L'écrivaine

Par Capella

Lysithea avait des étoiles dans les yeux, alors qu’elle s’attardait sur la petite châtaine qui lui faisait face. Quels beaux yeux noirs ! Quelle belle petite robe évasée la faisant ressembler à une princesse ! 

— Comment t’appelles-tu ? Je suis Lysithea. Enchantée.

— L’écrivaine, répondit celle-ci.

Lysithea pencha la tête, un peu perdue.

— Ce n’est pas tellement un nom, ça… 

— Un titre, et ça me suffit. 

— Je comprends… Mais heu… Du coup, tu veux partir avec nous ? Si une enfant capable d’aussi belles choses est coincée ici, il est de mon devoir de l’emmener dans mon monde de rêve ! 

— Hein ? Non, jamais. Je travaille pour le théâtre. Hors de question de laisser passer la chance que j’ai de pouvoir être encore en vie. 

Érable vit le moment tout indiqué pour se pencher à l’oreille de Lysithea et lui murmurer : 

— J’ai déjà vu des enfants entrer dans cette pièce… Et il n’y en a pas le moindre ici pour attester qu’il s’agit simplement d’une grande fête géante, donc… 

Lysithea se rembrunit, plus nerveuse, comprenant le message. Quand elle redirigea son regard vers la châtaine, celle-ci tendit sa main vers elle, le regard inlassablement neutre. 

— Tu vas faire partie d’une de mes œuvres pour mon spectacle. 

Elle y avait mis la forme, mais aux yeux de la petite fille, il s’agissait moins d’une demande que d’un ordre. Lysithea fit un pas en arrière, fouillant dans son manteau pour trouver ses ciseaux, avant d’oublier qu’elle s’était plainte il y a peu de les avoir oubliés. Elle se contenta de tendre son poing fermé en essayant de paraître menaçante par son expression. 

L’écrivaine la contempla, visiblement déçue, et vivement, les arbres reprirent leurs étirements pour atteindre le corps de Lysithea à progression rapide. Quand tous les arbres ne cherchaient pas à façonner un dôme, mais bien à saisir la petite fille, le spectacle devenait plus effrayant à voir, et l’enfant se montra soudain bien plus angoissée à l’idée d’être la cible d’une forêt vivante. 

D’une impulsion qui n’était pas la sienne, Lysithea sentit son bras droit filer vers le visage de l’écrivaine, mais cette dernière disparaissait déjà entre un mur de branches cartonnées. La petite fille et son pantin ne purent qu’essayer d’en arracher le plus possible afin de ralentir la propagation de cette peste pliable. 

Ils s’y acharnèrent longtemps, mais comme avant, les branches revenaient plus vite qu’ils ne les arrachaient. Lysithea commença à s’inquiéter de l’évolution de la situation, et le commentaire cynique qu’Érable proféra sur la fin de sa vie à venir fut la goutte d’eau. 

Elle se tourna vers lui pour le tancer, et une branche vint alors se frotter à son bras, lui tirant une petite coupure écarlate. Elle tenta de s’éloigner avec un pas en arrière, mais en branche venue derrière se planta dans son dos. Lysithea l’écrasa à temps.

Bon… Tant pis, je veux pas me laisser tuer ici…

Lysithea sauta sur l’une des branches qui poussaient vers elle, s’en servant comme plateforme nouvelle. Quand elle repéra un arbre pas trop éloigné, elle s’élança en avant, courant de branches en branches pour monter toujours un peu plus haut. 

Parfois, son pied manquait de déraper pour s’empêtrer. À en juger par la vitesse de déplacement des branches, manquer le sol reviendrait sans doute à se tuer ensuite. Lysithea prit sur elle, respira calmement et continua de courir, le cœur battant à tout rompre. 

— Fais gaffe, si tu t’emmêles les pieds, je pense que tu meurs, souffla Érable.

— Je sais !! 

Elle sauta de branches en branches pour monter toujours un peu plus, le corps chaud, non plus de douleur, mais d’effroi. 

Ah, pitié… Tombe pas, tombe pas, tombe pas…

Les branches tentèrent d’aller jusqu’à passer au-dessus de sa tête pour l’empêcher de sauter, et peu à peu, l’emmurer dans une petite cage couvrant autant sol que plafond.

— Accroche-toi à moi ! déclara la petite fille.

Érable se tenait de son bras unique autour du cou de Lysithea, et l’enfant se servait de son nouveau bras droit pour s’accrocher aux branches du dessus et se hisser plus vite qu’elles ne purent l’enserrer. 

La ligne droite se faisant jour, Lysithea accéléra le rythme, et parut plus assurée encore dans sa course, car elle atteignit le sommet d’un arbre en peu de temps. Elle s’y appuya pour souffler.

— Et maintenant ? lâcha Érable.

Les branches montaient vers eux. Que Lysithea se soit réfugiée en hauteur n’y changeait rien, et bientôt, les mains en carton qui tentaient de la saisir recommenceraient leurs tentatives de l’obtenir.

— Je me suis juste donné quelques secondes pour pouvoir réfléchir, expliqua Lysithea d’un filet de voix.

— Bah mazette, c’est complètement débile ! 

Lysithea lui renvoya un regard noir tout en se courbant en avant pour reprendre son souffle. Elle réfléchissait à présent du plus vite qu’elle le put, car elle s’était offert des secondes de réflexion, et elle ne voulait pas les gâcher.

En bas, elle avisait l’écrivaine, assise par terre, admirant l’évolution de tout ce spectacle. Lysithea se mordilla l’ongle du pouce. 

Je n’ai pas le droit de mourir, se rappela-t-elle, alors qu’elle imaginait de façon fulgurante l’achèvement de ce que donnerait son rêve.

— Ahh… J’aurais eu tort de parier sur toi, dit Érable en lui touchant la joue, moqueur.

Lysithea poussa un cri de rage quand Érable se montra aussi insupportable que de coutume. Elle le saisit de sa main de bois et le jeta là où se trouvait leur ennemi.

— Sert un peu à quelque chose, marionnette maudite ! 

Érable hurla alors qu’il fusait comme un éclair, et au même instant, les branches atteignaient Lysithea. 

Le pantin s’écrasa sur le sol, sa tête se détachant de son corps sous la violence de l’impact. Lysithea poussa une bête interjection, cette conclusion étant la pire de toutes celles qu’elles auraient pu imaginer. 

Ou pas, car le pantin, délesté de sa tête, fonçait sur l’écrivaine pour saisir la sienne dans sa main unique. 

— Je me décompose à vue d’œil, lâcha la tête esseulée en regardant son corps agir, amusée.

— Lâche-moi, pantin de malheur ! Lâche-moi, ou je tue ton enfant ! 

Les branches ne cherchèrent plus à l’encager, car elles s’étirèrent pour transpercer le corps de Lysithea avec bien plus de violence. L’une rentra dans son bras, l’autre dans sa cuisse, une troisième dans sa hanche, et les autres suivraient un peu partout, pour peur qu’on leur en laissât le temps.

— Pas si je vous tue avant, ma dame. 

Il serra la tête de l’écrivaine entre ses doigts et l’envoya violemment contre une branche, laquelle ressortit derrière son crâne, empalant sa maîtresse.

Le silence tomba dans toute la pièce. Lysithea, gémissant de douleur, constata que les branches s’étaient toutes arrêtées. Il n’y avait plus aucun bruit, alors que les deux survivants se regardaient, la transition les mettant mal à l’aise. 

Lysithea arracha les branches en les extirpant de sa peau, le sang commença à couler de la plaie. Elle descendit précautionneusement pour rejoindre Érable, qui récupérait sa tête pour se l’apposer sur le cou. 

— Si je n’avais pas eu l’idée de mettre ma tête en avant, c’est mon bras, qui aurait pu partir, déclara-t-il, sévère.

Lysithea hocha de la tête, timide, ce qui fut sa façon à elle d’annoncer qu’elle s’excusait d’avoir agi si précipitamment. 

Elle tourna alors le visage vers l’écrivaine, encore transpercée par sa branche d’arbre, qui lui sortait à presque un mètre au travers du crâne. Le sang avait déjà tâché une grande portion de sa robe ainsi que le sol sous ses pieds. Lysithea eut une grimace. 

— On vient de tuer une enfant comme nous…

— Oh… Ouais, bon. C’était une ennemie. T’as juste libérée une prisonnière du théâtre. 

— C’est vrai, oui… Mais je me dis que j’aurais au moins pu essayer de la convaincre un peu de venir avec nous. Je veux dire, si je lui avais fait comprendre qu’elle serait en sécurité, avec nous, elle aurait peut-être réussi à avoir confiance… 

Érable rampa jusqu’au dos de la petite fille et y grimpa, forçant son bras droit à le maintenir bien en position. Il s’affala contre l’enfant et poussa un soupir, à croire qu’il pouvait être lassé physiquement.

— Légitime défense. Elle s’est mise à t’attaquer, tu as fait ce qu’il fallait. Franchement, je comprends parfaitement ton argument, et pour ça, je suis content d’être celui qui l’a tué pour toi, mais même si c’est plus facile à dire qu’à faire, retiens qu’elle le méritait. Ce monde est assez cruel et injuste pour que les enfants se mettent des bâtons dans les roues à leur tour. 

Lysithea songea un instant à cet argument, puis acquiesça, plutôt d’accord, au bout du compte. 

Je n’ai pas de temps à perdre avec les méchants. Ma vie est trop importante, se souvint-elle, revigorée. Mon monde de rêve ne doit pas être habité par des enfants cruels… Ceux qui ne m’y aident pas ne méritent pas ma compassion… 

— Sur ce, partons ! claironna Érable. Je n’en peux plus.

— À qui le dis-tu…

D’un souffle soulagé, elle entreprit enfin de partir pour quitter cet endroit vicié. 

Dommage, c’était vraiment beau, ici…

Elle eut toutefois le droit, en consolation, à passer sous les branches. Toutes étaient orientées vers les airs, pour capturer celle qui s’était perchée sur un arbre haut, de fait, elles laissaient suffisamment de place au sol pour leur permettre de passer.

Lysithea avait ainsi l’impression de marcher, non plus sous un tunnel, mais sous une arche. Une arche les menant en direction d’une forêt elfique, secrète et mystique. Derrière les branches, invisibles et  tapis dans le crépuscule de l’ombrage, des yeux avisés venaient s’enquérir de la venue de deux intrus en leurs bois sacrés. 

Car le sang d’une enfant vile y avait coulé, ils venaient s’assurer que ces nouveaux-venus ne partageaient pas ses desseins. 

Lysithea mit toutefois pied en dehors de cette cage oblongue. Ils venaient de sortir de la forêt des livres, et loin, en face, c’était la porte de sortie. 

Il y avait par terre, sous ses pieds jusqu’à la porte, une tonne de livre géants, fermés, posés en rangs bien droit, tous numérotés. Elle marcha sur le trente-sixième et poursuivit sans se soucier de pouvoir salir les couvertures avec ses bottines. Il n’y aurait de toute façon plus personne pour les ouvrir, ces livres-là.

Du moins, ce fut ce qu’elle se croyait avant qu’Érable se pencha pour saisir une couverture qu’il tourna, intrigué. Apparut une scène grandeur nature quand le carton se déplia du livre.

Des gouttes, des nuages sombres, et une maison sous cette averse violente. Il y avait jusqu’à de l’herbe et des arbres, laissant imaginer un décor de campagne. Devant sa maison, un enfant, légèrement plus petit que l’était Lysithea. Il avait une main en avant, touchant les fausses gouttes de pluie, la bouche ouverte, surpris. 

Cette scène était belle. Il n’y avait que les yeux du garçon, qui dérangeaient. Ils étaient ouverts, mais vitreux. Lysithea se détourna de la scène et se tourna, ennuyée.

— J’ai vraiment hâte de quitter cette ville.

— Et ce ne sera pas forcément meilleur ailleurs ! vit juste de préciser Érable, index levé, sourire mutin. Au moins, ici, tu aurais pu servir de personnage de livre. Ailleurs… c’est moins sûr. 

— Sans toi, je pourrais envisager un avenir trois plus agréable au quotidien, en tout cas… 

Érable se mit à rire, s’agitant sur le dos de Lysithea qui soupira. 

La petite fille s’éloigna ainsi du corps sans vie de l’écrivaine, alors que derrière elle, un enfant touchait la pluie comme il s’apprêtait à sortir de chez lui. 

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