Le bonsoir d'un ami

— Une belle bourse pleine pour un passage à tabac ; un assassinat dans le lot, vous doublez la mise. Si tout le bousin doit y passer, pas d'soucis, tant que vos pièces sont en or véritable. Tout c'qu'on trouve dans l'convoi et qui brille, c'pour not'e poche ; prime de risque oblige. La moitié à payer séance tenante, on n'sait jamais, votre loustic à déplumer peut bien disparaître avant qu'on ne le croise.

Les agents de garantie ne sont pas d'honnêtes commerçants, c'est le moins qu'on puisse dire. Dans les Trois pays, certains - pour ne pas dire tous - sans vergogne, appelaient à l'aide le service de truands. Un client potentiel refusait d'assurer leur convoi sur les routes d'une contrée, voilà que par le plus grand des hasards, il se retrouvait dans une embuscade. L'infortuné regrettait aussitôt de n'avoir souscrit à cette assurance qui lui avait été conseillée la veille. Il jurait alors, s'il s'en sortait indemne, de recontacter pour une prochaine expédition, cet assureur si charmant. Bien évidemment, il fallait garder secret dans la profession l'origine des guet-apens qui se multipliaient et la prolifération des bandits. Les forbans y trouvaient leur compte : en plus des fruits de la rapine, ils y gagnaient un salaire supplémentaire, sans compter l'information qui leur permettrait de tomber fortuitement sur tous ces imprudents.

Monsieur Gibert montait son affaire depuis peu et sur les conseils d'un ami confrère, il faisait appel pour la première fois à ces services si particuliers. Peu à l'aise devant la carrure gigantesque du bandit, il essuya à l'aide de sa serviette brodée les quelques gouttes qui perlaient sur son front :

— Êtes-vous obligés d'en atteindre à leur intégrité physique ? Des cris de sauvages, des lames brandies ne sont-ils pas suffisants ? Si le client n'y survit pas, je ne vois pas comment il pourra revenir auprès de moi. Contentez-vous de quelques frayeurs, prenez tous les coffres, mais calmez vos ardeurs pour le bonheur de tous.

L'animation quelque peu enivrée d'une auberge miteuse recouvrait la transaction en cours. Le brouhaha dans lequel fusaient des insultes et des pichets vides permettait à monsieur Gibert de passer presque inaperçu. Dans un coin proche du foyer, l'assureur en herbe ignorait encore qu'une charge de brigands sur les grands chemins finissait rarement sans un peu de sang versé. Le géant, dans un rire tonitruant, posa sa chope sur la table et en éclaboussa son interlocuteur. Il se permit alors de lui rappeler les dangers de la profession :

— Mon p'tit gars, je n'vous garantis pas qu'il n'y aura pas d'la casse. S'ils n'font pas appel à votre assurance, ça n'veut pas dire qu'ils n'font pas appel à d'autres services. Quelques soudards ou des guerriers plus aguerris sont souvent cachés dans la colonne. Parfois, votre futur client s'prend un p'tit coup de dague... par mégarde, dirons-nous.

Monsieur Gibert se retourna lorsqu'il entendit deux ivrognes en venir aux mains. Sous les hourras de clients amusés, l'un et l'autre s'effondrèrent au sol avant même d'avoir porté le premier coup. Tous sifflèrent alors leur indignation et leurs plus beaux jurons devant le spectacle avorté et les paris annulés. L'assureur en revint à ses tractations et prit sa voix la plus confidentielle :

— Mon ami m'a assuré que vous étiez le meilleur. Il vous a recommandé pour votre efficacité.

Le truand finit sa chope d'une traite et interpella - meugla serait plus approprié - le gérant de l'établissement à l'autre bout de la pièce :

— Une autre tavernier ! Mon camarade offre sa tournée pour tous les braves !

Les vivats alcoolisés répondirent à la bonne nouvelle. Monsieur Gibert baissa le regard, trop gêné d'attirer sur lui les faveurs de l'assemblée, bien navré de sentir déjà sa bourse s'alléger. Goguenard puis menaçant, le bandit répondit enfin à l'assureur :

— Voyez mon bon monsieur, une phrase de ma part et vous voilà déjà moins riche de que'ques pièces. Imaginez le résultat si j'devais hurler à la mort, ma javeline à la main. Si vous n'êtes pas content de c'que j'vous offre, fichez l'camp d'ici. Les hommes ici présents s'raient pas contre un bon grabuge ; après leur avoir offert d'la pinte vous pourriez leur donner un peu d'sang, ils en s'raient bien reconnaissants.

Monsieur Gibert déglutit, imaginant sans mal sa frêle silhouette écrasée par la poigne du truand. N'ayant aucun autre contact pouvant l'introduire dans le secret de la profession, il se résigna à accepter les risques de débordement de sa petite affaire. L'assureur acquiesça et apporta les premiers éléments de la mission à venir :

— Le départ est pour dans trois jours, à l'aube. Un seul véhicule mais qui vaut le déplacement, vous pouvez me croire. Ils partiront de Tesquieu pour rejoindre Myr. Un simple coffret recueillant la plus belle rivière d'opales des Trois pays. Le Bourgmestre tient tellement à cette parure qu'il fera partie du voyage avec tout ce qui va avec : chef de garnison et cinq hommes en armes. Dérobez le bijou, gardez-le et vous serez à l'abri du besoin pour une vie entière. Sa perte et sa peine seront si immense, qu'à la prochaine occasion, le Bourgmestre n'oubliera pas de souscrire une petite assurance.

— Vous voyez bien l'ami ; six hommes armés entre nous et le p'tit butin, tout c'la ne pourra pas finir sans quelques dégâts. On ménagera le perruqué, pour les autres, c'est une autre histoire. M'enfin, quelques intestins en supplément, pour votre affaire, vous serez gagnant. Le Bourgmestre rampera devant vous lors de votre prochaine transaction.

Le colosse accueillit avec un large sourire la pinte que le tenancier vint lui apporter. Il en engloutit le contenu d'une traite et, d'un revers de manche, essuya la mousse blanche prise dans sa barbe rousse. Un rot sonore introduisit ses propos :

— Mon prix reste inchangé, une belle bourse et le collier pour notre p'tite bande. La moitié maintenant, l'autre lorsqu'on s'verra à la nouvelle lune à cette même table. N'essaie pas d'me la faire à l'envers, j'te retrouverai, partenaire.

Monsieur Gibert déposa une sacoche devant le bandit qui en examina l’intérieur. Satisfait de ce qu'il y découvrit, il conclut l'échange :

— À très vite, l'ami.

 

Dans la ruelle offerte à la nuit, l'assureur se sentit soulagé. Il expira un bon coup ; à l'intérieur, il avait eu l'impression d'être en apnée. L'odeur nauséabonde du bouge n'avait pas aidé à surmonter son angoisse d'errer dans la tanière de brigands. Rien que l'idée d'y retourner dans quelques jours lui donnait le vertige. Finalement, tout s'était bien passé. Certes, il n'avait pas prévu de payer une tournée générale, mais l'investissement en valait la peine : moins les routes du Pays randais étaient sûres, plus son commerce fleurissait.

Monsieur Gibert pressa le pas ; les venelles des bas-fonds drainaient son lot de malfrats. Il serait dommage qu'il fît une mauvaise rencontre, l'assureur n'étant lui-même pas assuré. Pour penser à une telle boutade, c'était bien que son esprit fût allégé. L'avenir serait généreux avec lui, il n'en avait aucun doute.

Le clapotis sous sa semelle résonnait dans l'étroitesse de la ruelle. Le calme apparent ne le trompait pas ; tous les assureurs le savaient : toujours dans la quiétude, l'embûche s'abattait.

 Bondissant de nulle part, un chat se faufila entre ses jambes, porté par l'élan de sa chasse nocturne. Monsieur Gibert sursauta et, la frayeur passée, en rit nerveusement. Il passa une main encore tremblante sur sa mèche grasse qu'il replaça pour couvrir sa calvitie. Allons, un petit effort, au prochain croisement prendre à droite, et les premières ruelles éclairées apparaîtraient. Monsieur Gibert fut si pressé de sortir du quartier malfamé qu'il en vint presque à courir. Le choc en fut plus violent : au coin de la rue, il reçut en plein visage un coup qui l'envoya au sol. Étourdi et le nez en sang, il reconnut la voix du vilain brigand :

— J'ai oublié d'vous dire...

La douleur était si vive que monsieur Gibert en avait les oreilles qui bourdonnaient. Incapable de réagir, il captait seulement des bribes de phrases :

— ... Vous avez l'bonsoir de votre ami assureur...

Ses dents lui faisaient un mal de chien, deux manquaient à l'appel, trois toises plus loin.

— ... il n'aime pas la concurrence voyez-vous et sa bourse est en or véritable...

L'éclat menaçant d'une dague aiguisée sortit de la tunique du colosse. De son énorme poigne, il agrippa monsieur Gibert par le col. Un gémissement plaintif comme simple défense, le mal assuré sentit la fraîcheur de la lame s'enfoncer dans son bas-ventre.

— ... merci pour la bourse et le tuyau. J'm'occupe du bijou, sans faute.

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Gaëlle N Harper
Posté le 15/05/2023
Karma instantané ! J'aime beaucoup l'idée, c'est pas courant de suivre un assureur, et tu pousse la logique jusqu'à son bout fatal X)

sa serviette brodée, les quelques gouttes => suppr la virgule :)
fusait des insultes => aient
par mégarde dirons-nous => là, tu es même encouragé à ajouter une virgule après mégarde :)
Il passa une main encore tremblante sur sa mèche grasse qu'il replaça pour couvrir sa calvitie. => Horrible, mais cette caractérisation est extraordinaire !
ClementNobrad
Posté le 15/05/2023
C'est le coup de l'arroseur arrosé :) là encore ma nouvelle se termine pas pour le mieux ^^ je crois que j'aime les chutes qui font du mal à mes persos. Dans les Pérégrinations, je les préserve un peu mieux ;)
Merci pour tes conseils de virgules et autres, je rectifie ça de suite !
Peridotite
Posté le 25/04/2023
Coucou Clément,

Autant j’ai beaucoup aimé les précédentes nouvelles, style et fond, autant je suis un peu moins convaincue par cette celle-ci.

J’ai trouvé le début un peu confus. Je n’ai pas été directement happée dedans, peut-être est-ce lié au style un peu trop pompeux et aux phrases un peu longues et alambiquées (je parle des deux premiers paragraphes).

Niveau fond, je n’ai pas bien compris le fin mot de l’histoire. Qui est ce type ? Il veut faire appel à un « service de truands » pour que les rues soient moins sûres. Il est en charge de la sécurité ? Si c’est le cas, je te conseille de le dire. Ses objectifs m’ont été obscurs. Et à la fin, le truand a été payé pour tuer ce mec par un concurrent ? Mais quel concurrent ? Si c’est un « service de truands », il vient aussi de tuer son fond de commerce. Je n’ai pas compris pourquoi ce choix.

J’ai aussi trouvé l’ambiance dans la taverne un peu clichée (décidemment !). Qu’à cette taverne de spéciale ? On dirait que tu calques une taverne de fantasy lambda.

Bref, tout n’était pas très clair pour moi pour cette nouvelle-ci qui m’a moins plu que les autres.

Mes notes de lecture :

« S'ils n'font pas appel à votre assurance, ça n'veut pas dire qu'ils n'font pas appel à d'autres services. »
> Un peu dur à suivre je trouve

« Voyez mon bon monsieur, une phrase de ma part et vous voilà déjà moins riche de que'ques pièces. »
> Heuu, je comprends pas bien ce qu’il fait. S’il veut se mettre au service de ce gars, pourquoi le dépouiller ?

« Dérobez le bijou, gardez-le et vous serez à l'abri du besoin pour une vie entière. Sa perte et sa peine seront si immense, qu'à la prochaine occasion, le Bourgmestre n'oubliera pas de souscrire une petite assurance.”
> Attends voir, je ne comprends pas pourquoi le gars fait appel aux services des truands. Il me manquerait une explication.
« moins les routes du Pays randais étaient sûres, plus son commerce fleurissait »
> On a une vague explication ici
ClementNobrad
Posté le 25/04/2023
Coucou Peridotite

Gilbert est un monsieur qui vend des assurances, notamment pour les trajets de marchandises. Il propose à ses clients de les assurer : s'ils se font braquer leur marchandise, il les rembourse.

Donc son objectif, et celui de tous ses confrères assureurs, est de recruter des brigands pour mener la zizanie sur les routes, notamment pour viser les clients qui n'ont pas voulu souscrire une assurance. Plus il y a de brigands recrutés, plus les clients voudront se faire assurer. Bien sûr tout ça doit rester secret.

Sur les conseils d'un ami, Gibert recrute un brigand pour qu'il dévalise un client qui a refusé son assurance.

A la fin, on apprend que l'ami assureur ci-dit a envoyé Gibert auprès de ce brigand, mais qu en parallèle il l'a recruté aussi pour tuer Gibert, car il ne veut pas de concurrent. Pas d'ami qui tienne dans le métier de l'assurance.

Merci pour ta lecture toujours aussi attentive, je retravaillerai le style pour qu'il soit plus clair. Toutes les nouvelles que je poste sont des premiers jets ^^ il y a un retour évident à faire dessus !

A tres vite
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