Un cri retentit dans le salon. Florentin éteignit le feu sous la casserole d’eau bouillante et s’empressa de rejoindre sa mère. Il la retrouva figé devant la fenêtre, regardant le parterre de fleurs. Cet endroit même où son père fut retrouvé le corps aussi froid que de la glace. Florentin vint enrouler ses bras autour des épaules de sa mère et la serra contre lui. Le parfum à la violette, de celle-ci, s’immisça dans ses narines. Il le huma, songeant à son enfance, quand sa mère était toujours le parent et que lui, vivait son enfance. Depuis tous ces mois écoulaient, la sensation de devenir le père de Hélène se matérialisa en lui. Les rôles avaient changé et cela ne lui évoquait rien d’agréable. Il se sentait bloqué, demeurait inquiet pour l’avenir de sa mère… et la sienne. Devrait-il rester avec elle jusqu’à la fin ? Vivre pour elle seule.
— Ne pleure plus maman. Arrête de regarder ces fleurs.
Il frotta sa joue contre la sienne, puis l’embrassa.
Hélène se tourna pour aviser son fil, le remercier d’être ici, avec elle, mais en croisant son regard, la femme resta muette. Un tremblement agita son visage clair et encore lisse malgré ses cinquante-deux ans résolus. Ses yeux d’un marron automnal brillèrent, d’abord étonnés, puis émerveillés. On aurait dit qu’elle nageait soudain dans un bonheur infini. Son cœur tonna sous sa poitrine et ses lèvres formèrent un sourire que Florentin n’avait plus vu depuis longtemps. Un sourire sincère, égal l’apparition d’une lumière en pleine obscurité.
— Honoré ? Mon chéri, tu es revenu, commença Hélèna. Oh ! Comme tu as rajeuni !
La femme enlaça son fils qu’elle pensait être son époux jaillissant de l’au-delà, pour fêter son anniversaire.
— Quel beau cadeau mon adoré. Resteras-tu longtemps ? Voudras-tu de ce bon gâteau qu’a préparé notre fils.
Hélène se recula, admira les traits de son époux, cependant elle ne comprit pas pourquoi il la regardait avec tant de détresse. Était-il triste de l’avoir quitté si brusquement ? Pleurait-il de joie ou parce qu’il regrettait déjà l’instant où il devrait repartir ?
— Tu me manque beaucoup. À Florentin aussi. C’est vide ici, sans toi et tes histoires farfelues. Jean et Claudio viennent souvent me voir. Ils parlent du bon temps, de souvenir que je ne connaissais pas. Je sais combien Claudio est triste de ta perte. Quand il s’installe dans le salon, il regarde ta photo et ses yeux s’emplissent de larmes. J’imagine qu’il te vouait le même amour que celui que je te porte.
Hélène posa sa main sur le thorax de son fils, toujours perdue face à son illusion.
— Ne sois pas si triste mon amour, souris-moi. Je suis si contente que tu es pu revenir.
— Maman… murmura Florentin, abîmé par les propos que tenaient sa mère.
— Maman ? Honoré, tu trouves que je ressemble à Suzanne ? Ta mère était bien plus grande que moi et puis je n’ai jamais été si sévère.
Un sourire plus large vint égayer son visage et torturer l’âme de Florentin. Elle restait persuadée de parler à son défunt époux.
— Dis-moi comment tu as fait pour venir ? Penses-tu que ce soit grâce à ce sortilège que j’ai trouvé dans ce vieux livre et que je récite chaque jour devant ta tombe ? Tu te souviens, c’était une amie à ta cousine qui nous l’avait offert pour notre mariage. Assez étrange comme jeune fille. Je me demande ce qu’elle est devenue. Katalyna. Je ne la remercierai jamais assez de nous avoir dit ces mots : « pour toujours réuni. ». Ce furent les seuls mots que je compris d’ailleurs.
Elle partit d’un rire limpide et sincère, laissant son fils impuissant face à une nouvelle forme de sa dépression.
*
Ce lever, le matin, était devenu une corvée. Florentin avait quitté son travail depuis un mois afin de surveiller sa mère. L’état dans lequel elle s’enfonçait devenait plus qu’inquiétant, elle parlait au vide, confondait de plus en plus son fils avec son époux, et le jeune homme ne pouvait plus se permettre ses absences. Quand il l’a quitté, une boule se formait dans son ventre. Hélène dirigeait chacune de ses pensées lui faisant perdre le sens commun et le rendant moins exigeant avec les objets qu’il façonnait.
L’assistante qui venait s’en occuper voilà plus de trois mois, n’arrivait plus à gérer les crises de sa mère. Crise qui s’était déclarée, un soir où une averse avait rendu la lucidité à Hélène. Les scènes demeuraient les mêmes ; elle marquait une pause, le regard dans un vide écœurant, puis subitement, elle criait, tout en s’écroulant au sol.
Encore aujourd’hui, Florentin passa la tête derrière la porte de la chambre d’Hélène. Il vérifia son sommeil et remercia les pilules violettes qu’elle prenait. Il se sentait bien moins dépassé, malheureusement, celles-ci n’étaient pas suffisantes, et le jeune homme craignait le pire.
— Va-t-il falloir que je te fasse hospitaliser ? chuchota-t-il vers sa mère.
Il secoua la tête, passa une main sur son visage. Des larmes coulèrent, pareilles à la pluie qui battait l’herbe folle dans le jardin. Il écouta le son, le déluge, et avança jusqu’aux vitraux au fond du couloir, puis baissa la tête vers la balançoire où il aimait s’installer afin de regarder son père dorloter son potager.
Il pensa fort à Honoré, le redessina dans son esprit, ferma les yeux et plaqua ses mains sur les vitres.
— Peu importe ta forme, reviens vers nous.
Sa voix se suspendit dans la froideur du couloir, tandis qu’il réouvrit les paupières. Florentin braqua à nouveau ses pupilles sur la balançoire et aperçut une forme. Il fronça les sourcils, rétrécit les yeux. Le fantôme de son père déambulait entre des pieds de tomates irréels. Honoré observait sagement les pousses inexistantes, puis il s’asseyait sur la souche d’un arbre, tout près et notait dans son calepin de nouveau écrit. Honoré avait deux travails dans la vie, charpentier et poète. Dans le monde invisible, il semblait avoir poursuivi l’un de ses rêves.
Florentin appuya sa paume sur la vitre, laissa glisser ses doigts, anéanti par sa propre souffrance. Que lui faisait-elle voir ?
— Reviens pour maman. Reviens, je t’en supplie. Je me sens flanché. Aurai-je la force de nous redresser ? C’est tellement dur, sans toi. Tu n’imagines pas combien nous souffrons de ton absence. Le temps passe et tout empire. Les gens m’ont menti. Ils disaient que le temps aurait grâce de nos cœurs brisé. Et que lentement, nous reprendrions un nouveau chemin de vie. Cela fera bientôt deux ans… et maman se meurt. Dois-je… la laisser te rejoindre ? Est-ce ce que tu cherches en apparaissant sous ses yeux et maintenant aux miens ?
Florentin serra les poings, le visage fermé. La colère trahissait sa voix, sa peine. Il retint son déplaisir et les vilaines paroles que son âme meurtrie pulsait à ses oreilles. À la place, le jeune homme gonfla ses poumons d’air et avala ses craintes. L’avenir serait ce qu’il serait. Que pouvait-il ? Les perles d’eau qui dévalaient ses joues, glissèrent à la commissure de ses lèvres et le goût salée parvenu à sa langue, laissa dans son cœur une violente amertume. Et s’il devait passer son existence auprès de sa mère ? Le supporterait-il ? Accepterait-il d’être né uniquement pour elle ?
Il se détourna des vitraux, l’âme décousue et pendante, quand soudain, la sonnette l’avertit d’un visiteur. Florentin se redressa, les boucles châtaines qui se suspendaient à son crâne vinrent embrasser ses joues creusées et ses pommettes anguleuses. L’envie de faire le sourd d’oreille s’invita en lui, pourtant, il se pressa vers le rez-de-chaussée et actionna la poignée. Voir du monde, parler ou écouter une autre voix que celle de sa mère délirante, lui serait d’un grand secours. Florentin avait peur de finir fou, enseveli sous trop de charge émotionnelle et plus capable de bouger. Il était effrayé de devenir un être contemplant la vie. Il désirait y participer. Menton relevé, le jeune homme ouvrit la porte d’entrée et laissa un sourire artificiel étirer sa bouche charnue. Devant lui, une charmante jeune femme, les cheveux noirs coupés à la garçonne, tenait une tarte recouverte d’un torchon brodé. Le parfum gourmand des pommes et du caramel s’immisça dans les narines dilataient de Florentin. L’appétit lui revint comme le soleil chassant les nuages. La pluie cessa et des rubans de lumières vinrent caresser la peau olive de la jolie demoiselle. Florentin en resta béat quelques secondes, puis il baissa les yeux, à la recherche de son sérieux. Son regard se pencha sur le tissu d’une longue jupe pourpre et remonta sur les motifs floraux d’un chemisé blanc.
— Bonjour, Cher voisin. Ma visite doit vous surprendre. Je m’appelle Eva Pandeville, je suis votre nouvelle voisine.
La jeune femme étira un bras potelé et montra la vieille chaumière tout à fait à droite de la maison de Florentin. Ses grands yeux d’un gris troublant et poétique étourdirent le jeune homme dont la bouche restait entrouverte. En contemplant la demoiselle, il en oublia la douleur qui régissait son cœur depuis tous ces mois.
— Oh ! Ravi de vous rencontrer. Je suis Florentin Devergris. Voulez-vous entrer ? Je pense que la pluie ne va pas tarder à retomber.
Effectivement, des nuages sombres réapparurent et dissimulèrent à nouveau le soleil et ses lames de clarté.
Eva analysa les ombres du temps. Un sourire enchanteur passa son visage. Elle accepta l'invitation.
— Si vous me proposez le thé, nous pourrons déguster cette tarte.
Elle entra dans le hall d’un vert lugubre. Le voilage noir sur le portrait d’un homme fort ressemblant à Florentin, la laissa sans réaction. Eva l’étudia, sans sourciller, jusqu’à ce rond parfait de son visage affiche une expression victorieuse, comme si la mort de cet homme la réjouissait. Florentin n’en vit rien et lui proposa de passer dans le salon. Eva le suivit et d'une fausse mine curieuse admira les lieux.
— Comme c’est coquet, dit-elle en visualisant la dentelle qui ornait commode, table et fauteuil.
— Vous trouvez ? J’ai l’impression d’être invité, chaque jour, à un mariage lorsque je rentre dans cette pièce.
— Je préfère un mariage à un enterrement, lança-t-elle en prenant place sur la chaise que lui tendait Florentin.
La figure de ce dernier se fissura d’une tristesse écœurante. Eva se laissa surprendre.
— Oh, pardonnez-moi, c’était très indélicat de ma part. Surtout avec… enfin…
Elle fit semblant de chercher ses mots, afin de séduire le jeune homme, de le faire compatir à ses excuses.
— Ce n’est rien. Cela fait bientôt deux ans. Et ma mère et moi sommes encore touchés par cette misère qui s’est abattu sur notre famille.
— Oh ! Je ne suis qu’une idiote. Voilà que je vous ai fait de la peine. Je ne sais jamais quoi dire à ce genre de tragédie. Je finis par bafouiller et sortir des âneries. J’espère que je saurais me faire pardonner.
Elle dévoila sa confection ; une belle tarte aux pommes où les quartiers formaient un magnifique tourbillon.
— Vous vous faites pardonnée par votre gentillesse. Vous avez remarqué que vous m’aviez blessé. C’est tout à votre honneur. Miss Marguerite vous aura raconté notre chagrin, je me trompe ?
— Vous avez raison. Elle est extrêmement bavarde. Je n’ai jamais vu quelqu’un jacasser autant. Le visage de mon père a même fini par s’illuminer d’étonnement. Lui, qui se pare de son éternelle face tragique, avoua-t-elle.
Un petit rire aigues, mais charmant s’échappa de sa bouche ourlée d’un rouge grenade ensorcelant.
— Pourquoi est-il « tragique » ? s’intéressa-t-il.
— J’aimerai dire que notre situation est semblable. Miss Marguerite a vraiment beaucoup parlé. Je suis navrée de l’état de votre mère. J’ai connu cela il y a trois ans. Après le décès de ma chère maman, mon père a sombré. Je n’arrivais plus à le maintenir la tête hors de l’eau. Il se noyait et j’avoue que j’ai cru qu’il allait partir à son tour. Cependant, un matin, il s’est levé et n’a plus parlé de ma mère, malheureusement, elle était toujours présente dans son esprit.
— Je suis désolé. Ainsi nous avons traversé les mêmes épreuves. J’imagine que votre père ne pensera à personne que votre mère.
— Sans doute, mais cela m’effraye un peu. C’est qu’il lui parle quand il pense être seul.
Eva sourit tristement, pourtant ses yeux gris se teintèrent de malice. Florentin demeurait, bien trop absorbé, par son histoire et mit cela sur le compte de la lumière. Les rayons du soleil jouaient à cache-cache derrière les nuages, de ce fait, le salon s’éteignait puis s’allumait.
— Je… vais préparer le thé.
Ne sachant pas comment poursuivre la discussion, il préféra s’évaporer dans la cuisine, mais c’était sans dire qu’Eva avait de la conversation. Lorsqu’il revint, elle le lança sur un nouveau sujet, alors qu’il coupait la tarte de part égale.
— Comme nous venons d’arriver, j’avoue ne pas bien connaître la ville. Ainsi, je me demandais si vous pourriez me renseigner.
— Bien sûr, entre voisin, c’est naturel. Dites-moi, que puis-je pour vous ?
— J’ai quitté mon métier de couturière pour m’occuper de mon père, cependant, nous avons mis toutes nos économies afin d’acheter la maison. J’aimerais trouver un emploi comme couturière. Peut-être auriez-vous quelques noms à me proposer ?
— Heu… voyons… je devrais demander à ma mère, elle pourra mieux vous aider.
— Mon fils a raison, intervint Hélène.
Elle se tenait pieds nus à l’embouchure de la porte, emmitouflée dans une longue robe de chambre matelassée d’un bleu foncé navrant. Les traits tirés de son visage prouvaient combien elle dormait mal et les sillons sur sa peau décolorée indiquaient combien elle pleurait.
— Maman ? Tu es réveillée. Tu vas…
— Ça va mon chéri. Je vais bien. J’ai entendu du bruit, et la voix de cette jeune fille, puis j’ai senti la bonne odeur d’une tarte aux pommes. Ton père les aimait tant.
Elle ravala un sanglot et étira ses lèvres en un sourire mélancolique.
— Oh ! Madame, ravie de vous rencontrer et navrée de vous avoir réveillée. Je suis votre nouvelle voisine Eva Pandeville.
La jeune femme se pencha en avant pour saluer la pauvre veuve.
— Quelle charmante enfant. Vous ne me gênez pas. Cela fait du bien de voir un nouveau visage. Vous êtes si jolie. Donc, vous cherchez un travail de couturière. J’en suis enchantée, j’avais justement besoin de quelqu’un pour m’aider. Il se trouve que mon engouement passé pour confectionner les robes de marier ne soit qu’un lointain souvenir. Seriez-vous d’accord pour m’assister. Mon fils n’est pas très bon avec le tissu.
— Eh bien, ma foi, je ne refuse pas. Voulez-vous de la tarte ?
— Oh ! Je n’ai pas très faim. D’ailleurs, je me sens un peu fatigué. Mademoiselle Eva, revenez me voir dans une semaine et nous parlerons. Je sais que celle-ci ne sera pas la meilleure. Bonne journée.
Hélène, aidée de son fils, retourna à l’étage, tandis qu’Eva resta seule dans le salon. Elle passa une main dans ses cheveux courts d’un noir dur et luisant, puis sourit.
— Voilà qui est trop facile, s’étonna-t-elle. Mais qu’importe, le poisson à mordu à l’hameçon. Moi qui pensais mettre au moins deux mois à m’en faire apprécier, voilà que nos nouveaux pigeons, accepte ma main... À toi de jouer papa, murmura-t-elle en s’avançant à la fenêtre.
Elle fixa le parapluie de son père qui tournait dans leur jardin, il observait le cadrant de sa montre-à-gousset.
En entendant Florentin redescendre, Eva retrouva sa place autour de la table, et lui offrit le plus adorable de ses mille sourires de façades. Au fond d’elle, Eva savait qu’il en était déjà épris. Elle ne laissait personne indifférente et ses formes généreuses ne faisaient qu’accentuer sa beauté de jeune fille prude.
— On dirait que ma mère vous a trouvé ce que vous cherchiez.
— On dirait bien. J’en suis tout étonnée. J’espère être à la hauteur. Je n’ai jamais créé de robe de mariée. Pourvu que je ne déçoive pas votre maman. Elle semble aimer son travail.
— Hum, beaucoup. Elle a travaillé si dure pour faire de ses robes, des incontournables. Vous serez grassement payé. Mais cela, vous le verrez avec elle.
— Dois-je comprendre que le nom de votre mère est connu ?
— Oui. Il l’est. C’est pour cela aussi, que j’ai pu me permettre de quitter mon travail et m’occuper d’elle.
— Vous avez fait cela ? Comme c’est touchant. Combien vous devez l’aimer ? Peu de personnes accepterait de tout abandonner pour un parent.
— Vous l’avez bien fait.
Florentin glissa l’assiette avec la part de tarte et servit une tasse de thé à Eva. Ses grands yeux ne cessaient de le fixer gentiment, cependant, il vit autre chose dans ses prunelles. Il ne put l’expliquer, mais un frisson le traversa. Peut-être était-ce la fatigue…
Il piqua un morceau de tarte et le savoura, oubliant cette sensation.