Un jeune Dai nommé Lioxs disputa un jour son titre à la Naræs.
— Je viens d’une fière lignée de puissants guerriers ! se vanta-t-il le torse bombé, comme si cela suffisait.
Ragan secoua la tête.
— Si tu puises toute ta gloire de tes ancêtres, le railla-t-elle, alors ils ont probablement honte de toi.
Ses mots eurent l’effet escompté. La rage déforma les traits du jeune Lioxs. Ragan anticipait déjà sa victoire.
Sans surprise, elle triompha de l'importun, cette fois-ci comme les suivantes. Mais Lioxs n’était rien de moins qu’obstiné, si bien qu’un jour, il remporta le duel. Son étonnement égalait presque celui de Ragan.
Ce serait mentir de dire que Ragan n’éprouvait aucune contrariété. Elle s’était habituée à diriger, et elle le faisait bien : demandez à n’importe qui. Elle défia donc l’usurpateur le lendemain même. Les Dai du clan levèrent les yeux au ciel, mais s’accoutumaient déjà aux frasques de ces deux-là.
Ragan reprit aussitôt son titre et, quoique Lioxs l’affrontât encore et encore, il ne triompha plus pendant longtemps. Il finit néanmoins par la vaincre à nouveau, de plus en plus fréquemment, de sorte que le clan alternait désormais chaque jour entre ses deux Naræsn.
Ceux-là d’ailleurs, à force de batailles quotidiennes, se forgeaient un respect mutuel durement gagné. En leur for intérieur, ils n’étaient plus le clan qui change de Naræs tous les jours, mais le clan à deux têtes, à la force de frappe double.
Bien des cycles plus tard, une Ragan vieillissante perdit son second combat de suite. Le sol parut se dérober sous les pieds du clan entier, saisi d’un mal-être pénétrant. Quelque chose n’allait pas : le jeune gagne un jour, la vieille l’autre. Il en avait toujours été ainsi. Toujours.
Ragan sentait pourtant ses forces et sa vie l’abandonner. Elle criait sans bruit, terrorisée par la difficulté croissante des tâches naguère accomplies sans y accorder la moindre pensée. Ses pas s’alourdissaient, ses gestes ralentissaient, ses réflexions se confondaient, et son traître de corps cherchait tous les moyens de la faire souffrir.
Elle gardait la tête haute tandis que son dos s’affaissait ; le regard acéré tandis que sa vue s’obscurcissait ; le poing serré tandis que ses muscles se liquéfiaient.
Elle masquait sa faiblesse naissante tant bien que mal, mais ses efforts n’auraient su cacher au clan ses défaites répétées.
Ses forces diminueraient jusqu’à disparaître, et elle avec.
Le clan, par ailleurs, nageait dans un brouillard particulier. Somme toute, un seul Naræs, un monocéphale, serait plus naturel, plus sain, plus… normal. Mais quelque chose n’allait pas. Leur Naræs était une bête à deux têtes, voilà tout. Leur monstre à eux. Et ces derniers temps, le monstre se faisait lentement décapiter.
Quelque chose n’allait pas.
— Il fera quoi le clan si tu retrouves pas la forme ? finit par s’impatienter Lioxs.
Ragan réfléchit. Opta pour la sincérité.
— Je serai trop morte pour m’en soucier.
— T’as pas intérêt à crever sinon j’te bute !
Ragan sourit. Acquiesça.
On perd toujours à choisir la mort pour adversaire, dit-elle presque.
L’ennemie universelle viendrait bientôt cueillir sa vieille âme fatiguée. Il ne lui restait qu’à l’accepter. En était-elle seulement capable ? La mort n’est qu’un prélude à la renaissance, lui avait dit le défunt atlil. Rien que la conclusion d’un cycle.
Son cœur se déchirait pourtant.
Quelle sorte de mort était-ce ? Lente, agonisante. Indigne d’une Naræs. Point de fin glorieuse en protégeant son clan, de coup de grâce simultané avec un Naræs ennemi. Rien que la défaite humiliante, indolente et abêtissante face au poids des années.
Son trépas attrista Lioxs plus que quiconque. La gorge trop serrée pour parler, il resta muet le temps de digérer le vide qui avait remplacé Ragan. Son silence même lui coupait le souffle, car il n’avait jusqu’alors pas réalisé ce que la vieille avait signifié pour lui : ils étaient devenus de proches amis, dont l’affection s’étendait en racines aussi profondes que la rivalité. Ils avaient eu besoin l’un de l’autre.
Comment l’annoncer à son clan ? Leur avouer qu’en réalité, il ne leur restait aucun Naræs.
Lioxs bouillonnait intérieurement. Il n’avait pas pu sauver Ragan, il ne saurait sauver les siens. Toute cette force, et pourtant… Le grand champion du clan se sentait impuissant.
Il redressa la tête, car les siècles ne l’avaient pas encore ployée. Planta ses yeux incisifs dans le firmament. Leva un poing ferme vers les cieux.
Non. Non. Non, se dit-il. J’ai battu la vieille carne, encore et encore. Je serai fort pour deux.
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