Le carnet d'Estelon

Par MariKy

Estelon pénétra dans sa chambre de l’auberge du port. Le lit n’avait pas été fait, ses bottes n’avaient pas été cirées et une odeur de poisson flottait dans l’air. Pour un prix si modeste, que pouvait-il attendre de mieux ? Au moins, il avait un lit, une table, et la vue sur le fleuve. Il laissa aller un instant son regard sur le paysage qui s’offrait à lui puis, voyant quelques silhouettes d’ivrognes traîner sur le port, tira les rideaux pour se mettre à l’abri des regards.

Il approcha de son lit et repoussa la couverture. Rien n’avait bougé depuis qu’il avait quitté la chambre dans la matinée. Rassuré, il saisit le matelas d’une main pour le soulever et, de l’autre, écarta le tissu déchiré pour plonger sa main à l’intérieur. Il fouilla dans la paille du lit quelques instants avant de sentir enfin la couverture de cuir sous ses doigts et extirpa délicatement son carnet. Il n’aimait guère le laisser dans ce taudis, aussi bien caché soit-il. Mais il ne pouvait se permettre de l’emporter, surtout en présence de Lyron.

Il ôta les quelques brindilles accrochées à ses pages et soupira devant l’entassement de feuilles et de crayons qu’il avait laissés en désordre sur toute la table. Papiers tachés d’encre, esquisses au fusain : il avait passé une grande partie de la nuit précédente à dessiner. C’était ce qui occupait les longues heures avant le jour, quand les cauchemars le réveillaient en sueur et que les sanglots de sa mère continuaient de résonner en lui. Estelon repoussa ses brouillons pour faire un peu de place. Mieux valait se mettre au travail que de songer à ce qui l’empêchait de dormir.

Les pages de son carnet se déroulèrent machinalement jusqu’au croquis dessiné à Tyzleg. Le trait était grossier, mais on y reconnaissait très bien une pierre ronde teintée de rouge. La modeste peinture qu’il avait pu se procurer ne faisait pas honneur à son modèle. Quelques pages plus loin, le même croquis revenait, plus soigné cette fois. Il avait eu le temps de travailler son dessin pendant le sommeil de Windane. Tournant une nouvelle page, Estelon tomba en arrêt sur le visage endormi de la jeune femme. Il avait reproduit à la perfection la courbe de ses paupières, de ses lèvres, de ces boucles qui tombaient dans son cou… Jamais encore il n’avait réussi pareil portrait. Et pourtant, il y manquait ce regard acéré qu’elle lui jetait sans cesse, cette étincelle dans les pupilles qui avait le don de le laisser sans voix. Estelon se surprit à caresser le contour du dessin, comme s’il s’attendait à voir les paupières se soulever et Windane lui sourire.

Ce n’était pas un hasard s’il avait croisé sa route. Ce n’était pas un hasard s’il s’était porté volontaire pour le convoi du Duc, ou s’il s’était trouvé sur le chemin de Solastène quand Lyron avait eu besoin de lui. Le Protecteur avait mis cela sur le compte de son intérêt pour Windane. Et c’était vrai, d’un côté. Estelon n’avait jamais cessé de la suivre des yeux. Et quand elle s’était trouvée plongée dans son long sommeil, il avait tout fait pour la ramener. Il avait appliqué ses pommades, il lui avait fait prendre des remèdes, il s’était porté volontaire pour veiller la nuit à ses côtés. Il avait consigné chaque réaction, chaque souffle, chaque murmure. Il semblait qu’elle chantait, parfois, dans son sommeil. Des mots inconnus qu’il n’avait pas pu saisir, et qui contribuaient à l’envoûter. Lyron n’avait jamais été témoin de ces chuchotements mélodieux. Lyron n’avait aucune idée de ce dont elle était capable. Seul le carnet d’Estelon connaissait la vérité.

Il plaqua la main sur le portrait pour se ressaisir. La tentation était grande de se laisser corrompre. Il y avait en elle quelque chose de fascinant et d’inquiétant tout à la fois, et ce sentiment le terrifiait.

Il passa les dernières pages noircies d’écriture jusqu’à trouver une feuille vierge où il nota la date du jour, avant de se lancer dans son récit.

« J’ai rencontré Windane alors que je me rendais au Temple pour écouter la prière du matin. Elle n’a pas voulu (ou pas pu ?) pénétrer dans l’enceinte sacrée. Le discours de Gabael l’a visiblement troublée, mais elle n’a rien voulu me confier.

Je l’ai emmené aux Postes Royales pour qu’elle écrive à sa famille : son père, Sylvan Prontherin, a un atelier de menuiserie à Sashanka, dans le duché de Guerinthes. Elle n’a aucune autre famille que ses parents, et une sœur jumelle du nom de Naelle. Aucune magie ne coule en eux, d’après ses paroles. »

Il se relut rapidement pour vérifier qu’il n’avait oublié aucun détail important puis décida de mentionner les runes découvertes par l’Érudit. Estelon n’avait aucune idée de ce que cela pouvait signifier, mais Violetto avait été si enthousiaste que cela valait sans doute la peine de le noter.

Une porte claqua dans le couloir, faisant sursauter Estelon et le poussant à refermer aussitôt son carnet. Il attendit, aux aguets, que les pas irréguliers continuent leur chemin vers la rue. Son voisin s’était réveillé au crépuscule pour retourner se soûler à la taverne, encore une fois. Estelon soupira pour calmer les battements de son cœur. La plume tremblait entre ses doigts.

Craignait-il qu’on le découvre ? Ou craignait-il de ne pas être à la hauteur ? Il ne devait pas, ne pouvait pas décevoir le Seigneur Hosgen. Il l’avait promis à son oncle sur son lit de mort. Il l’avait juré sur le nom de Calen. Le visage de son frère se rappelait à lui chaque fois qu’il revêtait la cape. Le premier pas vers la rédemption, avait dit Hosgen. Parce qu’il savait, lui, quels pêchés Estelon avait à se faire pardonner.

Une bourrasque ouvrit brusquement la fenêtre, fit claquer les battants, et la flamme de sa bougie s’éteignit. Estelon se leva d’un bond. La lueur de la Rochelune donnait un éclat grisonnant au quartier du port. Les filles de joies semblaient des statues mouvantes entre les bras de ces hommes imbibés d’alcool. Non loin, un homme en cape émeraude approchait en tâchant d’ignorer le spectacle navrant qui se jouait sous la lumière des Dieux. Prenant conscience de son retard, Estelon rangea précipitamment ses affaires et fourra son carnet dans la poche de son veston. Il se glissa aussi discrètement que possible hors de l’auberge pour rejoindre son compagnon.

— Que les Fondateurs nous protègent, fit-il en salut.

Gabael lui rendit son geste avant de lui jeter sa cape.

— Trouve quelqu’un d’autre pour jouer les coursiers, la prochaine fois.

Estelon rattrapa le vêtement et inclina la tête d’un air désolé avant de se dépêcher de l’enfiler. Avec le tissu émeraude sur le dos, il se sentait tout de suite plus confiant.

— Je comptais la récupérer au Temple ce matin, se justifia-t-il, mais une rencontre imprévue m’a retenu…

— C’était elle ?

Estelon acquiesça et tendit son carnet.

— J’ai réussi à savoir d’où elle vient, qui sont ses parents. Elle dit qu’elle a une sœur jumelle mais qu’elle est la seule de sa famille à posséder la magie… Son Maître m’a également confié qu’il allait commencer son enseignement en vue de rejoindre les Terres du Nord.

— Terres d’infamies, jura Gabael avec dégoût.

Estelon ne releva pas la remarque et poursuivit.

— Je lui ai proposé mon aide pour la former aux plantes et aux potions. Je pourrais en apprendre davantage sur leur objectif…

— Bien. Cela plaira à Hosgen, j’en suis sûr… Tant que tu restes prudent sur ce que tu leur dis.

— Je fais de mon mieux pour ne rien laisser paraître, confirma Estelon. Je joue le petit soigneur de campagne… Seulement, je crois que le Protecteur se méfie de moi.

— Je n’en attendrais pas moins d’un Maître de la Pléiade ! Mais sois tranquille : le Seigneur Hosgen s’est assuré de le garder à distance. Et puis, Il sait ce dont tu es capable. Même si tu n’es qu’un Porteur, ton esprit est aussi fort que celui d’un Protecteur. Lyron ne t’a jamais reparlé de Silë, n’est-ce pas ?

Estelon secoua la tête. Non, Lyron n’avait jamais fait le lien entre lui et cet homme en cape verte derrière le bourreau. Un frisson le parcourut à ce souvenir. Ce jour-là, au moment du sacrifice du renard, c’était la première fois qu’il apercevait la capuche violine de Windane. Elle, bien sûr, n’avait jamais su que c’était lui, derrière l’autel, qui l’avait suivie du regard.

Gabael posa la main sur son épaule et sourit :

— Tu n’auras bientôt plus à t’inquiéter, Estelon. Le Seigneur Hosgen a tranché. Ta mission prendra fin à la fête de l’Été.

— Si tôt ? Mais je peux en apprendre davantage ! Si vous me laissez le temps…

— Nous en savons suffisamment vu avec le mangeur d’âmes, et tu ne peux plus te permettre d’attendre. Tu es chaque jour plus envoûté…

Estelon soupira en laissant aller son regard vers la Rochelune accrochée au ciel.

— Je sais que tu as raison, Gabael, et pourtant…

Il avait toujours su ce qui l’attendait. Il connaissait son rôle. Depuis que le Prêcheur de Watz leur avait parlé d’elle, Hosgen l’avait choisi pour la suivre. Il avait envoyé les mercenaires dans le désert pour l’obliger à se dévoiler. Il avait fait libérer le mangeur d’âmes pour mettre ses pouvoirs à l’épreuve. Estelon n’était rien de plus qu’un témoin, chargé de consigner dans son carnet tout ce qu’il apprenait sur elle. Un simple pion dans les projets d’Hosgen. Un premier pas vers la rédemption.

— Douterais-tu de notre Seigneur, Estelon ?

Gabael le jugeait d’un œil inquiet. Il s’empressa de secouer la tête.

— Bien, alors suis-moi, ordonna le Prêcheur. Le Seigneur Hosgen veut te parler, et on ne fait pas attendre un Fondateur.

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