pour que sa truffe frôle la main de l’oméga. Son museau humide le chatouilla alors qu'il le reniflait attentivement.

Le loup se recula, détailla une dernière fois son visage, et disparut dans la forêt.

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