Le carton

Par Capella

Érable poussa un soupir las. C’était son quatrième. Le premier s’était fait aussitôt partie, et il avait enchaîné à intervalles réguliers. Lysithea remercia son bras en bois qui lui épargnait de faire des efforts pour le porter, car autrement, la lassitude musculaire se serait mêlée à celle de son esprit, qui s’étiolait à chaque nouveau soupir du pantin.

Quand il poussa le cinquième, elle déclara : 

— Bon ! Qu’est-ce que tu as, enfin ?!

— Hmm ? Je me disais simplement que tu es complètement folle, comme fille. Ton bras gauche est douloureux d’avoir été serré par un pantin. Ton bras droit a été remplacé par celui d’un autre, et ton corps est meurtri de chutes, dont dans des escaliers. Comment tu peux encore avoir le désir de vivre avec tout ça, en fait ? 

Ce fut cette fois au tour de Lysithea de soupirer. Comment pouvait-il même se poser de telles questions, au juste ? 

— Il ne me viendrait jamais à l’idée de mettre fin à mes jours, voyons ! Et puis, je ne peux pas mourir avant d’avoir construit mon royaume de rêve, où tous les enfants vivront sans jamais avoir peur ! Je me blesse, c’est vrai, mais je sais que je ne mourais jamais. 

Érable émit une interjection impressionnée, alors qu’il se penchait sur le dos de Lysithea.

— Ça va être bien plus pratique de prendre le corps d’un enfant dans ces belles conditions, dit-il, satisfait. Continue donc de viser ce bel avenir, ça m’arrange pas mal. 

— Hum… Je trouverai un moyen de me débarrasser de toi avant, dans ce cas. 

— Si ce monde ne se débarrasse pas de toi avant que tu ne te débarrassasses de moi, renvoya le pantin.

— Alors tu pourras dire adieu à ton avenir, répliqua-t-elle, vexée. 

— Ah parce que tu y croyais ? Vous, les vrais enfants, ne faites que vivre la douleur, à essayer de croire que vous survivrez, pour mourir par milliers, rien que dans cette ville ; alors imagine pour le reste du monde. Je m’attends juste à devoir ramper, au loin, quand ton cadavre aura été déposé quelque part dans deux jours ou trois. Non, je ne te donne pas quatre heures et trente-sept minutes de vie. 

Lysithea gonfla la joue pour s’assurer au mieux que le pantin voyait qu’il l’irritait, mais il continua de parler tandis que la petite fille était forcée de l’écouter. Elle vit plus juste de l’ignorer, quand il se mit à lui poser ses questions rhétoriques empreintes d’aigreur concernant sa mort potentielle. 

Quand Érable remarqua le silence de Lysithea, il usa de sa main valide pour toucher la joue de l’enfant en répétant “tu m’écoutes ?” de très longues secondes. 

Lysithea poussa une profonde inspiration et lâcha le pantin qui tomba sur le sol.

— Récupère ta main, c’est bon, tu m’agaces, lâcha-t-elle.

— Ah ?! Pardon ! C’est bon ! Promis, je recommencerai plus ! s’écria Érable, horrifié.

Lysithea eut un reniflement de dédain et saisit le garçon, lequel garda un résolu silence, intimidé. 

Fort heureusement, ils apparurent dans une pièce qui fit taire la colère de Lysithea, et les envies de harcèlement d’Érable. Ils venaient de pénétrer l’intérieur d’une forêt au sein de la boutique de pantins. 

Des arbres feuillus, des oiseaux immobiles, des cours d’eau traversant un chapelet de buissons, et même toute une myriade d’animaux sauvages. Quand Lysithea constata que ce décor statique était tout fait de carton, elle remarqua en même temps qu’elle se tenait sur une mer de livres pop-up, ouverts pour révéler leurs impressions cartonnées. Il y avait même, côtoyant le plafond haut de vingt mètres de la pièce, des nuages suspendus à des fils, ainsi que des oiseaux mimant un vol plané, afin de donner un peu plus de vie à ces livres et leurs décors pliables. Sur les bords de la salle, c’étaient des étagères immenses, jonchées de bouts de cartons, de bocaux, de peinture et d’outils pour façonner ce nouveau petit monde encagé par quatre murs. Lysithea avait retrouvé ses rougeurs de merveilles. Érable, lui, se pencha sur elle pour darder à la scène un œil prudent. 

— Je pense que nous sommes dans la pièce de l’écrivaine, dit-il. Forcément quelque chose de lié à elle, en tout cas. 

— Elle est dangereuse ? s’enquit Lysithea alors que son visage tournait en tous sens, un grand sourire plaqué dessus. 

— Va savoir. Elle reste cloitrée dans sa pièce pour fabriquer ses livres, et ses agissements sont un peu bizarres. Enfin, elle travaille pour le théâtre, donc c’est sûrement juste pour ça. 

Lysithea acquiesça, songeant aux peu d’informations qu’elle venait d’obtenir. 

— Bah elle fait de jolies choses, en tout cas, fut sa conclusion.

Elle s’amusa à toucher les arbres, y trouvant une solidité qui naissait de leur existence complexe, fabriqués à partir de plusieurs couches de cartons pour en faire des créations en trois dimensions. L’eau était aussi cartonnée, mais chaque fois que Lysithea posait ses doigts dessus, elle ondulait jusqu’à son terme, comme si elle était soudain prise de vagues houleuses. 

Les oiseaux étaient tout aussi détaillés que le reste, et parfois, ils étaient si nombreux, et si colorés, que la petite fille avait la sensation de voir un arc-en-ciel doté d’ailes. Sous les branches, il y avait des biches, parfois même des grands cerfs ou bien des loups assoupis en meute. 

À son tour, Lysithea écarta les bras pour prendre une forme tout en carton, joliment pliée pour former l’enfant qu’elle était. Aussitôt, les oiseaux s’envolèrent, animés, et les animaux sauvages se mirent à boire dans les rivières. Dans ce décor, le seul qui jurait, c’était l’être en bois dans le dos de la petite fille carton qui gambadait en chantonnant, lequel lui jetait des regards excédés. 

Lysithea marchait sur le chemin pour rentrer dans sa maison en carton, cachée au fin fond de cette forêt dont seule elle en connaissait l’emplacement. Toutefois, il y avait un beau jour eu un loup qui y était entré, et Lysithea avait dû le chasser avec sa main droite, en fer, légué par un robot pantelant. Si une nouvelle menace s’était dessinée dans son territoire, elle n’aurait pas peur de se montrer ferme et intransigeante. 

— Ralentis le rythme, y a un problème…, lâcha Érable.

Quand le carton se replia pour former une peau humaine et que le bras métallique vira du gris au brun pour devenir bois, Lysithea découvrit un étrange spectacle. Les branches des arbres s’étiraient vers eux. 

— Que se passe-t-il ? 

— J’en ai pas la moindre idée, mais je pense qu’il ne faut pas être un sage pour y voir un danger.

Il tirait cet argument du nombre alarmant de branches qui poussaient tout autour d’eux, les prenant spécifiquement pour cibles. Les arbres s’étirèrent de sorte à entourer le duo, se façonnant ainsi une somptueuse cage de branches cartonnées, recouvrant même au-dessus de leur tête, pour peu qu’il viendrait à l’idée à l’enfant de s’échapper par les airs. 

Une fois le dôme construit, Lysithea fut prisonnière. Elle fouilla vite l’intérieur de son manteau, avant de pousser une interjection d’effroi.

— Tu as jeté les ciseaux que j’avais trouvés ! se récria-t-elle à l’adresse de la marionnette.

— Désolé…, répondit-il, riant jaune. 

Mais il tint à lui montrer par les gestes que ce ne serait pas nécessaire. Le bras droit de Lysithea bougea tout seul pour saisir une branche, avant de l’écraser dans ses poignes, et de tirer pour l’arracher.

L’enfant comprit le message et poursuivit le reste elle-même, pendant que, sur son dos, Érable l’assistait de son autre membre. 

— Ça sert à rien…, lâcha-t-il après quinze secondes à peine.

Croyant avoir affaire à une nouvelle vague de pessimisme très malvenue, Lysithea se redressa, fâchée, mais assista à la même chose que lui. Les branches continuaient de s’étendre de tous les arbres de cette forêt cartonnée. Pour une branche arrachée, c’était soixante qui s’étaient ajoutées au dôme entre-temps. 

Érable décida de s’en tenir là, abandonnant, permettant aux branches une ascension plus vive encore. Cela permit aux deux de comprendre qu’à part les emmurer dans plusieurs dizaines de mètres de couches de branches, ce dôme n’aspirait à pas grand-chose de plus exceptionnel que cela. 

Ils se retrouvèrent bientôt à simplement attendre au milieu de leur prison, se demandant ce qu’ils étaient censés faire à présent. Les branches s’étaient arrêtées, et plus rien ne se produisait autour d’eux. 

— Maintenant que j’y pense… Si tu restes là trop longtemps, tu vas mourir quand même, rappela Érable. 

— Ah, oui… C’est peut-être ça, le piège… 

Ils attendirent quelques petites heures au milieu de la cage sans chercher à s’échapper, pour le moment. Heureusement pour elle, Lysithea n’avait pas lésiné sur la nourriture avant de perdre sa besace ; surtout s’agissant de la veille, auprès des enfants de l’hôtel. De fait, plutôt que de chercher à manger, elle rattrapa ce qui lui manquait encore : du sommeil.

Déposant Érable sur le sol, elle s’allongea et ferma les paupières. Elle qui n’avait pas toujours le sommeil facile, il ne lui fallut pas plus d’une minute pour se laisser bercer par le son d’une boîte à musique qu’elle entendait, au loin, dans son rêve. Cette mélodie l’accompagna dans son sommeil sans rêve, en conséquence de quoi elle ouvrit les yeux en croyant n’avoir que cligné une fois des paupières.

Érable venait de l’appeler, alors que son cerveau essayait de remettre en ordre tout ce qu’elle entendait, et ce qu’elle avait entendu ; preuve qu’elle se réveillait bien d’une petite sieste matinale. 

La première chose que vit Lysithea en tournant le regard vers Érable, ce fut de le voir ranger une boîte à musique à l’intérieur d’une trappe dans son estomac. La deuxième chose, ce fut l’ouverture qui s’était créée devant eux. Les branches s’étaient retirées à cet endroit particulier, pour leur façonner l’unique chemin qu’ils étaient maintenant en mesure d’emprunter. 

Lysithea et Érable se regardèrent.

— On n’a pas trop le choix, soutint le pantin.

Lysithea opina nerveusement du chef et prit Érable sur son dos avant d’entamer sa marche. Ils passèrent dans un tunnel fait de branche, et cela rappela à Lysithea les aquariums construits de cette manière, de sorte que les poissons purent nager tout autour d’eux, parfois même jusqu’au sol. 

Alors des requins, des poissons, des raies et même des petits crabes, passèrent entre les branches brunes de ce chemin végétal pour nager au beau milieu des airs. Les plus petits serpentaient entre les branches comme dans un jeu d’obstacle, tandis les gros attendaient que les autres daignent sortir pour les gober d’un seul coup. D’autres, comme une murène en carton, restaient indolents entre leurs branches, le carnivore ignorant même les poissons passant non loin, préférant dormir plutôt que de manger. 

Lysithea portait un scaphandre en carton et évoluait entre tout ça. Il y eut un banc d’anchois qui passa, et un serpent de mer qui frôla son casque. Deux raies passèrent à ses côtés, et une plus grande raie manta était visible depuis l’autre côté du plafond en branches, nageant majestueusement au-dessus de sa tête, les reflets du soleil sur la surface marine baignant le décor aérien de reflets blancs et bleus. 

Les mouvements de l’enfant étaient lents, et l’eau la rendait plus flottante et légère, l’obligeant à marcher comme si elle se trouvait sur la lune. Elle avisa alors, en même temps qu’Érable, une forme, entre tout ça. 

Lysithea sourit en imaginant une sirène, avant de s’étonner peu à peu de cette silhouette. Quand elle vit en elle une forme tout à fait normale, bien au versant des monstres de ce monde, les requins disparurent. Quand elle la vit aussi petite qu’elle ne l’était, il n’y eut plus de raie manta, et plus aucun poisson entre les branches.

Quand Lysithea découvrit qu’il s’agissait d’une enfant comme elle, elle perdit son scaphandre et l’eau s’évapora de ce petit monde pour reprendre sa consistance ; car au bout du tunnel, c’était une enfant qui, bras croisés, les attendaient. 

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