Dude, quelque part, à un carrefour
Une date oubliée depuis longtemps.
Certains parlent de 1869
* * * 19 * * *
A chaque carrefour, on trouve quatre directions.
La première est la passion, la seconde est la raison,
Et la troisième est foi.
Le blues est la quatrième !
* * *
Dude courait. Et courait. Et courait encore. Il ne cherchait que la fuite et quitter cet endroit maudit, ce club, et Robinsonville. Il courait toujours, essoufflé. Son ventre et ses poumons le brûlaient mais il continuait de courir. Ses vieilles chaussures de chantier lui déchiraient la peau, mais il continuait de courir. Ses larmes, sa colère et sa déception coulaient sur ses joues et ses yeux lui piquaient. Mais il courait encore. Il était tellement aveuglé par sa rage qu’il ne se rendit pas compte qu’il courait sous une gibbeuse rouge. La ville qu’il quittait avait une lumière de feu et elle se transformait en un brasier. Ses poumons étaient un brasier. Son cœur était un brasier. Son âme était un brasier.
Dude courait sans regarder où il allait. Il sortit de la ville, traversa des champs et des bois. Puis il finit par être épuisé, sa rage ne le portait plus. Il regarda autour de lui et ne reconnaissait pas le paysage.
Soudain, la nuit s’est déchirée dans un fracas, le grondement du tonnerre descendait sur terre. « C’est le diable qui vient à moi ! » se dit Dude. L’espoir et la crainte se mélangèrent, et toutes les croyances ancestrales auxquelles il avait été nourri petit garçon, remontèrent à la surface. Toujours à genou, dans la poussière, Dude releva la tête et ouvrit les yeux.
Dude se trouvait face à une Cadillac Sedan Deville modèle 1959.
Dude n’identifia pas la chose comme une Cadillac, ni même comme une automobile. La chose était immense, noire avec des vitres teintées qui reflétaient la lune rouge. Certaines parties de la carrosserie étaient en fusion. La chose grognait comme l’auraient fait 325 chevaux. Comme un cheval extenué, elle transpirait et respirait si fort que la poussière tournoyait autour d’elle.
Puis le silence se fit.
Après quelques secondes ou une éternité, les entrailles de la chose s’ouvrirent sur Pandémonium. Dude aperçut de la lumière et entendit des sons, métalliques, stridents, rythmés. Le son des enfers, assourdissant, saturait l’espace autour de lui. Si Dude était né quelques années plus tard il aurait pu reconnaître le son artificiel de guitares électriques trop saturées par un overdrive megaboosté.
Un homme en costume noir, rayé de liserés blancs sortit de la chose. Il était âgé et un peu voûté. Il se cachait derrière de grosses lunettes noires et un Stetson Homburg noir. Il portait une cravate avec des étoiles dessus et était perdu dans son superbe costume. Alors que le vieil homme s’approchait de Dude, deux blacks mastards sortirent à leur tour et vinrent se placer de part et d’autre de l’ouverture. Les deux mastards se ressemblaient terriblement et étaient également habillés de costumes noirs. Aucune vie n’habitait leur visage.
Le vieil homme s’arrêta devant Dude.
– Lève toi mon gars !
Il avait une voix d’outre-tombe ! Une voix travaillée au whisky et au tabac, mais elle était agréable, il parlait en rythme comme s’il chantait un blues. Ce mec était l’âme du blues !
Dude se releva et regarda l’homme de plus près. Il était très vieux, il avait quelques poils de moustache et de barbe, éparses. Ses doigts étaient tordus, comme tourmentés par l’arthrose.
« Pourquoi le démon prendrait une telle apparence ?» Se demanda Dude.
Malgré les lunettes opaques, Dude sentit le regard du vieil homme, un regard plein de tendresse et de bienveillance. Sa bouche ratatinée esquissait un léger sourire pincé presque malicieux. Dude était perdu. Il n’avait jamais imaginé le démon avec l’apparence d’un vieil homme usé et amusé.
Sans dire un mot, le vieil homme tendit le bras droit et silencieusement, un des blacks mastards, vint y déposer une guitare. Malgré ses doigts crochus, il fixa habilement une septième corde à la guitare et l’accorda sans même en jouer. Il tendit la guitare à Dude.
– Dude !
Je sais ce que tu veux. Tu veux le jeu, le meilleur jeu. Les plus beaux des accords et des femmes, l’abandon de leurs corps. Cette nuit t’a aidé. Maintenant c’est à toi de jouer. Tu vas aller t’entraîner. Dans un endroit isolé, tu vas aller travailler. Va jouer pour les pauvres, va jouer pour les va-nu-pieds, les désespérés et les paumés. Va jouer pour ceux qui n’ont rien d’autre que leurs oreilles pour t’écouter. Va jouer pour apaiser tes souffrances et soulager ton âme. Va, pendant au moins un an. Et quand tu reviendras au monde, tu nous offriras tes riffs et tes mots. Tu nous donneras l’espoir et l’amour. Tes blues seront des légendes et toi, tu deviendras un mythe !
Quand il eut terminé de parler, le vieil homme se retourna et se dirigea vers la Cadillac. Avant de disparaître par l’ouverture, il regarda Dude et conclut par une phrase qui ressemblait à une litanie.
– Dude, roi des chanteurs du Delta Blues. Ta musique fera vibrer un accord qui continuera de résonner. Tes blues s’adresseront à des générations que tu ne connaîtras jamais et ils transformeront en poésie tes visions et tes peurs.1
La porte se ferma dans un claquement. Le son strident disparu et fut remplacé par le vrombissement de la chose qui commença à se déplacer, lentement en soulevant à nouveau de la poussière. La chose disparut dans la nuit. Dude regarda cette guitare à sept cordes, prit son courage à deux mains et disparut également dans la nuit.
Dans la Cadillac, les trois hommes se servirent du whisky, restés au frais dans le minibar de la limousine et s’amusèrent de la soirée. Le vieil homme demande à l’un des mastards :
– BOBY, les gars de La Grange assurent bien, mais tu peux baisser le son maintenant. Il n’y a plus personne à impressionner.
– Ok Jaha Lenna, ok, mais je rigole encore du regard de ce petit gars. Tu crois qu’il aura l’envergure ? Tu crois qu’il mettra le feu ?
– Oh, non ! C’est moi qui mettrai le feu, c’est moi ! Mais lui il sera l’étincelle !