Florentin passa la tête dans l’atelier de sa mère et observa Eva en pleine confection des manches d’une robe droite, sans fioriture. Cela faisait trois mois qu’elle travaillait chez Hélène. Chaque matin, alors que le coq de Guerre-Tuiles (nom de la demeure) chantait le plein soleil, le jeune homme apportait aux deux couturières un encas ; une théière, deux tasses et des palets à la fleur d’oranger. Il les saluait aimablement et inscrivait dans son esprit la joie retrouvée de sa mère et le sourire ensorcelant d’Eva, puis il partait et s’occupait de la maison. Même si en apparence sa mère se trouvait mieux, lorsque Eva rejoignait son père, Hélène retrouvait ses illusions. Il était peut-être encore tôt pour la croire hors de danger.
— Florentin ! Tu amènes le goûter ?
La jeune femme piqua son aiguille dans un œuf en mousse et d’un geste doux, remit sa barrette qui maintenait sa frange loin de ses yeux.
— Ma mère, n’est pas là ?
— Oh ! Je lui ai proposé de boire le thé avec mon père. Je me suis dit que cela leur ferait du bien. En les laissant, je n’ai pu résister à les épier. Malheureusement, ils ne parlaient que de leur tristesse.
Elle prit une mine abattue, soupira, ses épaules se haussèrent, sa poitrine généreuse se souleva.
— Qui sait ? Ils finiront par se guérir.
— Ne perdons pas espoir, acquiesça le jeune homme.
Il déposa le plateau sur la table devant la seule fenêtre de la pièce et invita Eva d’une main amicale. Dehors le printemps se consumait. Il laisserait bientôt sa place à l’été. Hélène aimait les grosses chaleurs et le soleil ardent. Ce sera un renouveau, souhaita Florentin alors qu’il servait le lait au chocolat.
Installé, il détourna ses yeux d’Eva et jeta un regard dans le jardin de Jeandilon, le père de la jeune fille. Hélène émiettait un biscuit, la tête baissée et écoutait d’une oreille ce que pleurnichait l’homme, un poil plus jeune qu’elle. Il portait un pantalon à quatre épingles bleu foncé, une chemise à col froufroutante et un ruban noir dans ses cheveux bruns aux reflets châtains. La pâleur de sa peau prouvait qu’il avait passé d’innombrable jours enfermés. La maigreur de son corps montrait un manque d’appétit flagrant et sa taille longiligne n’aidait pas à atténuer cette impression. Il représentait la tristesse et le laissé-allé.
— Votre père n’a pas l’air en forme.
— Hum… Je ne vous le fais pas dire. Si je n’étais pas là, il ne prendrait même pas la peine de se lever et de s’habiller.
Eva porta la tasse à ses lèvres, la vapeur du liquide vint embrumer son visage et découvrit une pointe de malice dans ses yeux.
Encore, s’étonna Florentin intérieurement. Bien qu’il trouvât sa voisine à son goût et de jolies paroles, le jeune homme douta de sa sincérité. Eva dissimulait un secret derrière sa bonne humeur et son optimisme à toute épreuve. Elle manquait de naturelle, se forçait à paraître irréprochable. Était-ce devenu une habitude ? Faire croire aux autres que tout allait bien dans le meilleur des mondes ? Eva fixait son père avec un tel émerveillement que Florentin se résigna à lui faire tout à fait confiance. Une résistance naissait en lui, comme si un mauvais pressentiment flottait au-dessus de sa tête.
Les yeux gris d’Eva se posèrent dans les siens et son sourire éblouissant lui confirma l’étrangeté de la jeune femme. Il n'arrivait pas à effacer cette impression de ce faire balader.
— Votre père semble bouleversé, cependant, vous ne parlez jamais de votre mère.
La douceur qui résultait de sa voix cherchait un fait pour condamner Eva et affirmer qu'un événement désagréable s'abattrait prochainement.
— Maman était souvent en déplacement pour son travail, j’étais à l’école quand elle rentrait. Je passais le plus clair de mon temps à la croiser. Mais papa la voyait plus que moi, ils se connaissaient de si longtemps. Maman était une indépendante, courant après ses rêves et les réalisant.
Une pointe de rancœur agita les pupilles de la brunette.
— Vous aviez une relation compliquée avec elle ?
— D’une certaine façon. Je pense que maman aimait mon père et sa propre existence, plus que moi. Quand elle est morte et que nous avions commencé, mon père et moi, à ranger ses affaires, j’ai trouvé de vieux journaux intimes. Une phrase m’est restée en tête : « Jeandilon veut des enfants. Moi, pas. Dois-je lui en donner un pour ne point le perdre ? ».
Eva détourna son regard le reporta vers son père en contrebas. La pièce se refroidit, le silence s’étendit. Florentin ne savait quoi dire à cette révélation. Était-ce la vérité ?
— Pardon, je n’aime pas trop parler de ma mère.
— Ce n’est rien. Que diriez-vous d’une promenade après votre travail ?
— Hum… Avec plaisir. Mais pas trop longtemps. Je ne veux pas laisser mon père seul trop souvent. C’est qu’il n’est pas à l’abri de faire des bêtises.
— Je comprends.
Florentin termina sa tasse et laissa l’assiette de biscuits sur la table, avant de reprendre le plateau et s’éclipser. Eva lui parut soudain étrange. Elle n’était plus la belle jeune femme rencontrer un après-midi pluvieux, non, elle devenait la couturière de sa mère, la fille qui cachait un secret, une noirceur. Après avoir regardé plusieurs fois ses mains, ses doigts, Florentin se demandait combien de temps elle n’avait pas cousu. Rien n’indiquait qu’elle fut un jour engagée dans un magasin de couture. Puis il y avait son maintien, cet aspect de jeune bourgeoise. Le dos toujours droit, un air maniéré, un goût particulier pour la mode. Elle portait des toilettes peu conventionnelles pour une jeune femme de la populace. Le père et la fille contrastaient avec leur vieille chaumière. Même Hélène qui était née de bonne famille et dont le nom fessait le tour d’Eurobia, ne semblait à ce point en désaccord avec le décor du quartier où elle vivait depuis trente ans.
*
Les mois passaient et les larmes laissaient place aux rires. Hélène, bras-dessus, bras-dessous avec Jeandilon, ne parlait presque plus d’Honoré et quand elle le faisait, Florentin sentait que son père avait pris place sur l’étagère des beaux souvenirs.
Bientôt, le jeune homme n’eut plus besoin de garder un œil sur sa mère ou sur la maison. Plus besoin de cacher les objets coupants, à vérifier si Hélène prenait ses médicaments et s’il s’agissait de la bonne dose. Il se levait le matin, avec l’odeur des brioches à peine sorties du four, comme lorsque son père était encore là. Sa mère avait repris goût à la vie et Jeandilon en était la cause.
Debout, la tête posée sur l’encadrement de la cuisine, Florentin épiait Hélène sourire. Elle exerçait des va et vient de la cuisine à la salle à manger, pivota sur elle-même et enfin elle tourna son regard vers lui.
— Tu es levé ? Si tôt. Va donc te recoucher.
— Je ne dois pas prendre l’habitude de me lever tard. Comme tu sembles aller bien mieux, je vais essayer de convaincre mon ancien patron de me reprendre.
— Tu veux retravailler ? Tu sais bien que ma fortune peut te permettre de ne pas le faire. Pourquoi ne reprendrais-tu pas le théâtre ?
— Ce n’est plus une passion qui me convient, puis, je ne veux pas profiter de la facilité et je t’avoue que j’aime la menuiserie. J’ai toujours adoré toucher le bois, lui donner une forme, remodeler son âme.
— Eh bien, si c’est ce que tu veux. Je peux t’accompagner et expliquer à ton patron. Il compatira, certainement.
— Non, ça va aller. J’ai vingt-sept ans, je suis un grand garçon. Puis, tu dois terminer la robe. Je crois que Mademoiselle Alphonsine doit l’essayer aujourd’hui.
— Oui, tu as raison. Ce ne serait pas raisonnable. Viens donc manger, j’ai cuisiné. J’en apporterais à Jeandilon et à Eva. Aujourd’hui, c’est son jour de congé.
Hélène allongea le pas, dans un pantalon ample qui ressemblait à une jupe longue. La table débordait de bonne chose. Un phare aux cerises côtoyait une tarte aux pommes, des palmiers aux chocolat, des madeleines, une assiette de navettes, des tranches d’un cake aux yaourts et des pichets de jus. Hélène avait retrouvé sa pèche habituelle et sa bonne humeur faisait plaisir à observer.
— Tu l’aime bien ?
Florentin suspendit sa main au-dessus de la table et chercha d’un regard gourmand ce qu’il dévorerait en premier.
— Eva ?
Florentin hocha la tête.
— Elle est si charmante. Toujours le sourire, toujours un mot réconfortant. Elle ressemble beaucoup à son père. Ils sont si avenants, emplis de bonté.
— Et Jeandilon, te plait-il ? dit-il, en mordant dans une part de brioche aux amandes.
Un sourire dessina ses lèvres et ses pupilles scintillaient d’espiègleries.
— Oh ! Florentin. Ce n’est pas comme ça. Que dirait ton père à cela ?
— Je suis sûr que papa est content de te voir si heureuse. Et moi aussi. On dirait que tu revis lorsque tu te promènes avec Jeandilon. Comme tu ris de bon cœur, et comme cela me fait du bien. Je n’ai pas de mots pour décrire l’état de mon âme quand je te vois radieux, maman.
Florentin attrapa la main de sa mère et la serra. Longuement, ils se regardèrent pour qu’enfin Hélène avoue :
—Tu as peut-être raison. Jeandilon est une personne que je peux aimer, si je me le permettais.
—Fais-toi ce cadeau. Pourquoi ne pas recommencer une vie à deux ?
Il s’interrompit, baissa la tête, soupira.
— J’aurais trop peur de te laisser seule. Avec lui à tes côtés, je me sentirai mieux. Je n’aurais pas la sensation de t’abandonner, de faire mon égoïste.
— Tu prévoies de partir loin de moi ? Egoïste ? Tu es l’être le plus généreux que je connaisse.
La femme caressa le visage de son fils. Ses yeux parlaient d’amour infini et son cœur chantait la reconnaissance. Florentin avait repris des couleurs. Il s’impatientait de reprendre sa route, son destin.
Évidemment que savoir son fils loin d’elle la peinerait, toutefois, c’était là le cycle de vie. S’aimer, créer, adorée avec passion, puis regarder son tout petit voler vers d’autres horizons.
– Je t’appellerais souvent, puis personne n’a dit que je vivrais à l’autre bout du monde. Et ce n’est encore qu’un projet.
– Je comprends. Je ne suis pas fâchée. Heureuse, pour toi. Bien… Je vais donc supplier l’univers de t’aider.
Elle embrassa la joue de son fils. Lui lança un tendre regard et vit, dans ses iris vert foncé toute la joie qu’il éprouvait à la voir reprendre du poil de la bête. Il fallait tourner la page et passer au chapitre suivant.
Hélène soupira, puis se détourna, une boule se formait dans sa gorge et elle sentait les larmes lui montaient aux yeux. Recommencer à vivre…
Elle enfourna de la patte à biscuit taillé en forme d’étoile. Son âme se tenait prête à inscrire la première phrase sur ce nouveau commencement. Elle se tourna vers la table, s’arma d’une Maryse et étala une ganache citron meringue sur un gâteau aux yaourts.
Florentin était conscient que lorsqu’il reviendrait du centre-ville, la cuisine serait envahie de cakes, charlottes et mignardises en tous genres. Le bonheur prenait mille formes et à cette heure, il bavardait pâtisseries avec Hélène.
Son café au lait bu d’une traite, le jeune homme nettoya son bol et retourna dans sa chambre où il attrapa sa sacoche, enfoui son portable dans la poche de son jean et vérifia si sa chemine grise demeurée bien tenu dans son pantalon. Il renoua le ruban rouge à ses cheveux ondulés et descendit les escaliers. Ses semelles chantèrent sous les marches. Cette mélodie anima de grands espoirs en lui.
– Je pars, maman. Si tu as besoin de moi, tu m’appelles, d’accord.
Il s’arrêta à l’embouchure de la cuisine et contempla encore une fois Hélène qui emballait un morceau de brioche.
– Tiens, chéri, prends en bout. Un en-cas.
– Je ne pars pas en voyage, juste la matinée. Je serais rentré pour le déjeuner.
– S’il te plaît, prend-le, pour me faire plaisir.
Les yeux d’Hélène s’agrandirent et brillèrent exagérément alors qu’elle arborait une moue triste. Un chiot n’aurait été plus convaincant.
– D’accord. J’aurais probablement faim. Merci.
Il se saisit du tissu recouvrant la brioche et agita sa main comme un grand gamin.
– À plus tard.
Aussitôt, il sortit dans le jardin, fit une centaine de pas et rejoignit la rue fleurie de son quartier au pavé beige nacré de bleu. Il passa deux autres rues, puis tomba sur un carrefour, les voitures roulaient à toute vitesse. Il soupira attendant qu’on ait la grâce de le laisser passer, puis il courut afin de rejoindre le trottoir d’en face, celui prêt du kiosque à journaux. Florentin jeta un vite coup d’œil aux titres du jour. Rien d’intéressant. Il feuilleta et s’arrêta sur un petit paragraphe dans l’angle d’une page : « Une fuite au gouvernement : une organisation secrète créée par des sorciers d’Hongoria détectée dans le sud de Francessia. ». Un rictus se forma à la commissure de ses lèvres.
— Encore des illuminées qui prônent des conneries. Des sorciers, ce qu’il ne faut pas lire et en plus dans le journal.
— Jeune homme, si vous voulez lire les nouvelles, je vous prierai d’acheter le journal, fit la voix du libraire.
Florentin sursauta, s’excusa et zieuta l’œil de verre du cinquantenaire, pour enfin fuir dans une autre direction.
– Oup’s, siffla-t-il, en haussant les sourcils.
Après quelques bifurcations et trente minutes de marche, il rejoignit la ruelle commerçante qu’il connaissait bien pour y avoir travailler quatre ans après le lycée. Devant la porte de la menuiserie, Florentin se gonfla du courage et poussa le battant. La clochette tinta et la voix d’un vieil automate cria :
– Voici un client !
Florentin dévia son regard vers le bonhomme métallique assit sur le haut d’une étagère. L’automate lui avait toujours fiché la trouille. Encore aujourd’hui, ses poils se hérissèrent à la vision de l’objet désuet, au visage macabre. Les yeux inhumains de la machine restaient figés, toujours dans cette teinte ocre-jaunâtre. Pas de pupilles, pas de reflet pour souligner une âme même factice.
— Florentin ? s’étonna le vieil menuisier qui l’employait. Que fais-tu donc ici ?
Il se redressa de derrière sa tablette de travail et s’approcha du jeune homme, le dos voûté.
— Je… Ma mère va mieux, du coup je suis venu pour savoir si …
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase, qu’une jeune fille, passa la tête derrière les rideaux de l’arrière-boutique.
— Oh ! Vous avez déjà…
Florentin se coupa, chercha ses mots.
— Eh bien, oui mon garçon. Je suis navré, à mon âge je ne pouvais pas me passer d’aide. Tu sais comme les temps sont durs. Deux jours après ta démission, Brigitte s’est proposée. Je suis désolé.
— Je comprends. C’est tout à fait normal. Auriez-vous une adresse à me proposer ?
— Oui. Tu peux toujours aller voir à la sortie de la ville, en face du vétérinaire, il y a un fabricant de cercueil, c’est un ancien ami. Je sais qu’il cherchait de la main-d’œuvre, encore la semaine dernière.
Le vieil tapota l’épaule de Florentin, compatissant.
— Merci à vous. Je vais aller y faire un tour.
Il sourit sans joie, salua l’homme et le jeune-apprentie, puis quitta la boutique direction la sortie de la ville. Celle-ci ne lui prédisait aucune réjouissance. Ça grouillait de tous les côtés et l'atmosphère parlait de galères. Un chant peu engageant se créait contre les feuilles de hauts châtaignés.
Cela ne l’enchantait pas de proposer ses services à un fabricant de cercueil, cependant, Florentin restait conscient de la difficulté à trouver un travail. Plus d’humain, plus de robots, la main-d’œuvre à bas coûts… Était-il vain d’espérer ?
Il marcha d’un pas décidé vers la fabrique. La boule dans sa gorge se remodela à nouveau. Son corps parut plus lourd et ses gestes plus las.
À mi-chemin, il marqua une pause devant une fontaine. Il s’y pencha, observa son reflet. Son double ondula et un murmure s’élança :
— Si tu pars défaitiste, tu signes ton arrêt de mort. Tu n’as pas confiance et tu te leurre avec des encouragements auxquels tu ne croix pas.
Florentin écouta sans sourciller. Il n’était pas rare pour lui de s’entendre parler. Conscient, inconscient, ses lui intérieures avaient toujours aimés bavarder. Que cela ait du sens ou non. Parfois, ils échangeaient pour ne rien dire.
— Reflet de l’eau, mon cœur veut y croire, mais mes yeux le freinent dans son bon vouloir.
Florentin forma un puit et recueillit le liquide frais. Il en bu quelques gorgées rafraîchissantes, puis la faim mordit son estomac. Ainsi, il s’assit et sortit sa brioche, soupira encore. Devant lui, des personnes médiaient. Et l'image de ses cauchemars bariola son esprit. La peur monta et son cœur tabassa les parois sanguinolentes.
Il commença à manger, soucieux de trouver quoi que ce soit dans cette ville. Clair-de-Lune demeurait la capitale de la région Varséoise. C’était ici que tout se jouait. Aurait-il la chance de trouver une place dans n’importe quel bouiboui du coin ? Le doute se formait dans ses entrailles.
Morceau après morceau, il se sentit ramollir et un voile obscurcit sa rétine. Pourquoi son cœur se serrait-il si fort dans sa poitrine ? Pourquoi cette peine dans son cœur ? Quel était se lacet qui enrubannait ses espoirs ?
Ses épaules s’affaissèrent, sa bouche se rempli d’acidité et la peur gagna son âme. Une vive démangeaison s’étendit dans son cou et il se gratta jusqu’à faire rougir sa peau.
— Ai-je seulement un avenir ? souffla-t-il à son ombre.