Il chantait encore dans le néant. Windane devinait la chaleur, si lointaine, qui essayait de rejoindre sa peau. La magie frémissait d’impatience dans son ventre. Elle voulait s’étirer vers cette lumière, cet éclat nacré qui appelait son corps. Ne connaissait-elle pas le chemin ? Il lui semblait qu’elle l’avait su, autrefois. Avant… Avant quoi ?
— Jael na win.
Un murmure si proche qu’il chatouilla son oreille.
Windane se réveilla en sursaut et porta la main sur sa nuque parcourue de frissons. La voix avait franchi la barrière du sommeil pour souffler dans son cou. Ses cheveux y étaient plaqués en mèches éparses sur sa peau moite. La température avait à peine baissé pendant la nuit et la brise n’avait pas suffi à faire tomber sa fièvre. Elle soupira en se levant du lit, tombant nez à nez avec les linges que lui avait laissés Eissel. Des linges de femmes, destinés à recueillir le sang. D’un bond, elle se leva pour les ranger hors de sa vue. Ce n’était pas le sang qui la mettait dans cet état. Contrairement à Naelle, elle n’avait encore jamais taché ses vêtements. Elle doutait même que cela lui arrive un jour. Ce n’était ni un espoir, ni un regret, mais une simple certitude : il n’y aurait jamais que des flammes pour grossir dans son ventre.
Presque chaque été, désormais, Windane subissait cette vague d’énergie, comme un raz-de-marée dans son corps. La première fois que c’était arrivé, elle n’avait que huit ans, sa mère avait cru à une grippe. Il avait fallu une semaine entière de fièvre et de douleurs, une semaine à supporter la sensation d’oppression venue de l’intérieur… Jusqu’à cette nuit, enfin, où la magie avait explosé sur sa peau pour la couvrir d’écailles. Le feu avait suivi quelques années plus tard. Était-ce l’été qui attisait la magie-flamme ou la date symbolique de son anniversaire qui jouait sur son corps ? Windane et Naelle étaient nées le jour qu’on disait le plus chaud de l’année, celui de la fête de l’été. Il ne restait plus que trois jours avant ses seize ans, trois jours à cacher sa fièvre et sa peur. Assise à cheval sur le rebord de la fenêtre, elle ne put s’empêcher d’observer ses mains avec inquiétude, en se demandant si, une nouvelle fois, la magie allait s’emparer d’elle.
L’aurore pointait déjà au-dessus des toits, grimpant en vague dorée jusqu’à ses pieds offerts au vide. Windane ferma les yeux pour se concentrer sur son rayonnement et inspira à pleins poumons. Un parfum de bois et de terre humide colla aux parois de sa gorge. Un parfum de forêt. Elle inspira de nouveau, stupéfaite, pour trouver encore dans l’air un arrière-goût d’humus. Il se plaquait à sa langue, il glissait dans ses pensées, réveillant une sensation ancienne. Elle connaissait cette odeur. Elle connaissait cette cascade.
Le bruit de l’eau tombant sur les rochers résonnait quelque part au loin, effaçant les chants des saltimbanques dans les rues de Solastène. Windane serra plus fort encore les paupières dans l’espoir de s’en rapprocher. Elle oublia les pierres sous ses mains, elle oublia l’air salé du bord de mer : elle se concentra sur ce murmure qui se glissait dans le vent. Plusieurs voix se mêlaient dans un chant inconnu, mais l’une d’elle se distinguait par son timbre profond, familier. Sa voix. Le cœur de Windane s’emballa quand elle comprit. Il fallait leur répondre.
— Jael na win…
C’était ses mots à lui. Il les reconnaîtrait et comprendrait son appel. Windane les prononçait avec une aisance naturelle, comme s’ils lui appartenaient à elle aussi.
— Jael na win, répéta-t-elle, impatiente.
Ses doigts étaient crispés sur les pierres, son cœur cognait au rythme lent de cette mélodie lointaine. La pluie imprégnait davantage sa peau à chaque pulsation, comme une brume arrachée à son esprit. Chaque inspiration gonflait un peu plus la magie, chaque souffle la rapprochait de la cascade. Windane récita ces autres mots gravés sur ses lèvres.
— Vye, khara, ane, win, porau, hosq.
Sa peau devina le poids de l’air, chaud et moite, chargé de senteurs inconnues. Elle murmura de nouveau, arrachée à Solastène pour plonger dans un rêve. Il n’y avait plus ni sol, ni mur, ni soleil. Juste ce parfum, ces bruits, et ces incantations qui l’attiraient au loin. Puis l’eau éclata sur ses paupières.
C’était d’abord une goutte qui s’écrasait non loin de son visage, puis une autre qui frappait contre une feuille et tombait sur son épaule. Windane sentit un frisson parcourir son bras tandis que l’eau s’écoulait jusqu’à ses doigts. D’autres gouttes glissèrent sous le coton de sa chemise pour dévaler son buste. Seuls les feuillages la protégeaient de cette pluie drue qui se déversait en torrent sur la forêt. Windane l’entendait frapper l’eau d’un bassin, en contrebas, en écho à la cascade. Quelques oiseaux piaillaient en attendant la fin du déluge, quelque part au-dessus de sa tête. Elle glissa les mains à tâtons dans le noir, craintive. Ses doigts trouvèrent l’écorce d’une branche, si large que ses jambes tombaient de chaque côté sans pouvoir se rejoindre. Ses pieds nus frappaient contre le bois, savourant la fraîcheur de la pluie. Elle avait bien fait de ne pas enfiler ses chaussures avant de… Quoi ? De s’endormir ? L’écorce était pourtant si réelle sous ses doigts ! Que se passerait-il si elle ouvrait les yeux ? Se retrouverait-elle à sa fenêtre dans la maison de Violetto ?
Un bruit de feuillage attira son attention sur la droite. Elle pivota, émerveillée par ses sens. Non, tout était trop vrai pour n’être qu’un rêve. Alors, les mains agrippées au bois, elle se décida à ouvrir les yeux. Elle cligna des paupières, éblouie un instant par l’intensité des couleurs. Une lumière douce scintillait à travers les feuillages, révélant un millier de teintes émeraude. De l’écorce couleur de jade aux bourgeons teintés d’or, une immense jungle verdoyante s’étendait à ses pieds.
Un rire s’empara d’elle, de joie et d’étonnement. Elle devait être en train de rêver, une nouvelle fois. Comment l’expliquer autrement ? Une jungle sauvage sous la pluie chaude, des arbres si hauts qu’ils pouvaient atteindre le ciel, si larges qu’on aurait pu construire des maisons dans leurs troncs, des feuilles si grandes qu’une seule suffisait à l’abriter tout entière ? Et tout était si… vivant ! Windane percevait la vie dans la sève de l’arbre, comme une chaleur sous sa paume. L’air était lourd d’un souffle unique, si intense qu’il appuyait sur sa peau. La magie pure et sauvage, pareille à cette force qui grondait dans son ventre. Toute la jungle en était imprégnée. Ici, Windane n’était plus un Protecteur, plus un démon, plus un corps. Elle n’était plus qu’un fragment du monde enfin à sa place.
Les mots, eux aussi, appartenaient à cet endroit.
— Vye, khara…
Les feuillages tremblèrent brusquement au-dessus de sa tête. Un poids avait fait trembler la cime de l’arbre. Elle poursuivit d’une voix plus impatiente.
— Ane, win…
Les battements de son cœur se firent plus fort. Elle entendit de nouveau le bruit, plus près d’elle encore : une créature se laissait tomber de branche en branche. Elle ferma les yeux et acheva son chant.
— Porau, hosq.
L’écorce vibra sous ses cuisses quand l’homme tomba enfin dans son dos. Elle inspira lentement, comme si le moindre geste pouvait faire disparaître cet instant.
— Jael na win ? souffla-t-elle.
Elle sentit son souffle sur sa nuque, une caresse chaude qui la couvrit de frissons.
— Ta… fit doucement la voix, ohl suan jael na win.
Son cœur fit un bon dans sa poitrine. C’était lui. L’homme aux pupilles d’argent ! Elle ouvrit de grands yeux et tourna légèrement la tête, juste assez pour apercevoir ses cheveux bruns du coin de l’œil. Il était sur la branche de l’arbre, juste derrière elle. La sensation de son corps à quelques centimètres du sien provoqua des frémissements dans son ventre. Elle ferma les yeux, attirée par cette chaleur si proche de la sienne.
Lentement, il souleva les cheveux de Windane. Ses doigts la frôlèrent un instant, juste assez pour la faire trembler, puis il laissa retomber ses boucles brunes dans son dos. Il les effleura avec tendresse, huma leur parfum. Ses mains remontèrent le long de ses bras, sans la toucher. Il la frôlait à peine, mais le feu répondait sous la peau de Windane, irradiait à son contact. Enfin, il posa doucement ses paumes brûlantes sur ses épaules et une sensation électrique la parcourut.
En contrebas, des pas lourds résonnèrent dans la clairière jusqu’à faire trembler les feuillages, mais elle resta immobile, incapable de s’arracher à son contact. À travers les doigts qui l’étreignaient, elle sentit se déverser une énergie qui se répandit en vagues de lave dans tout son corps. Elle envahit chaque parcelle de peau, chaque veine, pour se mêler à celle du feu. Quand les deux magies n’en firent plus qu’une dans ses mains, il ouvrit ses yeux d’argent étincelants et fit d’une voix envoûtante :
— Vye, khara, ane, win, porau, hosq. Le vent, l’eau, la lumière, le feu, la terre et le néant. Ce sont les six éléments de la magie.
Windane voulut se tourner pour lui faire face mais les mains sur ses épaules la retinrent pour l’empêcher de se détacher.
— Reste, et comprends.
Le cœur battant, elle pensa aux milliers de questions qu’elle voudrait lui poser. Comme s’il avait lu dans son esprit, il déclara avec son accent fascinant :
— Je me nomme Nayhidan.
— Qui êtes-vous ? dit-elle, sans se rendre compte qu’elle parlait avec ses mots à lui.
Il eut un sourire.
— Ce n’est pas ce que tu veux savoir.
Elle se tut un instant. Les mots se formèrent seuls dans son esprit.
— Qui suis-je ?
Elle devina sans le voir son regard attendri. Ses mains enserraient toujours délicatement ses épaules, mêlant leurs magies. Elle pouvait ressentir à travers ce contact toute sa bienveillance, toute son affection. Il frissonnait, lui aussi, de pouvoir enfin toucher sa peau.
— Tu es notre destin, souffla-t-il à son oreille.
Elle secoua la tête.
— Je ne comprends pas !
Un rugissement retentit, tout proche, faisant trembler la jungle. Des nuées d’oiseaux au plumage multicolore s’envolèrent en piaillant et un silence anormal s’abattit autour d’eux. Windane sentit une pointe d’inquiétude lui traverser le cœur. Elle ne sut si cela venait d’elle, ou bien de l’homme qui tenait ses épaules.
— Ne crains pas la magie. Ne crains pas les flammes. Elles sont notre espoir, reprit Nayhidan. Elles libéreront les âmes prisonnières.
Une voix féminine, une voix que Windane avait pu entendre dans ses rêves, entama alors un chant incroyablement envoûtant qui couvrit le son de la pluie.
— Ressens leur présence, ils t’appellent !
Elle ferma les yeux, bercée par l’incantation. Elle ressentait une force, juste au pied de l’arbre. Une puissante énergie, un cœur qui battait en écho au sien.
— Ils sont tous là !
Happée par une vague d’énergie, Windane plongea dans un monde baigné de lumière. Elle distinguait la couleur scintillante de chaque être vivant, faune et flore, ressentait leur énergie au plus profond d’elle-même. Ils lui étaient tous liés et, d’une certaine manière, elle leur appartenait aussi. Le feu n’était plus qu’une boule de lumière dont les reflets se dissolvaient dans le vivant. Le corps de Windane n’avait plus de barrière, plus de limite. Elle était l’air autant que la pluie. Elle était les arbres, les fougères, la cascade… et eux. Au pied de l’arbre, au cœur de la forêt, volant dans les cieux. Elle les ressentait comme autant de parties d’elle-même. Ils étaient lumière, eux aussi. Ils scintillaient dans le ciel, ils illuminaient la jungle, ils brillaient jusque dans la terre. Les dragons. Son cœur lui disait de bondir, de courir à leur rencontre, car elle leur était destinée. Mais son corps tremblait, refusant de bouger.
— Tu fais partie des nôtres.
Un grognement se fit entendre plus bas, faisant taire tout chant et toute parole dans un silence brutal et inquiétant. Windane sentit la tête lui tourner et frémit.
— La barrière tiendra plus longtemps, répliqua Nayhidan. Il est trop tôt !
Le rugissement reprit, insistant. Les mains sur les épaules de Windane se contractèrent et la peur l’envahit quand elle se rendit compte que le parfum de la pluie se dissipait. La chaleur sur ses épaules s’atténua, sa vue se troubla.
— Prends garde, le sang pourpre…
Sa voix se perdit dans le vent et le noir engloutit la lumière. Windane se sentit glisser, tombant dans le vide sans même pouvoir hurler. Elle tendit la main vers Nayhidan, mais il n’y avait plus que le néant.
Windane ne rouvrit les yeux que lorsqu’une main agrippa la sienne. Penchée au-dessus de la ruelle, ses cheveux tombaient en cascade devant son visage. Lyron avait saisi son bras pour l’empêcher de tomber de la fenêtre.
— Windane !
Elle cligna plusieurs fois des yeux en se redressant, l’air hagard.
— Je crois que je préférais quand tu dormais sur les toits, fit Lyron. La prochaine fois, attend d’être réveillée avant de te jeter dans le vide.
Il s’attendait sans doute à une répartie. Elle se contenta d’un hochement de tête.
— Je venais te chercher pour commencer ta formation, reprit Lyron. Mais avant cela, allons prendre un petit-déjeuner… Eissel a encore préparé un festin pour, selon ses dires, remettre un peu de chair autour de tes os !
Elle acquiesça.
— Je me prépare et je descends… Par les escaliers, c’est promis.
Lyron l’observa un instant puis, rassuré du sourire qu’elle lui lança, referma la porte derrière lui. Windane resta debout jusqu’à l’entendre descendre les escaliers, puis ses jambes finirent par céder. Elle glissa le long du mur, blême et tremblante. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine, diffusant à coups rythmés une peine douloureuse dans tout son corps, une déchirure qui brisait chaque parcelle de sa peau, comme l’impression d’avoir été arrachée à elle-même. La simple idée que tout ceci n’avait été qu’un rêve ne lui traversa pas l’esprit. Elle pouvait encore entendre sa voix, sentir la caresse de des mains. Cet endroit existait, elle le savait. Quelque part dans ce monde, Nayhidan existait.
Je trouve que c'est une bonne idée d'avoir le chapitre scindé en deux parties, d'un côté Estelon et de l'autre Windane. On sent que l'on nous mène vers une sorte de confrontation pour le chapitre suivant.
La maîtrise de l'écriture est toujours présente.
Juste une petite chose que j'ai relevé:
"Estelon hocha la tête, rassuré, et suivit Gabael quand il se mit en route vers le centre de Solastène."
Le prénom sort un peu de nul part. Il faudrait peut-être l'introduire avant :)
A très très vite pour le final de cette première partie ;).
Tu comprends pourquoi j'ai ri quand tu as qualifié Estelon de stalker ? :p