Le ciel s’était drapé d’un voile étoilé et une lueur pâle éclairait le chemin. Windane ne pouvait détacher ses yeux du dôme qu’elle distinguait : la Tour de Rochelune était pareille à un phare dans l’horizon obscur. Estelon l’observait, fasciné par son regard, par son visage offert à la nuit. La capuche tombée, elle ne le fuyait plus comme elle l’avait fait les premiers jours. Était-ce pour cette raison que Lyron l’avait toléré à leurs côtés ? Le soigneur avait prétendu séjourner à Solastène pour rencontrer des apothicaires avant de rejoindre son frère. C’était juste une excuse à laquelle Lyron avait fait semblant de croire. Ils faisaient route ensemble vers la capitale depuis quelques jours, voyageant jusqu’au crépuscule pour éviter les rayons écrasants de la journée.
— J’ai tellement entendu parler de Solastène… Vous y êtes déjà allé, Estelon ?
Le soigneur étira ses lèvres, ravi de l’attention.
— J’y ai vécu plusieurs années. Mon oncle était guérisseur dans les quartiers sud, c’est lui qui m’a formé. Il disait que Solastène était la plus magique des cités…
Elle hocha la tête, pensive. Oui, elle comprenait ce qu’il voulait dire. Plus ils approchaient, plus elle sentait l’aura pénétrer sa peau. C’était de la magie pure diffusée dans la nuit par cette tour immense au dôme étincelant, comme une moitié de lune arrachée au ciel. On devinait les toits de milliers de bâtiments entassés à ses pieds, grimpant les uns sur les autres pour mieux profiter de son éclat, tandis qu’entre eux, les rues grouillaient d’une foule nocturne. Les remparts, pourtant si haut qu’il fallait monter plusieurs étages pour parvenir au sommet, ne suffisaient pas à retenir le souffle de cette ville qui ne se taisait jamais. Il était chargé de rires et de cris, de parfum de grillades et de poissons séchés du port. Les veilleurs guettaient depuis la ronde, au sommet des murs gravés de bas-reliefs qui cernaient la cité, prêts à faire sonner les cloches de la ville à la moindre fumée qui aurait menacé de détruire cet assemblage bariolé.
Tout était si haut, si vaste, comme un terrain de jeu destiné à être parcouru par les airs. Windane dut se cramponner aux rênes de son cheval pour résister à l’appel de la Rochelune. Les pierres scintillaient là-haut, hors de portée des hommes, et le feu rugissait d’envie. Il ne demandait qu’à renier tous les interdits, à défier les lois des Dieux, pour aller poser une main sacrilège sur les pierres magiques. Windane arracha son regard et se concentra sur la route pour oublier cette idée.
— Nous voici dans la première Avenue Céleste, annonça Lyron en franchissant l’arche colossale qui ouvrait la muraille.
Des platanes aux troncs tachetés bordaient le pavé jusqu’à perte de vue, donnant une impression d’immensité. Sous un feuillage majestueux, les arbres laissaient tomber des copeaux d’écorce, parsemant leur base de tâches claires où le bois était nu. Windane observait tout cela avec des yeux émerveillés, étonnée tant par l’aspect de ces plantes que par l’indifférence de ces gens qui allaient dans la rue. Quelques enfants s’attardaient bien au pied des arbres, mais ce n’était que pour en ramasser l’écorce tombée et la glisser dans leurs paniers. Jour ou nuit, jeunes ou vieux, les habitants de Solastène se relayaient pour arpenter les rues et chercher de quoi gagner quelques pièces.
— Je vais me diriger vers le port, annonça Estelon. Je logerai là-bas quelques jours pour venir en aide aux plus démunis… Peut-être pourrais-je vous retrouver bientôt, si vous avez du temps pour visiter la ville ?
Lyron confirma d’un hochement de tête.
— Nous aurons l’occasion de nous revoir dès demain, si le vent ne change pas.
— J’attends demain avec impatience, alors ! fit-il en jetant un regard du côté de Windane.
Elle n’avait pas prêté grande attention à leur échange, trop occupée à scruter la ville depuis l’ombre de sa capuche. Elle releva tout de même les yeux, tenant le velours du bout des doigts par sécurité, pour saluer Estelon avant de suivre Lyron.
Ils laissèrent derrière eux la silhouette immobile du soigneur et guidèrent leurs chevaux dans le dédale de la ville pour remonter vers le Nord. Les sabots résonnaient dans ces rues cernées de façades de briques roses agglutinées les unes aux autres, qui s’ouvraient brusquement sur des parvis de pierre devant de vieux bâtiments à colonnades. La Rochelune donnait un aspect nacré à tous ces murs et faisait ressortir les couleurs des vitraux qui décoraient chaque fenêtre.
— Solastène peut sembler pareille à un labyrinthe, mais tu apprendras vite à t’y repérer… surtout si tu préfères passer par les toits. Il suffit de suivre les six Avenues Célestes, elles forment des rayons depuis les remparts et se rejoignent au cœur de la place Blanche.
La grande bibliothèque, elle, trônait au bout de l’Avenue des Frênes Dorés. Ce fut là qu’ils s’arrêtèrent pour confier leurs chevaux aux garçons d’un relais équestre. Windane caressa le col d’Automne, désolée de devoir le laisser après tant de semaines passées en sa compagnie.
— Les employés des Érudits prendront grand soin de lui, la rassura Lyron. Et puis, tu pourras revenir le voir souvent, car nous logerons tout près.
Violetto Ducas habitait l’une de ces maisons hautes et étroites qui s’alignaient le long de l’avenue. Il fallut monter quelques marches sous les feuilles blondes des arbres, puis une femme aux joues tachetées de roux vint leur ouvrir.
— Maître Lyron ! Enfin, vous voilà !
— Bonjour, Eissel.
Surprise par l’apparition d’une intendante, Windane tira sur son capuchon. Elle passa le seuil, mal à l’aise, pour pénétrer dans la pièce principale. Avait-elle jamais vu une maison aussi encombrée ? Les étagères débordaient de livres anciens, de rouleaux et de quelques babioles hétéroclites empilées dans un équilibre précaire. Au milieu de tout cet étalage, entre les fauteuils et la salle à manger, Violetto Ducas s’arracha à sa lecture pour les saluer. Ses yeux clairs, brillants de malice, contrastaient avec le teint sombre de sa peau.
— Lyron, tu n’as pas pris la moindre ride ! Prendrais-tu donc des herbes du Nord ?
— Il faut croire que mon voyage sur ces terres m’a fait beaucoup de bien, répondit ce dernier en offrant une accolade à son ami. À moins que ce ne soit l’effet de mon élève…
Il se tourna vers Windane, à qui il adressa un infime signe de la tête. Elle marqua un temps d’hésitation, les doigts agrippés à sa capuche. Lyron était serein, ses yeux cherchaient les siens sans aucune réticence. Elle se décida finalement à quitter l’ombre de son vêtement. Ce n’était pas un leurre que Lyron entendait présenter à son ami.
— J’avais hâte de faire ta connaissance, déclara Violetto, et c’est un grand honneur que de t’accueillir en ma maison, Windane.
— Mais vous ne l’avez pas nourrie, cette jeune fille ? s’exclama Eissel. Enfin, Maître Lyron, regardez dans quel état vous nous l’avez mise ! Et ces cheveux ! Ma pauvre mademoiselle… Heureusement que je suis là pour m’occuper de vous, désormais !
L’intendante s’était adressée à Lyron sans aucun égard, les mains sur les hanches. Windane écarquilla les yeux devant tant de familiarité, avant de se laisser emmener brusquement vers la salle d’eau à l’arrière de la cuisine.
— Vous êtes peut-être l’élève d’un Protecteur, mais je suis certaine qu’on peut dénicher une jolie jeune femme quelque part là-dessous !
Lorsque Windane gagna enfin sa chambre sous les combles, elle ne s’était jamais sentie si propre. La peau récurée, les cheveux glissant en boucles soyeuses dans son dos, elle tomba en arrêt devant son reflet dans la fenêtre. Son corps était toujours aussi fin, son teint à peine plus hâlé que d’habitude, et pourtant elle semblait différente. Plus âgée, sans doute. Cela faisait des semaines qu’elle avait quitté Sashanka. Et voilà qu’elle s’apprêtait à assister au spectacle dont Naelle rêvait depuis toujours.
La tour de Rochelune scintillait toujours sous la voûte des étoiles quand Windane se réveilla pour laisser entrer l’air du large. La fenêtre ouverte sur les toits de la ville, elle inspira à pleins poumons ce parfum si semblable à celui de son rêve. Il réveillait l’image de ses pieds au bord de la falaise, de cette tempête qui tentait de l’arracher à la terre. L’heure, pourtant, n’était pas à l’orage.
Un large sourire sur le visage, Windane s’élança dans la nuit, franchissant d’un bond le vide de l’allée pour atterrir sur les tuiles penchées du toit voisin. La chaleur affluait dans ses veines, réagissant à son excitation. Elle se fondit dans l’air pour courir sur les sommets, profitant de la proximité des bâtiments pour ne jamais se laisser apercevoir des ruelles. Plus haut, plus loin, plus vite encore. Une lueur rosée commençait à éclaircir l’horizon. Sa course s’arrêta sur les dernières tuiles avant la digue.
La Baie des Lumières était un tableau immense, creusé entre deux pans de collines que la mer avait fendues d’un détroit. C’était un lac argenté entre deux rives noires, parsemé de vagues étincelantes qui reflétaient le scintillement de la tour de Rochelune. De chaque côté des falaises, d’anciennes forteresses surveillaient l’entrée du lagon où se faufilaient déjà quelques navires, à la poursuite de l’aurore. Le soleil naissant étalait son reflet au milieu du détroit, colorant les flots d’un trait d’or. Une vague de lumière suivit sa course dans le ciel et grimpa jusqu’à raviver les couleurs de la Baie, transformant l’ombre en vert tandis qu’apparaissaient les pentes rocheuses envahies de végétation. L’onde dorée atteignit les berges de Solastène, remonta le long des façades roses et plongea Windane dans sa chaleur.
Les murs de Solastène se réchauffaient sous les rayons de l’été tandis que s’ouvraient les volets. Le peuple de la nuit s’en était allé en même temps que la lueur de la Rochelune, qui éclatait désormais d’une blancheur d’ivoire. D’autres vies prenaient le relais pour animer la ville. On entendait les voix, les chevaux qui trottaient sur les pavés, le souffle du large qui sifflait entre les toits. Windane jeta un œil vers les passants, attendant le bon moment pour sauter sans se faire remarquer. Elle rabattit sa capuche par sécurité et s’engagea dans la rue menant vers la place centrale. Bordée de grands lilas, l’Avenue Céleste exhalait un parfum sucré. Windane s’émerveillait des milliers de pétales mauves qui recouvraient les pavés quand elle entendit une voix l’appeler. Estelon se ruait dans sa direction.
— Vous me suivez, maintenant ? lui lança Windane, étonnée de le trouver là.
Le jeune homme s’empourpra et passa la main dans ses cheveux, confus.
— J’étais venu assister à l’aube quand j’ai repéré votre cape violine, expliqua-t-il. Un saut comme celui-là… J’ai su tout de suite que c’était vous ! Maître Lyron ne vous accompagne pas ?
— Je ne l’ai pas attendu, avoua Windane dans un haussement d’épaules.
— Oh, en ce cas… Que diriez-vous de ma compagnie ? Je connais un peu Solastène et son histoire, je pourrais vous servir de guide…
Elle hésita un moment puis, amusée par l’attente dans ses yeux, elle finit par céder.
— Je m’en voudrais de contredire les prédictions de Lyron.
Il acquiesça, ravi, avant de lui emboîter le pas.
— Il y a tant à découvrir dans la cité des Fondateurs… Tenez, rien que ces plantes : saviez-vous que les Lilas du Matin sont en fleurs toute l’année ? On dit que la magie les a rendus éternels, les fleurs ne fanent que pour laisser leur place à des pétales identiques.
Il avait ramassé un bouquet mauve tombé d’une branche, qu’il tournait et retournait en évoquant les arbres immortels de la capitale. Plus encore que les monuments, c’était la végétation qui, selon lui, laissaient entrevoir l’empreinte des Dieux.
— Les Érables de l’avenue du Nord ont des feuilles cuivrées quelle que soit la saison, et ceux du Sud des bourgeons émeraude qui n’éclosent jamais…
Windane l’écouta d’une oreille distraite, trop absorbée par le décor de la ville pour prêter attention à ses leçons de botanique. Les pierres interdites l’appelaient de nouveau. Dressée au cœur de la capitale, la tour de Rochelune grimpait si haut qu’elle doutait pouvoir seulement parvenir au sommet. C’était une architecture improbable, un alliage de roches blanches sans porte ni fenêtre, gravée de dessins jusqu’à ce sommet en dôme perdu dans le ciel. Elle trônait au centre de la place Blanche, une esplanade si grande qu’elle aurait pu contenir la moitié de Sashanka. Un chêne géant était planté non loin, dont les branchages se déployaient jusqu’à faire un toit au marché né à ses pieds. Windane resta là, fermant les paupières pour mieux sentir l’énergie qui rayonnait. La magie de Solastène imprégnait l’air comme une caresse sur sa peau. Elle serait restée des heures si les effluves de pain et d’épices venues des halles n’avaient réveillé son appétit. Elle reporta alors son attention sur le marché et se laissa emporter par les senteurs et les produits inconnus qu’elle découvrait. Tout était si vivant, si nouveau, qu’elle avança en oubliant son guide.
Estelon tenta de la suivre, mais il peinait à tenir son allure et à se mouvoir dans la foule avec la même adresse. Elle était agile et rapide, bien plus que lui, et parvenait à se faufiler sans même qu’on l’aperçoive. Pourquoi ne pouvait-il s’empêcher de la suivre ? Il y avait dans ses yeux noirs une force étrange, une beauté à la fois terrifiante et envoûtante. C’était plus fort que lui. Alors il se dressa sur la pointe des pieds pour la chercher encore.
Attirée par l’écho d’une voix, Windane s’était échappée des halles pour découvrir un bâtiment de marbre qui surplombait la place. De hautes colonnes sculptées soutenaient un fronton décoré de scènes religieuses. Les Fondateurs y étaient représentés en guerriers face à une armée de monstres que Windane identifia aussitôt. De leurs gueules béantes jaillissait un torrent de flammes qui se déversait tout autour de leurs corps écailleux. On les appelait parfois les seigneurs démons, parfois les maîtres de la magie-flamme. Plus rares étaient ceux qui osaient prononcer le nom des dragons.
— Je vois que vous n’avez pas eu besoin de mon aide pour trouver le Temple des Fondateurs !
Haletant, Estelon s’arrêta face à elle en se tenant les côtes, et elle lui jeta un regard interloqué. Ne se rendait-elle pas compte de la vitesse à laquelle elle se déplaçait ? Il ne faisait pas le poids face à une telle endurance. Il secoua la tête en riant puis se remit en marche vers le Temple.
— Vous venez ?
Comme une décharge, sa voix la força à avancer. Elle fit un pas, puis un autre. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Cela faisait des années qu’elle fuyait les Temples et les prières. Ils faisaient ressurgir les souvenirs, ils provoquaient la colère du feu. Aurait-elle la force ? Estelon grimpa les quelques marches qui menaient à l’intérieur. Windane se figea au pied de l’escalier, incapable de franchir le seuil sacré. Elle aperçut la foule amassée dans le temple. Des gens de tous horizons, de toutes les couleurs de peaux, riches comme pauvres, nobles comme roturiers, tous égaux sous le regard des Fondateurs. Ils étaient assis sur des chaises de prière, sur des bancs, agenouillés à même le sol, dans chaque recoin du vaste temple. Tous regardaient vers l’autel et récitaient la prière.
— Je prie les premiers hommes, possesseurs de lumière. Je prie les premiers hommes, garants de notre monde. Je prie les Fondateurs et le feu s’affaiblit. Je prie les Fondateurs et la magie-flamme est bannie. Je prie les Fondateurs, les éternels gardiens. Puisse leur lumière protéger le royaume des vivants. Wamaden !
Estelon se joignit à la foule pour réciter la prière. Windane, comme chaque fois, ne laissa s’échapper que le dernier mot.
— Wamaden.
Les voix se turent tandis qu’un homme se dressait sur le grand autel, le regard dur. Il parla d’une voix grave et rauque qui résonna dans le Temple.
— En ce jour de prière, nous devons bénir les Fondateurs pour leur protection. Prions-les qu’ils nous guident en ce monde.
La foule récita à nouveau la prière, guidée par le prêcheur.
— Aujourd’hui, nous devons nous recueillir pour les disparus de Taganis. Un énième incendie a ravagé les terres d’Ayjaell, les Dieux nous adressent un signe ! La magie-flamme gagne en puissance ! Dans tout le royaume, des hommes creusent les entrailles de notre terre à la recherche d’un or de feu, un or qu’ils nomment charbon. Chaque pelle de terre retournée est un affront aux Fondateurs. Ils vénèrent le pouvoir du démon, le pouvoir des flammes ! Il vous faut le croire, vous tous, gens de Solastène. Le feu retrouve sa puissance ! La magie-flamme va renaître !
— Je prie les Fondateurs et le feu s’affaiblit. Je prie les Fondateurs et la magie-flamme est bannie, récita la foule. Je prie les premiers hommes, possesseurs de lumière. Je prie les premiers hommes, garants de notre monde…
— Protégez-nous des flammes ! lança le Prêcheur.
Windane n’entendait plus ses paroles. Son pouls résonnait à ses oreilles et recouvrait les bruits. Un son de tambour, un bourdonnement qui faisait vibrer sa tête. Elle fit volte face et s’éloigna sans un regard en arrière.
C’était chaque fois le même sentiment de honte. Chaque mot de la prière s’enfonçait dans sa poitrine comme un poignard. Car ce feu que la prière condamnait et rejetait, il coulait dans ses veines depuis toujours. Elle avait si souvent prononcé la prière, autrefois. Chaque matin au lever, chaque soir au coucher, et chaque semaine au Temple de Belledanne… Elle s’était sentie honteuse, chaque fois. Honteuse de ses mensonges, et coupable de trahison. Alors elle s’était tue. Le seul mot que son corps parvenait à prononcer depuis était l’appel sacré des Fondateurs. Wamaden. Elle le prononçait comme une supplique, comme un pardon pour son existence.
— Windane !
Estelon fut contraint de courir une nouvelle fois pour la rejoindre.
— Est-ce que tout va bien ?
Elle esquissa un sourire pour le rassurer et chasser le trouble qui l’avait envahie. Elle n’aurait pas dû s’approcher du Temple. Elle connaissait pourtant les discours des Prêcheurs.
— Il y a tant de choses à voir, je ne voulais pas m’attarder trop longtemps, répondit-elle.
Le jeune homme sembla approuver son choix et ne posa pas plus de questions. Il reprit son rôle de guide et l’entraîna vers le Sud, dans une avenue bordée d’arbres à clochettes bleues.
— L’avenue des Fleurs des Vents est réputée pour ses innombrables boutiques !
Windane n’avait jamais vu pareilles échoppes. Leurs vitrines étaient d’une taille impressionnante et chargées de centaines de parures ou de vêtements bariolés.
— Solastène se prépare pour la fête de l’été, reprit Estelon. Le Roi a décidé d’organiser un immense carnaval pour les habitants de la capitale. Le spectacle sera grandiose… Peut-être pourrais-je vous y accompagner ?
Windane ne lui donna aucune réponse, car son attention était attirée par le bâtiment qui trônait au bout de l’avenue. Elle distingua d’abord une enceinte en fer forgé, décoré de soleils d’or étincelants, symbole d’Ayjaell. Au-delà s’étendait une cour verdoyante parsemée de dizaines de fontaines, qui entourait les murs d’un palais de marbre. La partie inférieure reprenait l’architecture du Temple, ses colonnes et ses reliefs, mais ce qui attirait tant le regard de Windane, c’était la partie supérieure du palais, toute de murs blancs et de larges fenêtres. Des cascades de lierres se déversaient sur les murs du niveau inférieur et une fontaine illuminait de ses eaux claires la terrasse.
— C’est le Palais Royal, déclara Estelon, où vivent le Roi Thylmor et la princesse Dalinor. La famille royale habite ce palais depuis la grande guerre. C’est le roi Lyron Thyl qui en a décidé ainsi à l’époque de la guerre avec les Renégats. Le roi voulait mettre sa famille en sécurité dans l’enceinte de la capitale. Leur ancien château, au Nord, est devenu l’Académie.
— On croirait un manoir, posé sur le palais, s’étonna Windane.
— Précisément ! On dit que le Roi Lyron Thyl l’a fait construire pour sa sœur, la princesse Seleni. Vous connaissez sans doute l’histoire tragique de Lyron ? C’est son frère Archeon, le second prince, qui a mené la trahison des Renégats. On dit que les princes se disputaient l’affection de leur sœur. Alors, lorsque la guerre a éclaté, le prince Lyron a fait bâtir ce palais pour la protéger… En vain. Lorsque les Renégats ont quitté Ayjaell, Archeon a enlevé la princesse Seleni.
— Mais pourquoi ?
— On raconte qu’Archeon portait un amour infini à sa sœur, car elle était sa jumelle.
Windane esquissa un sourire nostalgique.
— J’aurais aimé pouvoir emmener ma jumelle, moi aussi.
Il ouvrit des yeux ronds.
— Une jumelle ? Est-elle aussi… ?
— Non, répondit Windane en secouant la tête. Naelle est une Protégée, pas une mage. Nous sommes bien différentes l’une de l’autre. C’est elle qui rêvait de visiter Solastène…
Estelon sentit le regret dans sa voix, et une idée lui vint.
— Je sais où trouver un messager, fit-il. Vous pourriez sans doute lui écrire ?
*
Lyron restait immobile à la fenêtre, les yeux rivés sur la Rochelune qu’il apercevait au-dessus des toits. Ni l’énergie de la cité des Dieux, ni le savoir de son ami ne lui avaient permis de trouver la réponse à ses questions.
— Ces symboles détiennent une partie de l’histoire, déclara Violetto. J’en ai la certitude.
L’Érudit était penché sur un tissu jauni, sur lequel il avait reporté un dessin circulaire et des inscriptions, et notait de temps à autre un mot dans un carnet.
— J’ai du mal à voir une réponse à la magie dans pareils gribouillis, remarqua Lyron.
Violetto répliqua d’un ton glacial.
— Remettrais-tu en cause mes compétences ?
— Pardonne-moi, soupira Lyron, je ne voulais pas t’offenser… Seulement, ces runes me sont aussi obscures que notre avenir est clair. La magie quitte le royaume, tu le sais comme moi… Les chiffres que m’ont transmis l’Académie sont effarants. Dix nouveaux Élus, Violetto. Seulement dix, en une année.
— Est-ce pour cela que tu fondes tant d’espoirs en Windane ?
— Sa magie est si puissante, si tu pouvais la ressentir…
— Nul besoin d’être Protecteur ! Il émane d’elle une impression étrange, j’ai pu le percevoir dès votre arrivée.
— Elle détient une magie dont je peine à saisir l’ampleur, reprit Lyron. J’ai croisé nombre de Protecteurs dans ma vie, mais aucun dont la puissance n’égalait la sienne. Et je sais qu’elle ne m’a pas encore révélé l’étendue de ses capacités…
Il porta son regard vers la rue, percevant l’énergie de son élève qui approchait.
— Je sais que tu veux y croire, Lyron… Mais comme je te l’ai dit, mes recherches n’ont donné aucun résultat qui aille dans ton sens. Les Érudits n’ont jamais eu trace d’un tel phénomène. Les seules femmes de magie…
Violetto se tut, remarquant son erreur.
— Eh bien ? insista Lyron.
— Les créatures de magie-flamme, mon ami… Voilà notre seule piste.
Le Protecteur secoua la tête.
— Nous ne connaissons pas la moitié de notre histoire ! Nous ne pouvons être sûrs de rien.
— N’y as-tu jamais songé toi-même ? Tu dis qu’elle ne craint pas le feu, qu’elle possède une armure d’écailles…
— Un don des Fondateurs pour la protéger des démons, rétorqua Lyron.
Violetto répliqua aussitôt d’un ton vif.
— En ce cas, pourquoi lui fais-tu porter cette pierre autour du cou ?
Il y eut un long silence, car aucun d’eux n’osa reprendre la parole. Ils entendaient les pas qui approchaient. L’instant d’après, Windane pénétrait dans la maison et rien ne laissa deviner la tension entre les deux hommes.
Estelon avait tenu à raccompagner Windane au prétexte de saluer Lyron, mais il s’attarda quand Violetto commença à évoquer son travail. Pouvoir échanger avec un Érudit était un grand honneur, d’après lui. Le vieil homme récompensa son enthousiasme en l’invitant à prendre le thé avec eux. Une fois servi copieusement en petits pains, biscuits et caramels par la gouvernante, Violetto présenta le parchemin sur lequel il travaillait.
— C’est la reproduction d’un bas relief trouvé dans les fondations de la bibliothèque, expliqua-t-il. Les travaux de rénovation ont révélé les vestiges de constructions antérieures… Des ruines qui sont couvertes de symboles comme ceux-là. J’espère trouver un moyen de les traduire.
— Se pourrait-il qu’il s’agisse d’une écriture des îles orientales ? hasarda Estelon.
— Non, ces signes ne correspondent à aucun langage moderne. Ils me font plutôt penser aux idéogrammes des tribus antiques d’Esteterre… Mais la technique et la pierre utilisée semblent indiquer une époque bien plus ancienne. Peut-être même des Temps Obscurs !
— Vous voulez dire… Avant les Fondateurs ? souffla Estelon.
Violetto confirma d’un signe de tête.
— Il s’agit peut-être de la langue originelle des Premiers Hommes ! Ou d’un langage de démons, comme le suggèrent certains de mes confrères.
— Un langage de démons ? C’est impensable !
— C’est une hypothèse farfelue, je le conçois. Personnellement, je penche vers la première hypothèse. Regardez bien cette forme : un cercle immense, divisé par six rayons identiques, un rond en son centre…
— Comme un plan de la capitale !
— Exactement, confirma Violetto. Je pense avoir découvert le premier plan de Solastène écrit par les Fondateurs eux-mêmes.
Windane avait écouté sans grand enthousiasme leur discussion, mais jeta tout de même un regard curieux sur le dessin désigné par l’Érudit. Elle se pencha pour apercevoir le parchemin, parcourut des yeux les écritures. Aussitôt, un tambour résonna dans ses pensées, et les mots surgirent avec lui.
Vye, khara, ane, win, porau, hosq.
Elle écarquilla les yeux de stupeur et fit un pas en arrière. Les trois hommes, plongés dans leur débat, n’avaient rien remarqué. Windane respira par saccades tandis que les mots tournoyaient dans son esprit. Elle pouvait les entendre clairement, chantés par une voix grave dans ses pensées.
Vye… khara… ane… win… porau… hosq…
— Windane ?
Lyron se tournait vers elle, inquiet. Elle sourit pour le rassurer.
— Je suis fatiguée, dit-elle, j’ai peu dormi pour ne pas rater l’aube…
Il hocha la tête, compréhensif, et la laissa s’éclipser.
Ce ne fut qu’une fois la porte de sa chambre refermée dans son dos que Windane se laissa glisser au sol, le cœur battant. Elle entrouvrit les lèvres et laissa s’échapper les mots qu’elle avait retenus dans sa gorge.
— Vye, khara, ane, win, porau, hosq.
Leur sens, leur accent, tout lui était étranger. Pourtant, ses lèvres les prononçaient sans trembler, sa langue formait les sons sans ciller, comme si les mots avaient toujours été siens. Mais comment aurait-elle pu connaître des mots datant d’avant la Fondation d’Ayjaell ?
Était-ce la même langue que celle de l’homme aux yeux d’argent ? Depuis qu’il l’avait sauvée du mangeur d’âmes, sa voix envahissait ses rêves et troublait son sommeil. Elle ferma les yeux, tenta de réveiller son souvenir. Quelques fragments lui revinrent à l’esprit, quelques syllabes floues. De tous ces murmures, seuls trois mots lui revenaient intacts.
— Jael na win.
Une fois de plus, elle prononça ces mots comme s’ils lui appartenaient. Elle les répéta plusieurs fois comme une incantation. Elle n’entendit aucune voix en écho, et songea, désemparée, à toutes les questions qu’elle aurait voulu poser à l’homme de ses visions.
"Estelon se ruait dans sa direction."
Quel stalker ! Il l'épie depuis quand ? Hu hu hu ^^.
Je soupçonne qu'Estelon va prendre de plus en plus d'importance. Je me demande ce qu'il va penser si un jour il voit Windane à l'oeuvre.
Encore une fois j'ai trouvé que tu arrivais à décrire la religion avec le malaise qu'il faut à travers le regard de Windane.
Je n'ai pas vu de coquille. Il est possible que mes petits yeux fatigués aient fautés ^^'.
Très chouette chapitre encore une fois. Des réponses, des nouveaux mystères ! Est-ce que les fondateurs ne sont pas des démons renégats ? :D. C'est mon idée du moment. Est-ce que toute ce manichéisme présenté est si tranché en vérité ? L'existence même de Windane nous pousse à penser que non je dirais :).
Congrat en tous les cas !
Concernant tes suppositions, je vois que tu te poses les bonnes questions ! Et la remarque sur Estelon, j'adore... huhu. Réponse au prochain chapitre !