L’homme en noir, Tulsa, au bar du Blacksnake
31 mai 1921
* * * 52 * * *
Je chante la mort
Car elle m’accompagne.
A chaque pas, je la sens à mon côté.
Son souffle sur le mien,
Ma main dans la sienne.
A chaque carrefour elle m’attend.
De l’autre côté elle m’appelle,
Avec ses promesses, ses anges vierges.
Sa poésie.
L’oubli.
Le Roi Serpent
* * *
Ce matin, je me suis réveillé dans un train. Sans savoir d’où je venais, sans savoir où j’allais. Ce train dans lequel j’étais seul m’a conduit dans cette ville ensanglantée. Cette ville, berceau de la haine entre les hommes. Cette ville abandonnée par Dieu et ses sbires de la trinité.
J’ai passé la journée à attendre dans ce bar vide, à boire du café et discuter avec ce vieil indien qui a connu la piste de larmes.
Et maintenant, sans que je comprenne comment, la salle s’est remplie, de musique et de clients. Je suis assis à une table avec un vieil homme, tout droit sorti d’un souvenir de jeunesse. Un vieil homme qui n’a pas changé depuis cette rencontre, il y a quarante ans. Il est toujours accompagné de ses deux blacks mastards, il porte toujours les mêmes lunettes noires et le même costume.
Ce que j’ai sous les yeux est surréaliste. Devant la petite scène, assis à une table, je vois Lewis Pee et Charlie Lee qui chahutent sans se soucier de ce qui se passe autour d’eux. Ils boivent de la bière et semblent bien s’amuser. Je les connais bien car dans ma jeunesse j’ai fait quelques tournées avec eux. Lewis était solaire, tout était facile pour lui, alors que Charlie était un fou dingue, incontrôlable, on ne savait jamais ce qui allait se passer quand il montait sur scène ou quand on entrait dans un bar. Ils n’avaient pas trop changé. Je dirais même qu’ils étaient comme dans mes souvenirs.
Ils ne me remarquent pas.
Au bout du bar, je vois un jeune gars. Il est habillé d’une façon bizarre, tout en jean comme un gars qui s’est échappé d’un pénitencier. Il porte des chaussures en toile rouge et porte des cheveux long et frisés, comme une fille. Il semble innocent dans ce lieu corrompu. Il boit du coca. Pourquoi venir dans un endroit pareil pour boire du coca et qu’est-ce qu’un jeune gars comme lui, issu certainement de la petite bourgeoisie de Los Angeles ou de San Francisco viendrait faire dans une ville à feux et à sang.
Lui non plus ne semble pas me voir.
Au fond de la salle, il y a un vieux pasteur. Le type est usé, fatigué. Ses vêtements son plein de poussières, j’ai l’impression qu’il vient de vivre une traversée du désert. J’ai le sentiment que lui me voit. Et il me regarde avec ses yeux noirs, et porte sur moi un regard fou, le regard d’un homme hanté par ses démons.
Il semble attendre quelque chose, mais quoi ?
Devant l’entrée, un type est là, debout, comme s’il ne savait pas quoi faire. Entrer, repartir ? Je ne crois pas qu’il soit décidé. Le type dégage un sacré charisme. Il en jette dans son costard blanc cassé et son chapeau de cowboy blanc. Il me paraît entre deux âges, le regard noir, nonchalant.
Lui ne semble plus rien voir. Ni moi, ni ce qui se passe autour de lui.
Le vieil homme prend la bouteille de bourbon, l’ouvre et sert les quatre verres. Et il prend la parole.
– Salut bonhomme, tu te souviens de moi ?
– Oui, je me souviens de vous. J’étais gamin !
– Oui tu étais tout jeune, vraiment tout jeune. Et tu aimais déjà la musique. C’est pour cela que je suis venu te voir, il y a quarante ans. Pour t’aider à tracer ta voie. Pour t’aider à devenir ce dont le monde a besoin, ce dont les musiciens ont besoin.
– Je ne comprends pas ! Je ne comprends rien à ce que vous dites. Je ne suis qu’un vieux musicien, je ne suis plus le gamin que vous avez rencontré dans les champs de maïs. Je me suis perdu en route, je picole, je me drogue, autour de moi je rends les gens malheureux. Je voulais juste mourir et je me suis retrouvé dans cette ville. Alors, pour être franc avec vous, je ne comprends rien à la situation.
Le silence se fit pendant quelques minutes. Je bois mon verre cul sec et le vieil homme m’en ressert un autre. Les deux blacks mastards restent silencieux et impassibles. Ils boivent en silence. Autour de nous la musique est toujours aussi présente et monte régulièrement en intensité et en rythme, comme si elle nous annonçait le dénouement. Après deux whiskies, je décide de rompre le silence.
– Et puis qui êtes-vous ? Et que me voulez-vous ?
Le vieil homme boit également son verre et s’en ressert un autre.
– Ca fait beaucoup de questions, oui beaucoup de questions, et tu connais les réponses. Tout d’abord, je suis Jaha Lenna, Jaha Lenna Hope. Certains racontent que je suis un démon qui vole les âmes, d’autres disent que je suis un Dieu, le Dieu Serpent chargé de révéler aux hommes leur destin, d’autres encore pensent que je ne suis qu’un chaman qui sait parler aux animaux-dieux des temps anciens. Moi je ne pense être que Jaha Lenna Hope, un blues man, juste là pour aider les musiciens.
Deux autres verres de whisky se vident et se remplissent à nouveau.
– C’est à toi de décider qui je suis, qui tu veux que je sois, oui c’est à toi. Mais ce n’est pas important. Ce qui est important c’est ce que nous allons faire, ici, ce soir. Toi et moi.
– Alors c’est vous qui m’avez fait venir ici ? Vous attendez quelque chose de moi ?
– Oui c’est bien moi. Il y a quarante ans que nous avons pris rendez-vous, lors notre rencontre dans ce champ de maïs.
– Je ne sais pas ce que vous voulez. Je ne vois pas ce qu’un musicien paumé peut vous apporter.
– Tu n’es pas perdu. Tu as juste emprunté le chemin qui t’a amené ici, dans cette ville, dans ce bar. Nous ne sommes jamais perdu sur un chemin. Tous les chemins, tous les carrefours nous amènent quelque part. Il faut juste accepter, ouvrir son cœur et regarder.
– Qu’attendez-vous de moi ?
– Relève ta manche !
Je suis surpris de la demande, qui ressemble plus à un ordre, mais je m’exécute et remonte la manche de mon costume et de ma chemise. Quelle surprise quand je découvre un serpent noir enroulé autour de mon bras. Ce n’est pas un vrai serpent, mais un tatouage qui semble vivant. Ce serpent est celui que nous avons partagé, il y a quarante ans avec Jaha Lenna. La tête de ce serpent est la même que celle tatouée sur le visage de Johnny Blacksnake.
– Tu vois, nous ne nous sommes jamais quittés pendant ces quarante années. Jamais.
– Je vous le redemande. Qu’attendez-vous de moi ?
Jaha Lenna se penche et attrape un étui à guitare. Il est usé de partout et j’ai l’impression qu’il va craquer quand Jaha Lenna le déplace. Il ouvre l’étui et en sort une guitare à sept cordes qui est tout aussi vieille que l’étui. Quand Jaha Lenna sort la guitare de son étui je sens comme un frisson dans la salle. Il me semble que le jeune noir, debout à quelques mètres derrière Jaha Lenna esquisse un mouvement retenu, comme si cette guitare l’appelait.
Jaha Lenna me tend la guitare.
– Cette guitare est très ancienne. Elle a déjà aidé beaucoup de bluesmen à trouver leur voie. Toi, ta voie est déjà tracée. Nous l’avons tracée ensemble il y a quarante ans. Aujourd’hui elle va t’aider à accomplir ton destin. Et ne t’inquiète pas, elle est déjà accordée.
– Et quel est mon destin ?
– Ton destin est de sauver les âmes des musiciens que tu vois dans cette salle. Tu es le seul qui peut le faire car tu es le seul à t’être perdu dans les coins les plus sombres de ton âme et toi seul peut montrer le chemin à ceux qui sont comme toi. C’est pour cela que le serpent noir t’a accepté, sur ce chemin, il y a quarante ans.
« Est-ce que je peux être cet homme-là ? Celui qu’ils attendent ? Est-ce que je veux être cet homme-là ? Après tout, je ne suis qu’un fils de fermier, je ne suis qu’un musicien, trop souvent amoureux, mais qui ne rend pas heureux, trop souvent perdu, trop souvent ivre. »
A part les musiciens, plus personne ne bouge, la salle retient son souffle.
Alors, n’ayant rien d’autre à faire, je saisis la guitare. Tous les regards sont fixés sur moi maintenant et les musiciens s’arrêtent de jouer. Le son électrique tonitruant qui emplissait l’espace diminue doucement comme si les amplis laissaient la vibration de l’air mourir tranquillement. Eux aussi me regardent, laissant pendre leurs guitares encore vibrantes.
La guitare à sept cordes à la main, dans un silence total, je me lève et me dirige vers la scène. Le claquement de talon de mes bottes en crocodile raisonne dans le silence assourdissant et m’accompagne pas après pas jusqu’à la scène.
Je suis au bas des marches et avant de les gravir, je jette un regard vers les deux musiciens qui se sont reculés au fond de la scène. Les deux texans me regardent en souriant. Ils s’amusent de mon embarras, mais je sens dans leurs yeux qu’ils attendent également que je me lance.
Alors je me lance. Je gravis les quelques marches, une à une. Le son de mes bottes m’accompagne toujours et me rassure.
Une fois sur le scène, je passe la sangle de la guitare à sept cordes à mon épaule. J’avance de quelques pas et je me place devant le micro. La salle est en suspens, tous les regards sont dirigés vers la scène. Même Johnny Blacksnake a arrêté de lire son journal et me regarde également, derrière son bar.
Je fais un dernier pas pour être proche du micro.
Alors que dans la gare de Tulsa, un serpent noir quitte le corps sans vie de Sam Wallace et disparait entre les vieilles planches, je saisis le micro et l’approche de mon visage. Mes mains glissent sur la guitare à sept cordes et les accords s’envolent, emportant les serpents noirs, tatoués, refoulés, libérant les entrailles et les esprits torturés.