Le soir des résultats, la rédaction était plus agitée que d’ordinaire. Axel se tenait dans un petit coin, auprès de Louise. Les télégrammes portant les résultats des provinces ne cessaient d’arriver. À chaque fois, Aurélie les ouvrait, proclamait les scores, et une journaliste notait sur une grande carte le résultat. Les Irlandaises avaient voté indépendantistes. Les résultats des colonies étaient connus depuis la veille ; sans surprise, les votes allaient aux conservatrices.
– Elles sont bien placées, jugea Louise avec un regard vers la carte.
– Combien de sièges leur faut-il pour obtenir la majorité ?
– Au moins 321. Elles en sont à… 128, contre 94 pour les progressistes et 31 pour les indépendantistes.
Les Rhénanes votaient progressistes. L’écart entre les deux partis se resserrait.
– Province d’Upland : une indépendantiste, une progressiste et trois conservatrices ! Annonça Aurélie.
– C’est chez moi, fit remarquer Axel sans réfléchir.
– Oh, vous êtes suédois ?
– Vous ne saviez pas ?
– Je pensais que vous parliez la langue, pas que vous en étiez originaire. Vous n’avez pas un nom suédois.
– Mon père est lidennois. Avez-vous lu la série que j’avais écrite décrivant mon pays ?
– C’était vous ! J’ai toujours cru que ç’avait été écrit par une femme. C’était passionnant. Je suis de Némauze, je ne suis jamais allée plus loin que la côte Nord pour des vacances.
– Je ne suis jamais allé à Némauze. C’est joli ?
– Très joli. Il y a des ruines romaines. Le temple de Minerve est en service depuis presque deux mille ans !
Ils oublièrent les résultats et échangèrent gaiement sur leurs cités respectives.
Il était presque l’heure de la proclamation officielle lorsque Mme de Manze fit son entrée.
– Violette ! La salua Aurélie. Félicitations !
Louise se tut brusquement. Un coup d’œil à la carte leur apprit qu’elle avait remporté dans sa circonscription de province. Les résultats de la capitale étaient encore attendus.
– Merci, mais le plus dur est à venir.
– Voyons, ma chère, pensez-vous que Hert ait la moindre chance face à vous ?
– C’est bien possible, admit la candidate.
Mme de Malaterre sortit de son bureau, attirée par la voix de sa belle-sœur. Au même moment, Aurélie reçut un nouveau télégramme.
– Lisez-moi ça, dit-elle en le tendant à Mme de Manze.
– Oh ! Je suis élue !
– Toutes mes félicitations ! La félicita Mme de Malaterre.
– Je vous l’avais dit, fit Aurélie dans un grand sourire.
– Vous êtes trop aimable… minauda la nouvelle sénatrice.
Apercevant Axel, elle délaissa ses compagnes pour se rapprocher de lui.
– Mondamoiseau, votre travail m’a donné la plus grande satisfaction. Que diriez-vous de venir au bal que je compte organiser pour célébrer ma victoire ? Vous pouvez emmener votre compagne, bien sûr.
Trop surpris pour réagir, Axel bredouilla son assentiment. Louise rougit.
– Pensez-vous que je doive lui dire que nous n’avons aucun lien particulier ? Chuchota-t-elle à Axel.
La simple idée de se retrouver isolé dans ce genre d’événement lui donna le vertige.
– Je vous en prie, ne me laissez pas tout seul ! Je m’ennuierais comme un rat mort.
– Ne vous en faites pas. Je ne suis pas souvent allée à un bal de la haute. J’espère au moins que vous savez danser.
– Je n’en sais rien, à vrai dire. Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion de pratiquer.
– Eh bien, ce sera l’occasion de le voir, jugea Louise.
Une exclamation fusa :
– Majorité aux conservatrices !
Les derniers résultats étaient tombés. La majorité leur avait été largement accordé. Axel se sentit étrangement déçu pour Francanella.
– Fêtons ça ! Proposa quelqu’un.
Une bouteille et des verres apparurent comme par magie.
Il était bien plus tard quand Louise et Axel ressortirent de la rédaction. Elle chantonnait à mi-voix ; il avait l’impression de flotter. Traversant une rue pour raccompagner son amie chez elle, ils se heurtèrent à une silhouette connue.
– Ohé, Francanella ! La salua Axel. Dommage pour vous, eh ?
Elle jeta un coup d’œil au couple et commenta aigrement :
– Pas une défaite pour tout le monde, apparemment. Je comprends mieux pourquoi vous vous arrangez toujours pour me fuir.
Elle les contourna et s’en alla. Il resta abasourdi.
– Une copine à vous ? Demanda Louise. Elle avait pas l’air gentille
Elle reprit sa chanson sans plus s’en soucier. Axel ne réalisa que le lendemain matin, après un verre d’eau et un solide petit déjeuner, la portée des sous-entendus de la journaliste. Elle ne croyait quand même pas que… Zut, alors.