Un très vieil homme était assis sur un banc dans un jardin public. Il était penché en avant et ne bougeait pas. Il était immobile depuis des heures. À quoi pouvait-il bien penser pendant toutes ces heures ?
De l’autre côté de l’allée de graviers, une jeune-fille avait pris place sur une chaise métallique mise à disposition des promeneurs. Elle avait apporté un livre avec elle, et s’était installée à l’ombre pour lire. Depuis son arrivée, elle ne cessait de parcourir la première page du premier chapitre, sans avancer dans sa lecture. Ce n'était pas que l’histoire ne lui plaisait pas, mais le vieil homme en face d’elle l'intriguait. Elle levait les yeux vers lui et se demandait à quoi il songeait. Ses yeux étaient grands ouverts et pourtant il semblait ne rien voir. Avait-il un problème de vision ? Il ne portait pas de lunettes, et son regard même à cette faible distance paraissait vide.
La jeune-fille, qui s’appelait Elzelina, finit par poser son livre ouvert à l’envers sur la chaise à côté d’elle. Au lieu de lire, elle se mit à rêver. Elle laissa son esprit divaguer vers des horizons inconnus, au gré de son imagination. En quelques instants, elle était partie ailleurs. Même si son corps restait sur la chaise métallique, elle était déjà bien loin du jardin public. Elle volait au-dessus des toits, toujours plus haut vers les nuages, comme un oiseau. Et elle pouvait accélérer son allure pour aller encore plus loin et plus vite. Elle avait déjà atteint les frontières, la côte et les falaises où les vagues de l’océan venaient s’écraser. Elle se laissa tomber sur la plage de sable fin et s’approcha de la frange d’écume qui bordait le rivage.
Elle marchait le long de la mer et vit soudain une silhouette qui avançait devant elle. Elle pressa le pas et rejoignit l’homme qui se promenait sur le sable. Au loin, quelques gros rochers couverts d’aspérités étaient aspergés par la houle. Le vent forcissait et de gros nuages menaçants arrivaient par la mer.
Elzelina tourna la tête vers l’inconnu. C’était un vieil homme chenu qui trottinait avec peine. Il leva ses yeux fatigués et regarda Elzelina. Alors elle le reconnut. Elle l’avait déjà aperçu dans le parc. Il restait des heures assis sans bouger, sans parler, sans rien faire. Elle s’était souvent posé des questions sur la présence de cet homme à cet endroit. Et voici qu’elle le rencontrait et pouvait lui parler. Elle entrouvrit les lèvres, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle entendait les sons très nettement, le bruit des vagues, les cris des oiseaux marins, et même les pas traînants du vieil homme. Mais il lui était impossible d’articuler un mot.
– Je ne saurai rien de son histoire, pensait Elzelina avec tristesse. Pourtant, j’aurais bien aimé comprendre pourquoi il reste si longtemps sans bouger. Médite-t-il ? Se perd-il dans des circonvolutions d’idées ? Que fait-il ?
Ils arrivèrent devant les rochers hostiles. Maintenant la mer était démontée et le ciel avait pris une teinte noire sinistre. De grosses gouttes tièdes se mirent à tomber. D’abord, elles furent éparses puis elles se densifièrent. Et bientôt la pluie devint drue. Elle fouettait les visages sans pitié.
Elzelina et le vieil homme se mirent à grimper sur les rochers pour trouver un abri. L’orage se déchaînait au-dessus de leurs têtes. Les pierres étaient glissantes, ils se raccrochaient comme ils pouvaient pour ne pas tomber. Au-dessous, la marée était montée. La plage avait disparu. S’ils chutaient, ils tomberaient inexorablement dans l’écume sauvage et disparaîtraient. Cette idée était terrifiante, pourtant Elzelina n’avait pas peur.
Étonnamment, le vieil homme escaladait les énormes blocs plus aisément qu’elle. Il montrait une agilité inattendue et gravissait la pente plus rapidement qu’elle. Comment faisait-il avec ses yeux vides pour voir où passer au milieu des crevasses et assurer ses prises ?
Ils atteignirent enfin après de nombreux efforts le haut de la falaise. Le temps avait semblé s’étirer à l’infini jusqu'à ce moment. Il avait été si facile de voler jusqu’à la plage, alors que remonter la paroi avait été une torture. Elzelina n’y comprenait plus rien. Elle n’avait su qu’une chose, elle devait atteindre le point culminant de l’amoncellement de rochers coute que coute, comme si sa vie en dépendait.
Il pleuvait toujours. Au sommet, une homme les attendait avec un grand parapluie noir déployé. Il était jeune et avenant. Il avait une haute stature et se tenait droit comme un i, affrontant le vent et les embruns sans faillir. Elzelina l’admira pour sa force et son assurance. Trempée, elle vint se réfugier à ses côtés sous le grand parapluie.
– Est-ce que je le connais lui aussi ? se demandait-elle en jetant de petits coups d'œil sur le côté pour tenter de l’identifier.
Le vieil homme s’était abrité de l’autre côté du jeune homme. Tous trois se mirent à avancer sur la falaise glissante, sous le grand parapluie noir. Et soudain, alors que rien ne le laissait présager, l’orage cessa. Le soleil brilla aussitôt. Une brise venue de la mer sécha les herbes qui se courbaient sous son souffle. Des petites fleurs s'épanouissaient au milieu des buissons ras. Le ciel était à nouveau bleu. Des nuages blancs cotonneux s’installèrent en altitude, comme s’ils veillaient sur le beau temps. Le jeune-homme ferma le parapluie et le secoua. Les gouttes d’eau s’éparpillèrent tout autour de lui et s’irisèrent aux rayons de l’astre du jour.
– Nous n’en avons plus besoin maintenant, dit-il avec un sourire.
Ils poursuivirent leur marche. Le paysage changea. Ils avançaient vite sur une route pavée qui traversait la campagne. Ils se trouvaient au milieu des champs cultivés. Après un croisement, Ils tournèrent dans une allée bordée de platanes qui menait à une grande maison. Du feu sortait de la haute cheminée. Pourtant il faisait chaud, c’était assez curieux. Elzelina n’osait rien dire et ne savait pas où la mènerait cette promenade. Elle n’avait toujours aucune idée concernant le vieil homme et pourquoi il était là. Quant au jeune-homme qui était venu les chercher, elle se demandait aussi qui il était.
À l’extrémité de l’allée, ils arrivèrent devant la demeure. Le jeune-homme monta l’escalier du porche et ouvrit la porte. Elzelina et le vieil homme pénétrèrent à sa suite dans un long couloir sombre. Le jeune-homme déposa le parapluie contre le mur et, s’effaçant, proposa d’un geste de la main à ses invités d’entrer dans une pièce à gauche. C’était un salon richement meublé. De hautes flammes crépitaient dans la cheminée.
Ils vinrent s’asseoir dans des fauteuils confortables devant le feu. Leurs vêtements avaient presque séché pendant la longue marche, mais ils restaient humides après l’orage. La chaleur du feu faisait du bien. Une porte s’ouvrit derrière eux et une femme s’avança vers eux. Elle portait un plateau chargé de tasses et d’une théière. Il y avait aussi des assiettes et des biscuits. Le vieil homme restait stoïque et droit sur son fauteuil. Il ne disait toujours rien. Mais lorsqu’il aperçut les tranches de gâteaux, il se précipita dessus pour les manger. Il but abondamment du thé, comme s’il mourait de faim et de soif.
Elzelina se sentait mal à l’aise. À quoi rimait toute cette mise en scène ? Qui étaient ces gens qu’elle ne connaissait pas et avec lesquels elle n’avait rien à faire ? Elle leva les yeux. Le jeune homme lui tendait une assiette et une tasse. Il lui souriait. Elle se concentra sur son regard amical. Que lui voulait-il ?
– Non, merci, parvint-elle à murmurer.
Enfin des mots sortaient de sa bouche. Et soudain elle se mit à parler, mais elle était incapable de comprendre ce qu’elle était disait. Une logorrhée inaudible s'échappait d’entre ses lèvres. Le jeune homme agita la main pour la faire arrêter.
– Pourquoi suis-je ici ? dit-elle une fois calmée.
– Buvez et mangez un peu, répondit le jeune-homme. Vous êtes perturbée, vous avez besoin de vous reposer. Après la collation, je vous emmènerai dans votre chambre.
Elzelina le dévisagea avec surprise, même si à ce stade plus rien ne devait l’étonner.
– Vous voulez que je dorme ici ? s’exclama-t-elle, mais je veux juste rentrer chez moi. C’est un cauchemar. Et pourtant, tout avait si bien commencé …
– C’est plutôt un rêve ! Racontez-moi, dit le jeune-homme en s’asseyant à côté d’elle.
– Eh bien, j’étais dans ce parc et je voulais lire à l’ombre d’un arbre. Je m’étais assise. Mais ce vieil homme devant moi qui ne bougeait pas m’intriguait. Je ne pouvais plus lire. D’ailleurs, je n’ai pas lu du tout. Alors j’ai commencé à rêvasser. C’était si agréable de voler dans les airs.
– Je comprends, dit le jeune-homme d’un ton plein d’empathie.
– Et j’ai retrouvé le vieil homme sur la plage, il marchait devant moi. Puis l’orage a éclaté. Et à partir de ce moment-là, tout est allé de travers.
– Comment ça ? insista le jeune-homme.
– La mer est montée, nous avons dû escalader les rochers, les pierres glissaient, il pleuvait sans cesse, expliqua Elzelina.
– Vous ne risquiez rien, fit le jeune-homme.
– Vous croyez ? Je n’en suis pas si sûre. Mais comment le vieil homme pouvait-il gravir une pareille falaise ? insista Elzelina.
– Vous vous posez bien trop de questions, répondit le jeune-homme. Puisque vous ne voulez pas monter dormir dans votre chambre, vous devriez commencer à lire votre livre.
– Mais comment le pourrais-je, s’écria Elzelina, il est resté dans le jardin, sur ma chaise.
– Mais non, voyons, rétorqua le jeune-homme, regardez, il est juste à côté de vous, là, sur la table.
Elzelina tourna la tête et abaissa son regard. Son livre était posé sur la table, ouvert à l’envers.
– Comme c’est étrange, dit-elle, on dirait que j’ai déjà lu de nombreuses pages.
– C’est bien possible, répondit le jeune-homme.
Elle attrapa le livre et se mit à le lire. Elle ne se rendit pas compte à ce moment-là que tout le décor se métamorphosait autour d’elle. Lorsqu’elle leva les yeux, elle vit le vieil homme assis sur le banc de l’autre côté de l’allée dans le jardin public, immobile. Et devant elle, le jeune-homme se penchait pour lui rendre son parapluie qui avait glissé par terre.
Il avait plu quand elle était venue jusqu’au parc. Il restait des flaques sur le sol, mais sous les arbres, tout était sec. Le bourdonnement du boulevard résonnait au loin, le va et vient permanent des voitures ressemblait au ressac de l’océan.
Elle sourit au jeune-homme.
– Merci beaucoup, dit-elle, j’ai dû le faire tomber sans m’en apercevoir.
– Aucun problème, répondit le jeune-homme.
– Il fait humide maintenant, ajouta Elzelina en se levant. J’ai un peu froid. Je vais rentrer.
– Je vous offre un café ? proposa le jeune-homme.
Ils s’éloignèrent vers la sortie du jardin. Sur son banc, le vieil homme solitaire leva la tête et ses yeux brillèrent. Un fin sourire s’esquissa sur ses lèvres. Puis il se leva et s’en fut à son tour dans la direction opposée.