L’homme en Noir

Par Bruns

L’homme en noir, Tulsa, au bar du Blacksnake 

31 mai 1921 

* * *      18      * * * 

J'aime les chansons qui parlent des chevaux, des chemins de fer, de la terre, du Jour du Jugement, de la famille, des moments difficiles, du whisky, de la parade nuptiale, du mariage, de l'adultère, de la séparation, du meurtre, de la guerre, de la prison, des balades, de la damnation, du foyer, du salut, de la mort, de la fierté, de l'humour, de la piété, de la rébellion, du patriotisme, du larcin, de la détermination, de la tragédie, du tapage, du chagrin et de l'amour …. 

... Et de la mère et de Dieu. 

Johnny Cash 

* * * 

 

 

Je suis encore plus perdu.  

 

La matinée vient de passer et rien n’est arrivé. Je ne sais toujours pas comment je suis arrivé dans cette ville, ni pourquoi. Je ne me souviens que de ce train. J’ai visiblement changé d’époque et le barman, Johnny, semblait m’attendre. Tout ceci est si confus. Je décide de relancer la discussion. 

– Ok, Johnny ! Il y a quelque chose qui me travaille. En arrivant ici, j’ai traversé des rues, des scènes de combats. A quelques rues d’ici, j’ai vu des lynchages et j’ai franchi des barricades. Qu’est ce qui se passe ici ? 

– Nous sommes au cœur du quartier de Greenwood. C’est un très vieux quartier de Tulsa. Il y a moins de cent ans, Tulsa a été construite par les indiens qui ont été expulsés de Géorgie. Tu as peut-être entendu parler de la piste des larmes, mec ? Des milliers d’indiens ont marché de la Géorgie jusqu’en Oklahoma et des milliers ne sont jamais arrivés. Mes ancêtres ont construit cette ville. Elle s’appelait à l’époque « Tulasi » et l’Oklahoma était alors un territoire indien. Plus tard, d’anciens esclaves affranchis, nous ont rejoint. Ces hommes ont créé le quartier de Greenwood, dans lequel nous nous trouvons. Ils ont travaillé dur. Ils se sont organisés et ont prospéré. Ils ont développé des affaires, du commerce et ils ont même créé une université. Les affaires se sont encore développées quand on a trouvé du pétrole dans la région. Cette trouvaille fut une catastrophe pour notre terre ! Tous ces foreurs ont fait des trous pour extraire le sang de la terre. Il y avait tellement d’argent en jeu que cette richesse nous a amené les hommes les plus ambitieux et les plus perfides. Depuis quelques mois, les dirigeants de cette ville ont changé de comportement. Des nouvelles communautés se sont développées.  Il y a surtout une nouvelle église qui s’appelle « les Christians Identity ». Ils ont infiltré tous les pouvoirs de cette ville. Même s’ils se font passer pour des chrétiens, ces gens sont des racistes. Ils prônent un pouvoir blanc et essayent par tous les moyens de reprendre les quelques terres qui restent aux indiens. Ils cherchent surtout à prendre tout ce que les noirs ont développé. Mais pas question pour ces Christians d’envisager une collaboration, alors ils ont mis en place de la corruption et de la répression. On les a même soupçonnés d’organiser des groupes armés qui viennent terroriser les habitants de nos quartiers. Ils agissent sous des cagoules blanches pour qu’on ne puisse pas les reconnaître. Quel courage ! Ces Christians ont planté les graines d’une guerre civile et aujourd’hui nous sommes en plein dedans. Il y a quelques jours, ils ont profité d’un fait divers pour créer un scandale racial. Un jeune noir qui s’appelle Dick Rowland a été expulsé d’un hôtel de luxe du centre-ville. Il est cireur de chaussures pour gagner sa vie, mais c’est surtout un super boxeur. S’il n’était pas noir, il aurait déjà pu avoir une belle carrière et il n’a que 19 ans. Il a été expulsé sous prétexte qu’il avait bousculé l’opératrice de l’ascenseur. Il a été immédiatement arrêté et emprisonné. Le bruit a couru rapidement qu’il allait être lynché. Une délégation noire est descendue en ville pour assurer la sécurité du jeune gars, mais les blancs se sont vite organisés et les discussions ont dégénéré. Des coups de feu ont été tirés et il y eu quelques morts. Dans la journée, les manipulateurs ont fait courir le bruit que les noirs se rebellaient et la tension a explosé.  Depuis, chaque nuit, des milliers de blancs essaient d’envahir le quartier. Ils sont poussés par ces cagoules blanches et on raconte même que les policiers participent à ces massacres. Il n’y a pas beaucoup d’échappatoires pour les habitants de Greenwood. Ils ne peuvent pas quitter la ville. Le pouvoir et la police sont impliqués et les journaux restent silencieux. Hier il y a même eu des avions qui ont largué des grenades et j’ai entendu des tirs de mitrailleuses ! Je ne sais pas quand ça va finir ! 

– Et le boxeur, qu’est-il devenu ? 

– Personne ne le sait. Dans la confusion des premières confrontations, il a réussi à s’évader de la prison et depuis il doit se cacher. Personne ne l’a revu. 

– C’est ce qu’il a de mieux à faire. 

– Effectivement, mais le bruit court qu’il n’a jamais bousculé cette fille, cette Sarah. La rumeur dit qu’ils étaient amoureux et qu’ils se fréquentaient. Tu imagines, un noir qui sort avec une fille blanche de dix-sept ans. C’est la situation idéale pour attiser les haines et lancer une insurrection. 

– Et tout ça pour de l’argent et une couleur de peau ! Ça me débecte ! Tous ces politiciens sont les mêmes. Partout où je suis allé j’ai vu des hommes comme ça. Ils sont avides de pouvoir et d’argent. Ils sont prêts à mentir et à écraser leurs semblables pour réussir au détriment des pauvres gars qui n’ont que leur sang et leur sueur pour vivre. J’en ai rencontré beaucoup de ces pauvres gars et c’est pour eux que je suis allé chanter en prison. 

– Tu es musicien ? l’interrompit Johnny 

– Ouais, je sais faire de la musique.  

 

Je reste pensif, pensant à ces paroles et à ma situation. Johnny m’a écouté et reste silencieux. Il préfère écouter que conseiller ou réconforter. C’est un art de savoir quand il ne faut se taire, ne rien dire. Et je reprends. 

– Quand j’ai décidé d’aller chanter en prison pour ces pauvres gars, personne ne voulait me suivre. Ma maison de disques voulait m’en empêcher. Ils craignaient que ça donne une mauvaise image. 

Johnny se permet de m’interrompre. 

– C’est quoi une maison de disque ? 

– Ah Johnny, quand tu es artiste, en 69 tout au moins, une maison de disques, c’est ceux qui ont le pouvoir et qui dictent aux artistes quoi faire, quand et comment, pour amasser toujours plus de pognon. Je dis ça, mais lorsque j’étais jeune, j’en ai profité un max des maisons de disques. Grace à elles, j’ai pu démarrer et me faire connaître. Les tournées … les succès … les pépées …  chaque soir, dans chaque bar. Tout ça m’a bien arrangé ! Et puis j’en ai eu marre, il me fallait autre chose, alors j’ai insisté et ils m’ont laissé faire. Et je suis allé chanter dans cette prison. Ça a été un grand moment pour moi. Comme une révélation. Les gars dans la salle étaient les plus heureux que j’ai pu voir, même si nous étions tous entourés de gardes et de flingues. Ça a été un grand moment de musique et le disque s’est super bien vendu. Après ça, je pense que j’aurais pu pisser dans les chapeaux des patrons de la maison de disques et ils m’auraient encore remercié. Le plus drôle c’est qu’après ça, les mêmes directeurs et ceux des autres maisons de disques ont commencé à envoyer leurs artistes dans les prisons. C’était devenu un concept à la mode ! Même Hooker a été chanté à Soledad, mais dans son cas, je comprends. Son gamin y était enfermé et ils ont fait ce concert ensemble. C’était aussi un grand moment. 

Enfin, depuis ce concert, plus personne de m’a demandé pourquoi je m’habillais en noir. Ils savent tous maintenant qui est l’homme en noir !  

– Et alors, demanda Johnny, tu as trouvé ce que tu cherchais dans cette prison ? 

Je le regarde dans les yeux, grave. 

– Non, mais c’était un premier pas vers l’espoir ! 

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