Le rouge

 

Se met à courir un bruit,

Dans les villages jours et nuits.

 

 

 

Le plus surprenant était que personne ne sembla le remarquer.

 

Abel, qui ne pouvait s’empêcher de poser régulièrement les yeux sur sa sœur défigurée, avait fini par inquiéter cette dernière. Mais dans la glace, c’était toujours un jeune et beau visage qui apparaissait.


Leur père lui-même, alerté par les bruits de la dispute, les avait rejoints sans voir le moindre changement. Il questionna Alinor, les yeux dans les yeux, comme si ceux-ci n’étaient pas surplombés par deux gros sourcils gris. Il écouta sa fille lui expliquer la situation comme si sa voix ne vrillait pas comme un violon. Il posa sa main sur ses cheveux, adhérant à son opinion, comme s’ils n’étaient pas blancs et éparses. Mais alors qu’il se tournait vers son fils pour s’adresser à lui, Abel était déjà bien loin de cette petite querelle. Aucun mot ne lui parvenait, et il n’entendait que son cœur, battant dans ses tempes au rythme de la terreur.

Incapable de prononcer un son, il sortit lentement sa main de sa poche pour la lever jusqu’à ses yeux. Ses doigts, ceux qui touchaient l’étrange pièce une minute plus tôt, portaient désormais une singulière brûlure violacée.

 

L’esprit d’Abel avait beau être jeune, il savait ce qu’était un maléfice. Il avait eu l’occasion, au fil de ses nombreux voyages, de se retrouver face à quelques rares objets ensorcelés : une pomme qu’il ne fallait pas manger, un voile ou bien un manteau que l’on ne devait passer, une bague encore, qu’il était préférable de ne pas enfiler sur son doigt. Jamais encore il n’avait entendu parler d’une pièce magique.

Le mousse lança un regard à son père, l’implorant silencieusement de comprendre, en vain. Comment aurait-il pu ? Lui qui, de toute son existence, n’avait jamais connu que la même journée. Lui qui n’avait jamais rien vu en dehors de cette pauvre maison brinquebalante et de ce petit village. Lui qui tenait la magie à distance, préférant penser qu’il ne s’agissait que d’histoires pour faire rêver les enfants.

Lui qui, enfant, n’avait jamais cherché à rêver. 

Non, jamais il ne comprendrait. Et Abel devina douloureusement que personne, ici, ne le pourrait.

Après avoir jeté un dernier coup d’œil à sa pauvre sœur ensorcelée, il s’en détourna finalement et passa la porte, ignorant les expressions hébétées de sa famille. Il lui fallait trouver de l’aide, quelque part.

 

Ses jambes le menèrent naturellement vers le chemin qui allait au village portuaire. Celui-ci, pour rattacher sa maison familiale à la vallée, passait par la falaise escarpée. La neige ne s’attachait pas à ses parois de sel, ce qui en faisait un passage sûr, malgré la hauteur à laquelle il se trouvait. Sous ses pieds s’étendait la forêt d’encre, et, plus loin, la mer gelée. Les habitants d’ici l’avaient baptisée Mäat, mère nourricière. Lorsque les bois se taisent en hiver, la nourriture se fait rare, et il devient alors nécessaire de pêcher. Une fois la glace percée dans le port, il devient presque plus facile de trouver du poisson qu’au cœur de l’été. Le soleil était déjà bien détaché de l’horizon, baignant le village en contrebas dans une charmante lumière dorée. La neige, qui était tombée toute la nuit, s’était installée sur toute chose, avant de s’arrêter. Le ciel matinal était d’un rose pur, débarrassé de tous ses nuages. Le mousse prit le temps de marquer cette vue dans son cœur, car il sentait qu’il était temps pour lui de prendre un tournant, au sens propre comme au figuré.  En reprenant sa route, comme il s’engageait dans la forêt, il se promit qu’il rendrait ses années volées à sa sœur, et que plus jamais il ne ferait « ce qui a toujours été fait ».

 

 

Le matin avait poussé quelques âmes aventureuses sur la place du port. Les dalles légèrement bleutées s’étaient recouvertes d’une mince couche blanche : les premières neiges. Abel, dans sa profonde tristesse, posa sur son village un œil nouveau. Contrairement à toutes ces contrées qu’il avait visitées, le début de l’hiver n’était pas une fête ici. Aucun enfant ne se précipitait dehors à peine le soleil levé pour jouer dans la neige. La buvette de la veille était fermée, les ambulles éteintes. Les rares empreintes sur ce tapis blanc s’arrêtaient aux portes des maisons. Le jeune garçon eut un pincement au cœur : sa sœur était maudite et il était seul. Il le savait : dans ce pays, il fallait être chanceux pour croiser âme qui vive durant les nombreux mois qui y composaient le cœur de l’Hiver. Perdu comme il ne l’avait jamais été dans ce village qu’il connaissait pourtant sur le bout des doigts, il laissa ses jambes le guider çà et là, cherchant on-ne-sait-quoi. Des boutiques, pourtant si animées la veille, ne s’échappait pas un bruit. Tout au plus entendait on le bruit étouffé de la neige qui tombe d’un arbre dégarni. Les rues qu’il avait parcourues cent fois ne lui rappelaient rien. Malgré tout, Abel avait le sentiment étrange que rien ne différenciait vraiment cet hiver de ceux qui lui avaient précédé.


Mais, comme chacun sait, les choses de restent pas inchangées bien longtemps.

 

Un mouvement dans le coin de son œil attira son attention. Une ombre carmin venait de se détacher de la silhouette d’une maison pour disparaître derrière une autre dans la rue voisine. Deux détails marquèrent tout de suite le jeune homme. Premièrement, personne dans son village ne portait jamais de rouge, tout simplement parce que le Rouge-Feuille, dont les feuilles donnaient le pigment, ne poussait pas dans ce pays. Mais surtout, aucun habitant ne sortait jamais en hiver en dehors des jours de troc, qui ne devaient advenir qu’une lune plus tard dans l’année. Ce fut assez pour perturber Abel, qui se lança à la suite de l’inconnu.

 

Le moins que l’on puisse dire est que celui-ci semblait savoir où il se rendait. Il marchait d’un pas rapide, à la limite de la course, dans une neige qui lui arrivait au bas des chevilles. Celles-ci étaient engoncées dans des bottes d’un cuir brun, sous une longue jupe d’hiver d’un noir profond. Le rouge qui avait attiré l’attention du mousse était celui d’un magnifique manteau écarlate, tranchant violemment le blanc du paysage à chacun de ses pas. Il était serti de milles pierres aux couleurs éclatantes, comme Abel n’en avait jamais vu. Du col se détachait un visage singulier, au regard de feu fixé sur le chemin dans une expression sévère. Les longs cils étaient alourdis par la neige, et les joues rougies par le vent hivernal. Le mousse n’avait jamais vu une telle teinte de cheveux, mais ils lui évoquaient le vieux rose d’un levé de soleil. De discrets bijoux verts scintillaient parmi eux, rappelant les délicates broderies de la robe. Il ne faisait aucun doute qu’Abel avait devant lui une femme comme il n’en verrait jamais deux fois dans sa vie.

 

Son pas se fit de plus en plus rapide, jusqu’à se calquer sur celui de l’inconnue au manteau. Il l’avait rattrapée, et marchait désormais d’un pas inconfortablement pressé, mais à sa hauteur. Pourtant, elle fit mine de ne l’avoir toujours pas l’avoir remarqué. Il entreprit alors d’entamer une discussion.

 

- Bonjour, l’amie !

 

Aucune réponse. Il ne parvenait pas à capter son regard, pourtant il était évident que la femme l’avait entendu et compris, ce que l’on pouvait voir à la façon dont ses lèvres s’étaient légèrement crispées. Abel persévéra, trop intrigué pour avoir envie d’abandonner.

 

- Vous n’êtes pas d’ici, ça se voit. Êtes-vous arrivée par la forêt ?

 

Une longue minute s’écoula avant que l’étrangère ne maugrée une réponse entre ses dents serrées.

 

- Par la mer.

- Par la mer ! Bien sûr.

 

Croyant à une blague, le mousse ria de bon cœur. Seul. Rien dans le visage de son interlocutrice ne trahissait le moindre trait d’humour, et elle paraissait même très sérieuse. Elle ne lui accorda qu’un regard méprisant, et reprit sa marche d’un pas plus rapide encore. Soudain pris d’un doute, Abel se retourna vers le port. Dans la baie, la mer glacée se faisait la psyché du ciel… jusqu’à la coque d’un navire colossal qui mouillait là. C’est à peine s’il tenait dans le dock. Il portait fièrement trois immenses mâts : une frégate, supposa le mousse avec admiration. Le jeune homme n’avait jamais vu de bateau aussi singulier, et il n'avait aucun souvenir de l’avoir remarqué la veille dans le port.

A mesure qu’il prenait conscience de l’absurdité de la situation, son attention se posa à nouveau sur la femme au manteau, qui ne l’avait pas attendu et poursuivait son chemin plus loin. Elle était réellement venue par la mer.

 

- Comment êtes vous-même parvenue à entrer dans la baie ? La Mäat est gelée ! C’est impossible. Je suis mousse, je le sais.

- Impossible, répéta distraitement l’inconnue. Oh, pour toi, sûrement.

 

Les deux pieds d’Abel s’enfoncèrent soudain dans le sol.

 

- Pas impossible. Magique ! Vous êtes Erin ! La sorcière !

 

Pas de réponse. La femme au manteau le devançait de quelques pas, ce qui permit au mousse de remarquer qu’elle ne laissait pas d’empreintes. C’était comme si la neige se refermait sur elle-même a peine avait-elle été piétinée. Abel jubilait.

- Je le savais !

Au pas de course, il reprit sa place à son niveau, motivé désormais par une toute autre raison que sa simple curiosité. Il y avait en cette sorcière quelque chose de bien plus grand que le frisson du mystère, quelque chose dont il avait désespérément besoin à cet instant. Un espoir.

- Et si vous êtes Erin, articula-t-il avant de marquer une pause pour retrouver son souffle, alors vous pouvez m’aider. Je m’appelle Abel Volovent, ma sœur a été ensorcelée et…

Pour la première fois, l’inconnue plongea son regard dans le sien. Ou plutôt, elle l’y planta.

- Ecoute bien gamin, parce que je ne vais pas me répéter deux fois. Je ne peux rien pour ta sœur.

Elle avait articulé chaque syllabe avec un peu plus de dédain.

- Ton maléfice, ton problème.

- Dites-moi au moins si cette pièce est ensorcelée ! Vous devez bien avoir ça dans un grimoire ou quelque chose !

Cette fois-ci, l’expression d’Erin changea : quelque chose avait piqué son intérêt. Abel sauta sur l’occasion d’exploiter le filon, et entreprit d’expliquer son histoire dans un charabia étouffé. Il devenait difficile de garder le rythme aux côtés de la sorcière.

- Tu as dit « une pièce » ? le coupa-t-elle aussitôt.

- Une… Oui, j’ai parlé d’une pièce, de celle qui a maudit ma sœur !

- Une pièce magique.

Le mousse s’irrita en constatant que la magicienne semblait se soucier du malheur de sa pauvre sœur comme du temps qu’il ferait dans une lune. Pensant qu’elle lui posait la question, il répondit en grommelant.

- Ça, c’est à vous de me le dire. C’est vous la spécialiste, pas moi.

- Je sais que c’est une pièce magique, imbécile. Montre-la moi.

Il marqua un temps de réflexion en serrant son poing contre sa poche. Il pouvait sentir le sou sous le tissu. Après une longue hésitation, il se résigna à lui montrer, craignant secrètement qu’elle ne l’ensorcelle à son tour. La magicienne l’examina un instant puis, après un silence déçu, elle reprit avec une nouvelle question, plus étrange encore que ses remarques précédentes.

- C’est juste une pièce. Est-ce qu’elle brillait ? Tu dois bien te souvenir de ça ! Est-ce qu’elle étincelait d’une lumière que tu n’avais jamais vue auparavant ?

- Et bien… entama Abel, déconcerté. Oui, je suppose qu’elle brillait. Je n’ai plus rien vu pendant quelques secondes lorsque-

- Parfait !

C’était le premier sourire que le mousse voyait s’esquisser sur les lèvres d’Erin. Ses yeux scintillaient d’une lueur unique. Elle se tourna lentement vers lui et posa une main puissante et délicate sur l’épaule du jeune homme, faisant tinter ses bijoux. Elle parut soudain une autre.

- Tu es mousse, c’est bien ça ?

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