Quand Lysithea récupéra son air, son visage passa du violet au rouge, mais elle n’eut pas encore le temps de se demander si elle était encore en vie ou non. Un nouveau pantin avait rampé jusqu’à elle, approchant sa main de son visage. Lysithea lui jeta la paire de ciseau, mais le pantin la récupéra simplement avant de la jeter par le trou qui lui avait servi à piéger la petite fille.
Ce simple moment d’inattention fut néanmoins suffisant pour que Lysithea prît les jambes à son cou, se levant pour partir à pas rapides, car courir, elle n’en était plus capable du tout.
— Attend !
Quand elle entendit le pantin parler, Lysithea se retourna vers lui, pour tomber à genoux. Cette injonction avait mis son esprit en attente, et cela avait dissipé toute l’adrénaline. Elle n’était à présent plus capable de tenir debout, et la chaleur de son bras manquant se diffusa dans tout son corps avec la violence d’une éruption volcanique.
La douleur était insupportable, et pleurer ne fut pas ce qui aida à la dissiper.
— Tu vas mourir d’une hémorragie, déclara la voix du pantin.
Ce dernier approchait en rampant. Lysithea l’avait entendu, mais jusqu’à preuve du contraire, ne pouvait rien y faire.
— Désolé pour la petite frayeur de tout à l’heure, s’excusa le petit garçon en bois.
Et sur ces mots, il arracha son propre bras droit sans sourciller. Il se servit du restant pour approcher un peu plus, et le tendit à la petite fille.
— Je te l’offre.
Lysithea eut un mouvement de recul pour refuser, car parler serait un effort trop difficile. Elle déclina la proposition, car si à d’autres égards le souvenir de Confetti lui laissait un goût amer dans la bouche, il n’avait sûrement pas menti en lui avertissant des intentions des pantins de cette boutique. Sa première rencontre avec celui-ci était une preuve assez probante.
— Allons… Je me doute que Confetti t’a prévenu, et d’accord, c’était bien mon intention au début, mais après réflexion, je ne compte pas prendre possession d’un corps ici, en fait. Ça reviendrait à devenir une cible fluorescente dans un jardin d’archers. Donc… Tu peux être sans crainte !
Lysithea secoua la tête, esquissa un pas en arrière, mais s’écroula sur le côté. Son corps était devenu un amas monolithique de chaleur, a-t-elle point qu’elle ne ressentait plus aucune parcelle de sa peau. Son bras brûlait, pourtant, elle pouvait le supporter, la fatigue remplaçant peu à peu la douleur. Elle comprenait qu’elle était en train de mourir. Le pantin tendit son bras.
— D’accord, bon, vu dans quel état tu es, je vais effectivement y réfléchir à deux fois pour te subtiliser ton corps. Si c’est pour finir comme un pantin cassé, autant ne pas devenir humain… Bon, c’est juste un bras. T’y perds rien. Rien du tout. Accepte-le… Quoique dans ce monde, mourir, c’est peut-être gagner plus encore… Hmm…
Lysithea regarda le garçon un certain temps, la respiration de plus en plus lente. De courts cheveux noirs. Des yeux bleus. Il était habillé d’une courte salopette rouge sur un haut noir, et à ses jambes, il portait des collants et des chaussures de villes noires. Sans cette peau qui réfléchissait la lumière, il aurait pu lui paraître vrai, et comme un élégant petit garçon, en prime.
Quand elle sentit ses paupières se fermer après avoir divagué sur la mise de ce pantin, elle ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit. Pourtant, l’enfant en bois poussa un soupir.
Il fit tourner le corps de Lysithea sur le côté, de sorte que son bras manquant lui fit face. Il plaça son bras à lui dans l’épaule de Lysithea, et aussitôt, la fille ouvrit grand les yeux, une expression d’intense gêne sur le visage. Elle avait la sensation qu’une horloge faisait tourner ses rouages dans son corps pour s’imbriquer à son épaule, mais au bout de quelques petites secondes… elle allait mieux !
Lysithea se redressa, surprise, pour regarder son bras, qui bougeait comme un vrai.
— Et voilà ! Tu es comme neuve, dira-t-on !
Quand il s’exprima, la main de Lysithea se ferma pour lever le pouce. Perplexe, elle agita ses doigts, et ils obéirent. Elle comprit que si ce bras lui appartenait maintenant aussi, le pantin en avait encore le contrôle.
C’était un fait assez gênant à supporter, mais le choix ne lui avait pas été réellement donné de protester. C’était ça ou la mort. Sur le moment, elle avait beaucoup hésité, les deux choix ayant leur lot d’avantages, mais maintenant qu’elle se sentait mieux, que la douleur avait reflué, elle était heureuse d’être en vie. Le pantin lui adressa un sourire, quand elle tourna le regard en sa direction.
— Tu vas devoir y aller mollo, parce que bon… T’as quand même dû perdre une tonne de sang. Mais au moins, sois heureuse d’avoir obtenu un bras bien plus puissant que celui du commun mortel, fu fu fu. Après tout, on n’a rien dans les jambes… mais nos bras, c’est quelque chose.
Lysithea admira le sien. Elle serra le poing. Venait-elle d’obtenir la poigne prodigieuse de ces êtres factices ? Si tel était le cas… la perte de son membre venait avec une récompense à la hauteur de ses souffrances.
La petite fille eut alors un sourire merveilleux en admirant son nouveau bras, les yeux brillants, les joues rouges. Le pantin eut une exclamation de surprise.
— Flippante…, lâcha-t-il, mal à l’aise.
Lysithea mit un coup de poing dans l’air, mima le soulevé d’une altère, se tint au-dessus du sol avec la seule force de son bras. Elle hocha vigoureusement la tête, comprenant qu’elle était devenue une fille un tout petit peu plus forte qu’avant. Une fille qui pourrait survivre et qui aurait de quoi atteindre enfin son rêve !
Elle retourna le visage vers la marionnette, laquelle la regardait avec inquiétude, laissant croire que des deux, c’était Lysithea, la plus dangereuse.
— Merci beaucoup pour le bras, claironna-t-elle, guillerette. Vous êtes quelqu’un de très gentil, en fait !
Le pantin en fut quitte pour incliner la tête sur le côté, écœuré.
— Je viens de léguer mon bras à une patiente d’asile…?
— Hé… C’est un commentaire assez vilain, que vous venez de faire.
Le dégout s’amplifia dans les traits du pantin. Lysithea lui adressa un air vexé. Elle se leva et entreprit de faire demi-tour. Elle poussa un soupir une fois debout. L’immense part de toute sa douleur venait du bras arraché, ce qui faisait qu’à son retour, elle allait bien mieux. Cela dit, le reste de son corps restait encore les vestiges de plusieurs chutes et dégringolades.
J’ai envie de manger quelque chose, conclut-elle, épuisée. Non, surtout de dormir en fait… Je sais plus trop, là… Je suis sens dessus dessous.
Elle fit un pas en avant pour quitter la pièce, mais le pantin répliquait de nouveau :
— Hé… Attend une seconde !
Lysithea se retourna, attendant patiemment qu’il exprimât ce qu’il avait à dire.
— Tu m’emmènes ?
De curieux, les traits de Lysithea devinrent méfiants, alors qu’elle reculait peu à peu.
— Hé ! Je te jure que je vais rien faire contre toi ! Je te l’ai dit, prendre ton corps ici et maintenant… ce serait débile ! J’ai toute l’éternité devant moi pour trouver un enfant plus en sécurité qu’une fille bloquée dans cette boutique infernale !
Lysithea poussa un gémissement méditatif, visiblement pas plus convaincue que ça par les arguments de son sauveur. Elle s’était assez fait piéger comme ça pour aujourd’hui.
— Heum… Non, désolée, je ne préfère pas.
— Comment elle peut croire qu’elle a le choix ?! s’exclama le pantin. Écoute, si c’est ça… je récupère mon bras !
Lysithea eut l’air fâché d’entendre la venue de cet argument, mais elle en conclut qu’il ne lui laissait donc plus vraiment l’alternative. En échange de sa vie, elle devait composer avec les termes de son sauveur. En y songeant, elle prit soudain conscience de quelque chose.
— Tu m’accompagnes, c’est tout ce que tu me demandes ? Si tu as d’autres conditions, tu n’auras plus le droit de les dire après, alors décide-toi maintenant.
Elle avait mis une myriade de fermeté et péremption dans ce “maintenant”, l’index impérieusement levé, à tel point que son interlocuteur se mit à sérieusement réfléchir à la question, ponctuant même le tout d’un gémissement songeur.
— Plutôt malin de me forcer à tout choisir maintenant, car, là, tout de suite, j’ai pas d’idées… Disons, avoir le droit de prendre le contrôle de ton corps une fois que tu auras trouvé un lieu à l’abri. Ça te va ? conclut-il avec un sourire espiègle.
Lysithea ponctua son hochement de tête d’un “bien” professionnel, et s’approcha du pantin, à sa plus grande surprise, car sa réaction n’était pas celle qu’il aurait attendu.
D’ici là, j’aurais trouvé un moyen de le jeter du bord d’un précipice…, se rassura-t-elle.
Basé sur un enfant de son âge, il possédait sa taille, aussi espérait-elle que le poids serait à l’avenant. Elle n’eut aucun mécontentement quand elle découvrit en fait qu’il était terriblement léger.
La petite fille l’installa sur son dos, et commença à avancer. Après coup, elle prenait conscience que pour tout léger qu’il fut, ça restait trop pour son dos endolori.
Mais en même temps… J’allais mourir. Je ne vais pas me plaindre, se dit-elle avec un sourire pétri de morgue.
— Ah mais ! dit-elle cette fois avec les accents d’une révélation subite.
Elle donna tout le poids du pantin à son bras en bois, et cela allégea considérablement la charge de son dos, en sus de lui laisser croire que son nouveau membre ne fatiguerait jamais, même sans assistance. Cela, c’était une bonne chose à savoir. Finalement, il lui avait vraiment légué un membre utile pour sa vie à venir. Elle pourrait bien le pardonner en l’emmenant à travers ses voyages.
— On va par où ? demanda-t-elle, sa joie retrouvée.
— Continue tout droit, puis on descendra les étages pour atteindre la seule fenêtre de la boutique. Sans compter celle de l’entrée, bien sûr. Mais on pourrait pas y retourner sans passer par le jardin de Confetti, à celle-ci, donc…
— Donc c’est non, abonda Lysithea.
Le petit garçon en bois se contenta d’un rire cynique en réponse.
— D’ailleurs, pourquoi tu es seul ? interrogea Lysithea. Les autres pantins – comme toi, je veux dire, parce que Confetti est vraiment bizarre – ils préfèrent s’amuser tous ensemble, non ?
— “S’amuser”…? Enfin, je me suis dit que piéger un enfant, c’était une bonne idée. Donc, je me suis éloigné des autres et j’ai installé une corde à la sortie du jardin de Confetti, en me disant que peut-être, quelqu’un en sortira. Les autres préfèrent fonctionner par groupe, mais ils sont plutôt ternes, donc…
— Tu as l’air d’être quelqu’un de très… aigri ! Peut-être qu’ils ne veulent juste pas de toi.
En tournant la tête, elle vit que le pantin s’était penché pour lui darder un regard apathique.
— Hum… Pardon pour ce commentaire peut-être méchant, se rattrapa-t-elle.
— Merci bien.
Lysithea eut un sourire gêné, comprenant l’avoir blessé. Il valait mieux être gentil avec lui, au risque qu’il récupérât son bras.
— Heum… À part ça, tu t’appelles comment ? demanda l’enfant.
— Un nom ? Je sais plus, répondit celui en bois. Les pantins n’ont pas de nom.
— Pourtant…
— Oui, lui, c’est différent. C’est un pantin important pour notre marionnettiste, donc il a été nommé. Pour le reste, on est beaucoup trop pour avoir notre propre nom…
— Je vois…
Lysithea réfléchit à cette information, main sur le menton. Ce ne serait pas très pratique d’appeler ce garçon “pantin”, ou “toi”. Enfin, Lysithea passant le plus clair de son temps seule, il y aurait peu de chance qu’il pense qu’elle s’adressait à quelqu’un d’autre que lui quand elle se mettrait à parler à haute voix.
Mais ne pas avoir de prénom… C’est tellement dommage…
Il lui en fallait un, simplement pour qu’il se sente comme un compagnon de Lysithea, et pas simplement un objet animé qui lui avait offert un bras. Certes, la petite fille ne lui faisait pas entièrement confiance, cela étant, il faisait à présent partie de son monde. Si elle était forcée de l’avoir sur son dos tout le reste de son voyage, il prendrait part à rêveries, et pour cela, il fallait qu’il le mérite. Un simple pantin en bois, c’était hors de question.
— Je pourrais t’appeler “bois”, ou quelque chose comme ça, non ?
— Ça ma petite, c’est hors de question, car ce n’est pas un prénom.
— Pourquoi tu dis ma petite alors qu’on fait la même taille ? Ah, mais tu ne connais pas mon prénom non plus ! Moi c’est Lysithea. Enchantée.
— Enchanté dans ce cas, moi c’est Bois. Chose que je ne dirai jamais, tu t’en doutes bien.
— Roh, bah j’sais pas moi ! Donne-moi tes caractéristiques, dans ce cas, que je trouve une piste !
Le pantin poussa un soupir excédé sur son dos, ce qui ne fit qu’amplifier l’irritation de Lysithea qui n’avait qu’une envie, le déposer ici et poursuivre le reste toute seule, bras ou non.
— Articulations amovibles, tête capable de tourner entièrement, et membres détachables. Cœur mécanique basé sur un vrai, corps à base d’une peau humaine, sur laquelle on aurait rajouté une couche de bois d’érable. Jambes sans forces physiques, mais des bras capables de rester accrochés à quelque chose sans jamais le lâcher, même si une tornade venait à m’emporter. Cordes vocales en boîte à musique. Très peu d’informations que je viens te donner te seront utiles, en tout cas.
— C’était pas le but, donc, on s’en fiche, lâcha Lysithea, épuisée à son tour. Je vais t’appeler Érable.
Le pantin pencha la tête, pensif, avant de se redresser, non sans exhaler un soupir de formalité.
— Ça me va, écoute. C’est pas si mal.
— Tant mieux. Je suis douée pour trouver des noms, non ?
— Tu m’avais appelé Bois y a pas deux minutes de ça.
— C’est pas si horrible que ça !
— Je t’assure que si…
Lysithea fit la moue, une fois encore, avant de répondre :
— Sois heureux d’avoir un prénom, déjà…
— Oui, oui, certes. Mais quand j’aurai un corps humain, j’aurai toujours le nom d’un arbre…
— Bah, tu voleras le nom de l’enfant que tu récupéreras ! répliqua la fille, rouge de colère.
— Et si je ne l’aime pas…
— Tu m’énerves tellement !
Lysithea avança à pas vifs, comme si accélérer la cadence la ferait s’éloigner de ce garçon irritant. Elle tendait à oublier qu’il était maintenant collé à elle, et qu’elle ne s’en débarrasserait sûrement pas aussi facilement que les autres enfants.