Sofia se sentit lourde. Très lourde. C’était une sensation qu’elle ressentait à chaque fois qu’elle venait de se disputer avec Aidan. Elle puisa dans toutes ses forces afin de se ressaisir et d’éviter de fondre en larmes. Alors qu’elle s’apprêta à se rendre dans la librairie du Russel’s Books qui se situait jute en face du musée, elle se souvint de quelque chose.
-Il faut d’abord que j’aille à Scotland Yard pour remettre le badge à Jameson, dit-elle à Faye. Ca fait des jours qu’il doit le chercher. J’en profiterais pour me rendre dans une librairie d’Haymarket, qui se trouve juste à côté.
-Je viens avec toi ! décida Faye.
-Il vaudrait mieux que tu cherches ailleurs, Faye. On a convenu de se séparer tous les trois.
-Oh, s’te plaît ! J’ai envie d’aller chercher vers Haymarket moi aussi ! J’aime bien cet endroit !
Sofia esquissa un sourire. Elle n’était pas dupe. La rue d’Haymarket était située près du Piccadilly Circus.
-Tu veux y aller parce que tu aimes bien cet endroit où parce que tu aimes bien quelqu’un qui se trouve à cet endroit ?
-Je ne vois pas de qui tu parles, répondit Faye d’un air faussement innocent.
Sofia sourit.
-Entendue, dit-elle en secouant la tête. Allez, viens.
Le fiacre déposa Sofia et Faye sur la place du Piccadilly Circus. Faye tourna sa tête de tous les côtés à la recherche de Thackeray Spield. Une pointe de frustration naquit en elle lorsqu’elle découvrit les environs vides de la présence du musicien. Puis elles prirent la direction d’Haymarket et arrivèrent au quartier de Metropolitan Police Service. Elles rentrèrent alors à l’intérieur de Scotland Yard.
Sofia espéra qu’elle allait pouvoir remettre le badge à Jameson avant qu’Ascott ne la remarque et lui somme de déguerpir avec son amabilité habituelle. Elle demanda alors à un policier si elle pouvait voir l’agent Jameson, ce à quoi il répondit que Jameson était parti avec une escouade de policiers pour enquêter dans le quartier de Coventry Street. Sofia devina sans difficulté que les agents de police s’étaient rendus là-bas pour investiguer au Tonneau Percé, là où avait été tué Chamberlain.
Sofia commença à sortir le badge de sa poche.
-Lorsque vous reverrez l’agent Jameson, pourriez-vous s’il vous plaît lui remettre ce…
-Mais puisque je vous dis que c’est cette crapule qui a tué Mr Chamberlain !
Sofia se retourna. Derrière elle, une femme d’environ soixante ans adressait un regard noir de reproche à un policier. Sofia le reconnut. Il s’agissait de Jobyll, un agent qu’elle avait souvent vu en compagnie d’Ascott, Jaw et Jameson.
-Mrs Potts, dit Jobyll. Calmez-vous, s’il vous plaît.
-C’est lui qui a tué mon patron ! Ca ne peut être que lui !
-Nous vous l’avons répété plusieurs fois, Mrs Potts. Nous avons déjà convoqué Albert Chamberlain ce matin. Son alibi est inattaquable.
Sofia n’en revenait pas. Albert Chamberlain ? Mais…Mais c’était le fils de Mr Chamberlain !
-Il a sûrement demandé à une de ses mauvaises fréquentations de faire le sale boulot à sa place pour être disculpé ! Ce serait tout à fait le genre ce cette canaille !
Mais Jobyll réitéra le fait qu’ils ne pouvaient arrêter Albert Chamberlain à cause de son alibi. La femme finit par quitter les lieux, tout en maugréant de manière parfaitement audible des propos concernant l’incompétence de la police
-Il faut qu’on aille parler à cette femme ! Viens Faye.
Les deux jeunes femmes sortirent alors en trombe de Scotland Yard, tout en oubliant de remettre le badge de Jameson à l’agent de police.
-Madame, attendez ! héla Sofia.
La femme se retourna.
-Veuillez nous excusez, mais nous avons entendu votre conversation avec l’agent Jobyll, dit Sofia une fois qu’elle fut arrivée près d’elle. Vous dites que c’est Albert Chamberlain qui a tué son père ?
Les traits de Mrs Potts se crispèrent de colère.
-Et comment que c’est cette vermine qui a tué son père ! C’est plus qu’évident ! Mais ces imbéciles de condés ne veulent pas m’écouter ! Pas étonnant qu’ils se font étriller dans les journaux ! Ils n’ont vraiment pas volé leur réputation d’incapables !
-Si nous pouvons nous permettre, dit Faye, qu’est-ce qui vous fait penser que c’est lui qui a tué son père ?
- Je travaillais chez feu Mr Chamberlain depuis près de vingt-huit ans. Je connais donc Albert depuis qu’il est petit. Ce gamin a toujours été un enfant à problème ! Plus il grandissait, plus il se rebellait contre les autorités et les membres de la haute bourgeoisie. Si vous saviez le nombre d’ennuis qu’il a causé à son père à cause de son comportement inadmissible ! Mais un jour, Mr Chamberlain en a eu assez et avec son fils, ils ont eu une violente dispute qui a conduit Albert à se retrouver à la rue à dix-sept ans. Pendant des années, ils ne se sont pas revus. Et puis il y a seulement quelques jours, Albert est réapparu comme par magie dans la vie de Mr Chamberlain pour soi-disant faire la paix avec son père. Je ne vous raconte pas la joie de Mr Chamberlain. Il était aux anges. Des années qu’il rêvait de ses retrouvailles avec son fils. Mais je n’ai pas partagé son ravissement. Je sentais qu’il y avait anguille sous roche et qu’Albert n’était pas revenu avec des bonnes intentions. J’ai donc tenté de mettre Mr Chamberlain en garde mais il était tellement ravi de retrouver son fils alors vous pensez bien qu’il ne m’a pas écouté. Pendant les jours qui ont suivi, ils ne se sont plus quittés. Puis Mr Chamberlain a pris rendez-vous avec le notaire et a couché son fils sur son testament, qu’il avait déshérité dix-sept ans auparavant. Deux jours après ça, Mr Chamberlain est assassiné. Etrange, vous ne trouvez pas ?
En effet, il fallait reconnaître que tout cela ressemblait à une machination parfaitement orchestrée…
-Et quel est l’« alibi inattaquable » d’Albert que l’agent Jobyll a mentionné ? demanda Faye.
-Que le jour du meurtre de Mr Chamberlain, Albert a assisté à un spectacle ! Et que les comédiens de ce spectacle peuvent en témoigner car ils lui avaient demandé de monter sur scène pour participer en tant que volontaire ! Tu parles ! A tous les coups, il s’est placé devant pour être certain d’être choisi et ainsi s’assurer que les comédiens pourraient attester de sa présence !
-Et vous avez dit aussi qu’il aurait pu demander à une « mauvaise fréquentation » de faire « le sale boulot » ? A qui par exemple ?
-Oh mais à n’importe quel muridé !
-Muridé ? répéta Sofia.
-C’est comme ça que sont appelés les clochards vivant dans les rues encrassées de Londres. Lorsqu’Albert s’est retrouvé à la rue, il a trouvé refuge dans le quartier de Soho où une grande partie des muridés vivent. J’ai cru comprendre qu’au fil des années, il avait fini par devenir leur chef en quelque sorte. D’ailleurs, tous les muridés l’appelle Le Prince. Ayant une ribambelle de mendiants à sa botte, Albert aurait donc pu demander à n’importe lequel d’entre eux de faire la sale besogne à sa place ! Résultats, mon patron a été tué parce que cet immonde vermine d’Albert a voulu lui soutirer son héritage ! L’histoire classique ! Et on ne pourra pas compter sur ces imbéciles de condés pour rendre justice à Mr Chamberlain étant donné qu’ils sont trop concentrés sur l’affaire Wilson. Bon Mesdemoiselles, vous m’excuserez mais je dois partir. Aurevoir.
Puis Mrs Potts s’en alla.
Faye se retourna vers Sofia.
-N’empêche, tu ne trouves pas ça curieux cette histoire d’homme qui débarque dans la vie de son père après treize ans d’absence, juste au moment où des aristocrates se font attaqués ? Elle a dit d’ailleurs qu’Albert Chamberlain méprisait l’autorité et les aristocrates. Et bizarrement, juste après que son père le couche sur son testament, celui-ci se fait tué. C’est louche tout de même. Mrs Potts a raison, Albert est certainement revenu auprès de son père avec pour seule intention de le spolier de son héritage.
-Mais ce ne peut pas être Albert qui a tué son père. C’est Wilson. Je l’ai vu de mes yeux.
-Hier, tu suggérais que Wilson avait des complices dans la réalisation de ses meurtres. Et si Albert était l’un d’entre eux ? Il a pu aider Wilson de rentrer dans la Taverne du Tonneau Percé sans qu’elle ne puisse être remarquée par exemple. Toi qui as passé la soirée avec Sir Chamberlain hier, tu ne te souviens pas avoir vu quelqu’un lorgner sur lui avec malveillance ? Un homme qui t’aurait paru suspect ?
Sofia pensa alors immédiatement à l’homme qu’elle avait vu au comptoir du Tonneau Percé. Celui au chapeau melon et aux traces rouge sur le visage. Cette malveillance, la dernière fois que Sofia l’avait vu, c’était dans le regard de Lyd, juste avant que celle-ci ne s’en prenne à elle. Peut-être que lui aussi avait donc vraiment eu l’intention de s’en prendre à Chamberlain. Sofia parla alors de cet homme à Faye.
-Il faudrait qu’on sache à quoi ressemble Albert, dit Faye. Mrs Potts a dit qu’il habitait dans le quartier de Soho et qu’il était leur chef. On aura donc aucun mal à avoir une description de lui si on pose des questions aux personnes qu’on croisera là-bas. Comme ça on pourra savoir si s’agit de cet homme au chapeau melon.
-Mais s’il s’avère qu’Albert Chamberlain est bien un complice de Wilson, ça veut dire qu’il est dangereux. Et qu’on pourrait s’en prendre à nous là-bas…
Faye aperçut alors le badge de Jameson que Sofia tenait dans sa main.
-Je vois que tu as toujours le badge de Jameson. Tu sais quoi ? On à qu’à se rendre au quartier de Soho et montrer le badge aux personnes à qui on posera des questions sur Albert Chamberlain tout en leur disant qu’on a été envoyé par la police pour s’enquérir au sujet du Prince. La majorité d’entre eux ne doivent pas savoir lire alors ils n’y verront que du feu. Comme ça, personne là-bas n’osera s’en prendre nous car s’ils nous font du mal, ils penseront que la police viendra fouiner à Soho pour nous retrouver et là, ils auront tous des ennuis avec les condés.
-Oui, c’est un bon plan. Mais on sait jamais…
Faye sentait bien que Sofia semblait apeurée de se rendre dans ce quartier ou un possible criminel se trouvait.
-Je peux y aller seule si tu veux ? Toi en attendant, tu vas chercher des livres sur les hiéroglyphes.
-Non ! Hors de question de te laisser prendre ce risque toute seule. C’est bien trop dangereux…
Sofia déglutit de peur. Elle n'avait pas la moindre envie de se rendre dans ce quartier. Mais elle repensa à l'enquête. Aux victimes des trois meurtres. Aux larmes de Crystal Simons qui souhaitaient desespérement obtenir justice.
-Bon, allons-y…, dit Sofia.