Le corbeau

Par Jowie

Le corbeau

 

Volubile par nature, Agnan s'accoutumait mal à l'épreuve du silence total. Sa période de servitude à Franc-Boise avait été exempte de liberté orale au profit de simples « oui, monsieur » et maintenant, il cheminait avec une espèce de fantôme muet. Incapable de se réprimer, il conversait seul, causant de tout et de rien pendant des heures sans fléchir. Il jetait des coups d’œil à sa silencieuse auditrice à une telle fréquence que celle-ci se demandait quand il finirait par comprendre qu'elle ne l'écoutait pas.

Au début, quand Agnan se tournait vers Eleonara, elle le laissait se cogner à son masque désintéressé et froid. Ce n'était qu'une façade : en réalité, elle n'osait toujours pas le regarder, terrifiée par ce qu'elle lirait dans sa mare sans fond. Selon la Dame, cette mare était un tiroir secret derrière l'iris des humains, là où ils rangeaient leur pensées tordues, leurs pulsions sauvages et leurs idéologies empoisonnées.

La neige, le gravier et la boue avaient jusqu'alors occupé son champ de vision et ça rassurait Eleonara. Même débarrassée de ses chaînes, elle avait du mal à porter la tête haute, comme si, inconsciemment, elle s'estimait indigne de toute fierté.

Eleonara fut bientôt contrainte d'outrepasser ses craintes : comment savoir ce que dissimulaient les airs distraits de l'humain qui marchait à ses côtés si elle ne zyeutait même pas en sa direction ? Pour risquer un voyage aussi long avec cet inconnu, elle était obligée de le sonder tel que la Dame le lui avait appris. Elle devait se concentrer sur l'iris, réduire son champ attentionnel, le resserrer autour de la pupille et là, elle devait percer du regard comme avec une lance de joute équestre. Ça, c'était la théorie ; en pratique, Eleonara y échouait, contrairement à la Dame qui mesurait ainsi les ambitions et anticipait les agissements des humains.

« Ça ne coûte rien d'essayer, s'encouragea Eleonara. En plus, je ne me souviens plus de quelle tête il a, ce Agnan. »

Avec précaution, elle lui jeta une succession de brefs lorgnements. Graduellement, Eleonara réussit à soutenir le regard du jeune palefrenier, inexpressive mais alerte.

Tant que le sujet de conversation s'écartait de ce qui pût la concerner, elle était toute ouïe. Toutefois, si Agnan laissait glisser une question motivée par la curiosité, un haussement d'épaules absent lui faisait comprendre que ce genre d'interrogatoire n'aboutirait qu'en cul-de-sac.

Lorsque les fugitifs quittèrent le territoire des Blodmoore et atteignirent le premier hameau du duché de Hormont, Eleonara était arrivée à la conclusion que son compagnon de voyage était adéquat : un peu simple d'esprit, puéril et en rien comminatoire. Une fois parvenus à Terre-Semée, ils se quitteraient et Agnan l'oublierait presque instantanément. Malin comme il l'était, il aurait côtoyé une elfe pendant des mois sans se douter de quoi que ce soit. En tombant sur Agnan, Eleonara s'était assurée la paix.

L'appétit des esclaves en fuite, lui, était loin d'être en paix. Leurs ventres gargouillèrent pitoyablement en passant devant une auberge qui transpirait l'odeur de rôti. Sans le sou et avec leur réserve de biscuits anéantie, ils devaient exclure de tels luxes de leurs pensées et rationner le contenu de leur baluchon. S'ils voulaient survivre jusqu'à Terre-Semée en bravant vent, pluie et obscurité, ils allaient devoir se serrer la ceinture, bien qu'elle se trouvât déjà au dernier trou.

Quand la cheminée de l'auberge se fut estompée dans le brouillard et que le hameau fut remplacé par des champs saupoudrés de neige, Agnan et Eleonara firent halte près d'un ruisseau. Le climat se faisait plus clément, ce qui n'empêchait pas leurs corps d'être animés de petites secousses. N'ayant pas une livre de graisse sur le squelette pour contrer la fraîcheur, Eleonara ne savait pas combien de lieues elle supporterait.

Tandis que derrière une haie, Agnan s'attardait au petit coin, l'elfe contemplait le courant qui affluait devant ses pieds. Torturée par la soif, elle mourait d'envie de s'y pencher et de goûter l'eau glacée. Et pourtant, elle n'osait pas, malgré ses lèvres qui s'écaillaient. Tant que le palefrenier s'absentait, elle garderait Voulï à l’œil.

Voulï détestait Eleonara et le sentiment était réciproque. Leur antipathie dépassait l'entendement à tel point que c'était à se demander s'ils ne l'avaient pas héritée. Pour l'elfe filiforme, boire au ruisseau sans la présence d'Agnan signifiait se faire briser le crâne contre des fragments de roches. À son retour, le palefrenier la retrouverait noyée, la cervelle en purée dans une source teintée de rouge ; et, trônant sur ce spectacle à couper le souffle, Voulï, sa fidèle monture, couronné d'une auréole. Eleonara était sûre que ce poney savait sourire.

Agnan annonça son retour en chantonnant joyeusement. Eleonara se désaltéra alors à grosses gorgées, les mains de part et d'autre, la figure et les bordures de son capuchon pointu trempées. Lorsqu'elle se redressa, on pouvait presque entendre ses os s'entrechoquer tant elle grelottait.

Le poney, maussade comme à son habitude, balayait la dernière couche de poudre blanche en reniflant, découvrant ainsi de timides pousses sèches encore bonnes à brouter.

— Quelle chance, les fleuves ne gèlent plus ici, déclara soudain Agnan en remplissant sa gourde en cuir, puis en frottant ses cheveux ras d'une paume comme pour créer une étincelle sur son cuir chevelu. Tandis mieux : manger de la neige n’a jamais été à mon goût.

Son souffle, à peine sorti de sa bouche, créait des cercles de vapeur. Ses joues, écarlates de base, tendaient vers le mauve.

— L’eau peut geler ?

Eleonara, le menton encore ruisselant, s'essuya avec le bas de sa cape laineuse. La question lui avait échappé comme un éternuement.

— On peut même marcher dessus lorsque la couche de glace est assez épaisse, fit le palefrenier, avant de renchérir : Évidemment que l'eau peut geler. La neige, c'est quoi, à ton avis ?

« De la poussière d'étoile », aurait rétorqué Eleonara si la peur du ridicule ne l'en avait pas dissuadée.

Agnan arqua les sourcils et l'elfe devina pourquoi. Depuis le début de leur périple, il avait remué ciel et terre pour tenter de lui extirper une syllabe, et voilà qu'elle lui posait une question absurde. Il ne pouvait pas comprendre qu'à ses yeux, le fait que l'eau pût changer de nature relevait de l'extraordinaire, de la magie de tous les jours.

— Quel dommage que tu n'aies jamais vu ça ! s'écria Agnan, des étincelles plein les yeux. Chez moi, les lacs sont pratiquement toujours gelés ; si tu veux, une fois...

Il se tut. Un nuage gris avait traversé la limpidité de son regard ; il baissa la tête et referma sa gourde en cuir.

« Dans quel genre d'enfer habitait-il pour qu'un lac reste gelé presque toute l'année ? » s'interrogea Eleonara, songeuse.

En sentant un souffle chaud lui effleurer la nuque, elle fit volte-face. Le poney ébouriffé tripotait sa capuche de ses lèvres charnues, désireux de lui retirer sa touaille avec les dents. Ce qu'elle voulait, cette canaille sur pattes, c'était la dénoncer. Tenant fermement son chaperon, l'elfe repoussa la bête en montrant les dents et se déplaça avec un regard meurtrier.

Plus sensibles que l'Homme, les équidés – à l'instar des canidés et des félins – étaient dotés d'un flair qui détectait l'invisible. Pour eux, la senteur des elfes se résumait à une évidence révélée au grand jour. Sûrement cette odeur avait-elle perdu de sa persistance sur Eleonara, puisqu'elle avait fréquenté un milieu purement humain. Toujours est-il que Voulï avait pris l'habitude de la fixer du coin de l’œil, l'air de dire : « Je sais ce que tu es. » Il était peut-être dépourvu du don de la parole, mais Eleonara savait qu'elle aurait tort de ne pas se méfier de lui.

 

Maintes fois, Agnan lui conseilla de monter son poney pour se reposer les chevilles. À chaque fois, Eleonara le toisait et secouait la tête avec véhémence. Grimper sur cette bestiole ? Jamais ! Voulï, lui, manifestait son désaccord en faisant crisser un sabot antérieur sur le gravier.

Or, n'ayant jamais été chaussés auparavant, les pieds d'Eleonara ne tardèrent pas à souffrir de la promenade. Chaque pas, c'était un caillou planté dans le talon ; chaque pas, c'était marcher sur mille éclats de lames. Craignant une lésion musculaire des genoux dans les descentes, l'elfe se vit finalement obligée à accepter ce qu'elle craignait. Terre-Semée la verrait en poudre. Et ça, c'était si elle y arrivait un jour.

À contrecœur, Eleonara se résolut à prendre place sur l'animal, juste derrière Agnan qui l'aida à monter. Elle regretta sa décision presque aussitôt.

Ils se trouvaient au cœur d'un champ mort et plat mais au trot, le poney, en plus de secouer la tête, levait ridiculement haut les pattes comme pour enjamber des troncs. En plus de lui donner un air fanfaron, ce rythme faisait très mal. Eleonara tapait dans la selle ; à chaque petit saut, ses os du dos se tassaient et s'aplatissaient. Voulï refusait de porter une elfe sur son dos et voulait le faire savoir par tous les moyens possibles et imaginables. Il accélérait sans raison et s'arrêtait comme s'il avait heurté un rempart. Agnan, lui-même surpris du comportement anormal de sa monture, fut le premier à agir pour cesser le supplice.

— On va lui dégourdir les jambes.

Avant qu'Eleonara ne pût protester, il déclencha le galop.

Sentant son poids basculer vers l’arrière, l'elfe se raccrocha aux vêtements du palefrenier, manquant de les lui arracher. Le poney avait beau être petit et rondouillet, il faisait preuve d'une robustesse digne d'un cheval de trait dans ses élans. Agnan se redressa sur ses étriers ; ses traits fatigués s'étirèrent en une demi-lune de grandes dents. Libéré d'une emprise visible à lui seul, il éclata de rire.

— Nous sommes liiiiiiibres !

Une main levée au ciel, Agnan cria sa joie de tout ses poumons, savourant pleinement les premiers instants de sa vie affranchie. L'elfe, elle, s'agrippait au nom de sa survie, consciente de rien à part de ses cheveux dressés sur sa tête. « On ne le sera plus si tu continues à trahir notre emplacement de la sorte », maugréa-t-elle pour elle-même. Elle tenta de se rassurer. Chaque souffle la distanciait de Garlickham, des Taberné, des coups de fouet et de l’odeur rance de la bière. Il ne restait plus qu'à espérer que ce taré de palefrenier ne lâchât pas les rênes.

« Plus jamais ! » se promit Eleonara en remettant un pied tremblant à terre. Cette première chevauchée l'avait plus affectée que ce qu'elle pensait : le fessier aplati, elle marchait les jambes écartées, un peu à la manière d'un guerrier trop musclé. Agnan la railla et elle s'éloigna, vexée, sans l'attendre pour poursuivre sa route.

Elle pressa le pas jusqu'à ce qu'elle commençât à haleter et à sentir des pulsations au bout de chacun de ses doigts. En plus de lui pincer les joues et la pointe de son nez, l'air lui refroidissait les molaires, la bouche et la trachée. Le vent de ce duché inexploré ne soulevait aucune poussière. Et pourtant, respirer ne lui semblait pas plus facile : un malaise ombrageait l'insouciance d'Agnan, qui la rejoignit en sautillant. Quelqu'un les traquait, elle en était sûre.

 

Jour de pluie, jour de soleil, le temps s'évaporait à sillonner les chemins boueux dans des bottes trempées et malodorantes. La neige disparaissait au fil des jours, s'infiltrant dans une terre qui se réjouissait du printemps.

La fatigue des fugitifs exacerbait leur faim et la vue du baluchon vide les effrayait. S'ils avaient naguère convenu de se partager le pain et le fromage du baluchon qui s’allégeait, ils finirent vite par voler dans les poulaillers mal gardés. Si les éleveurs ne leur couraient pas après, ils gardaient le trophée et Agnan procédait alors avec expertise sous les yeux attentifs de son élève. De la torsion du cou jusqu'à la cuisson en passant par le déplumage, il lui expliquait les choses pratiques de la vie comme elles venaient. Ce fut ainsi qu'Eleonara, qui ne savait que faire de ses dix doigts à part nettoyer et rouler des tonneaux, fut initiée à la cuisine, à l'allumage d'un feu, aux soins chevalins, ainsi qu'à l'équitation.

— Talons en bas !

Eleonara détestait cet exercice. Surtout qu'Agnan avait insisté pour qu'elle commençât par monter à cru. Au pas, elle grimaçait en sentant les os dorsaux de l'animal se mouvoir sous ses fesses. Il lui fallut deux séances pour comprendre qu'elle ne risquait pas grand-chose à cette cadence.

Dès qu'Agnan l'estima prête, il la fit passer au petit trot. Précisément ce qu'elle redoutait. Résultat : elle se crispa, son dos se courba et ses genoux se replièrent, tandis qu'elle bondissait de façon incontrôlée sur le poney. Un poney qui prenait plaisir à se rendre le plus inconfortable possible.

Aveugle au mal-être de son élève, Agnan continuait à souligner la moindre erreur qu'elle commettait.

— Rênes moins longues ! Dos droit !

Dans les virages, Eleonara glissait ; ses cuisses brûlaient et elle craignait la survenue d'une crampe.

— Je vais tomber ! gémit-elle, en perdant ses couleurs.

— Accroche-toi à la crinière !

Trop tard. Les muscles d'Eleonara cédèrent et le champ herbeux amortit sa chute. Voulï continua à trotter un peu, avant de faire demi-tour et mordre le pied de celle qu'il avait à peine versée. Agnan le repoussa en accourant vers elle.

— Ça va ?

L'elfe hocha la tête en grimaçant. Il y avait eu plus de peur que de mal ; elle était retombée sur son derrière et pas de haut.

— Ouf ! souffla Agnan, avant de taper dans ses mains. Bon, vu qu'il n'y a pas de blessés, reprenons !

Persuadée que la séance avait touché à sa fin, Eleonara le démembra du regard.

— Bah oui ! Lorsqu'on tombe, on se relève et on répète l'exercice. Sinon, tu n'oseras plus monter, la prochaine fois. Tu n'oseras plus monter du tout !

Il lui tendit sa main, son éventail de doigts.

— Vainc ta peur ou ancre-la, c'est ton choix.

Les tentatives suivantes se révélèrent infructueuses. Morsures, injures, cabrements, coups de genou, l'inimitié entre elfe et animal ne faisait que redoubler. Voulï cherchait à tuer Eleonara et Eleonara à le farcir à la broche.

En dehors des activités équestres cependant, l'apprentissage quotidien se déroulait sans histoires. Le palefrenier, d'une année son aîné, théorisait, tandis qu'Eleonara, froidement réactive à ses directions, s'efforçait de s'appliquer.

 

Leurs soirées pourvoyeuses de répit s'écoulaient en général autour d'un feu, avec leurs pieds douloureux posés en hauteur, une cuisse de poulet entre leurs dents et une gigantesque couverture « empruntée » autour de leurs épaules fatiguées. Derrière eux, l'incarnation de la jalousie faisait le guet, les oreilles dressées.

Eleonara arrivait rarement à dormir. Branches craquantes, soupirs du vent, lointains échos de sangliers, tout prenait une tournure lugubre dans son esprit qui ne se reposait pas. La phosphorescence lunaire et le souffle du soir sur une lande déserte ou une forêt sombre n'avaient rien d'apaisant. Qui savait quelles affreuses légendes y sommeillaient ? Croyant percevoir des ricanements et entrevoir des corps hideux se replier sur eux-mêmes, leurs doigts crochus tendus au-dessus d'elle, Eleonara s'emmaillotait dans sa couverture et ne laissait qu'une fente étroite pour ses yeux. Comment pouvait-elle se défaire de telles pensées chimériques si les ombres environnantes épousaient des formes si monstrueuses ?

Elle ne pouvait pas compter sur Agnan. Aussi patient et inoffensif qu'il était, le palefrenier demeurait un pion de la masse humaine, en rien dissemblable au reste de son espèce. Quelque part derrière ses cristallins, à la surface de sa mare sans fond, se dissimulait un éclat de méchanceté, elle le savait. La preuve : il gardait Voulï auprès de lui, une bête aussi poilue que malsaine qui, possessive à l'égard de son maître, désirait la mort de tous ceux qui lui dérobaient ne serait-ce qu'une minute d'attention. S'endormir alors que ces spécimens feintaient de somnoler ? Il n'y avait pas moyen.

Nuit après nuit, Eleonara attendait la levée du voile nocturne, les yeux rivés sur les langues flamboyantes qui s'allongeaient et mouraient continuellement. Quelque chose de maternel s'irradiait à partir de cette crépitante luminosité, source de chaleur et de clairvoyance.

Parfois, comme ce soir-là, la danse ardente l'ensorcelait : l'elfe perdait peu à peu conscience des ronflements qui l'entouraient et piquait du nez. Une horde d'idées désordonnées se chargeait aussitôt de la réveiller à coup d'aiguilles : « De la fumée ? La taverne est en feu. Dalisa me battra ! Non. Non, ce n'est pas elle. Les ténèbres l'ont avalée. Le gouffre. L’alchimiste revient. Je le vois, il s’approche. Il s'approche ! »

Les paupières d'Eleonara se divisèrent pour de vrai, déchirant la dimension à mi-chemin entre le rêve et l'hallucination. Effarée, elle scruta les environs sans bouger, comme si elle s'attendait à se retrouver sur le plancher du Saint-Cellier ou le sol gelé de la prison des Onerres.

Il faisait encore nuit noire dans la forêt dans laquelle ils s'étaient abrités et le hululement des hiboux résonnait au loin. Un petit feu illuminait faiblement les restes carbonisés d'un mulot.

— Crôôac !

— Tais-toi, veux-tu ?

Toujours couchée, Eleonara tourna lentement la tête en direction des voix. Agnan avait abandonné ses couvertures et se tenait accroupi devant une ombre. Les yeux lourds de sommeil, l'elfe mit un moment à donner un sens à ce qu'elle voyait.

Un corbeau de la taille d'un aigle picorait quelque chose dans la main du palefrenier avec une faim de loup. C'était une bête affreuse : au-dessus de griffes argentées et étincelantes, certaines parties de son corps avaient été déplumées ou tailladées de cicatrices, à croire que ce corbeau avait été le vainqueur de nombreux combats sanglants.

— Aïe ! Sale bête ! pesta Agnan, en secouant sa main.

Il s'éternisait à attacher un papier roulé à une des pattes du corbeau. Ce n'étaient pas des griffes naturelles que portait l'oiseau, mais des sortes de lames métalliques recourbées, enfilées à chaque doigt comme des bagues mortelles.

Convaincu que son cri avait alerté sa camarade de voyage, Agnan se retourna en sursaut ; Eleonara fit mine de dormir.

Soulagé, le palefrenier parvint finalement à fixer son message, à un certain prix toutefois. Son index droit avait doublé de volume.

Soudain, des battements d'ailes. Agnan, le menton pointant vers le ciel étoilé, chiffonnait nerveusement un bout de parchemin entre ses doigts. L'étrange oiseau s'était projeté en l'air et s'était mélangé aux couleurs de la nuit. Agnan glissa le billet dans une de ses poches et se recoucha. Une minute plus tard, il dormait à poings fermés.

L’oiseau, l'échange de billets... Qu’est-ce que ça voulait dire ? Agnan communiquait-il avec quelqu’un ?

Alors que questions et hypothèses se bousculaient dans son imagination, Eleonara perdait son calme. Agnan lui cachait quelque chose. L'avait-il découverte ? Comptait-il la trahir ? Et si tout ce manège n’avait été qu’un piège ?

Eleonara avait eu besoin de semaines pour s’habituer à sa présence, à son accent et à sa compagnie, mais le temps n'avait cédé aucune place à la confiance.

Décidée à en avoir le cœur net, l'elfe repoussa ses couvertures et frissonna. Se dirigeant sur la pointe des pieds vers la forme qui ronronnait, elle jeta un œil soupçonneux au poney. Puis elle retint son souffle, se pencha, souple, et effleura le gilet du garçon qui ronflait la bouche grande ouverte.

Si elle avait réussi à extraire une fiole des robes d'un alchimiste plus ou moins lucide, elle pouvait retenter sa chance sur un dormeur. Ses doigts fins se raidirent et retirèrent doucement le morceau de parchemin de la poche du gilet.

Eleonara s’éloigna après avoir contrôlé que le garçon ne se fût pas réveillé. Cherchant un flot de lune pour l’éclairer, elle fit courir ses doigts sur la surface chiffonnée, émerveillée. Un message, brodé de symboles étranges, se révélait à ses yeux fascinés, mais inéduqués à la lecture d'un alphabet autre que l'alphabet einhendrien. L'ongle de son index suivait les contours des lettres à forte personnalité. Des colliers de courbes, de stries et des traits droits se combinaient à des vagues surmontées de pointillés. Eleonara ne savait même pas dans quel sens tenir le papier. Ça ne ressemblait en rien à la gracieuse écriture des Einhendriens qui, par une main soignée, se mariait parfaitement aux motifs des enluminures ; non, celle-ci avait été cruellement entaillée par une main lourde, déterminée, hâtive. Le relief de chaque symbole ressortait même au revers de la feuille. Que voulaient donc dire ces dessins, ces mots si vigoureusement ancrés dans la chair du parchemin ?

Après avoir restitué le billet à son propriétaire, Eleonara alla appuyer son dos contre un arbre et balança sa tête sur son épaule. Non, le sommeil ne viendrait pas la ravir cette nuit. Elle fixa longuement le jeune homme qui ronflait inlassablement, l'étudiant en silence, comme s'il pouvait lui faire parvenir une réponse à travers son sommeil. Son visage innocent, les cicatrices sur son crâne, ses membres allongés et émaciés, son index enflé.

Qui était-t-il, au fond ?

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Tac
Posté le 25/09/2020
Yo Jowie !
J'avoue qu'au départ je me disais "hummm l'inimitié de Voulï n'est sans doute qu'une interprétation d'Eleonara" mais le poney a l'air quand même peu avenant..
Bien vu cette relance de l'intrigue ! Bon, je ne suis pas rassurée et je prie pour que ce ne soit pas un piège envers Eleonara - quoique ça me paraîtrait crédible, car je ne vois pas pourquoi, si Agnan a pu retrouver Eleonara, pourquoi l'alchimiste n'en a pas été capable, si ça se trouve il a envoyé Agnan à sa place pour qu'Eleonara le suive docilement là où il veut qu'elle soit. Mais en dépit de mes craintes, d'un point de vue purement narratif, je trouve que c'est bien, ça relance l'intrigue et pimente le voyage qui aurait sinon pu être très classique et possiblement moins prenant.
Plein de bisous !
Jowie
Posté le 26/09/2020
Yo Tac !
Un conseil: on ne peut jamais trop se méfier de Voulï !
Ravie que ce passage t'ait plu ! J'ai toujours eu peur que ce passage du voyage puisse paraître long ou peu intéressant mais les retours, comme les tiens, sont plutôt encourageants de ce côté-là! Je suis contente que ça fonctionne ! Tes hypothèses sont intéressantes, mais tu comprends bien que je ne peux rien te dire de plus au risque de spoiler ;) mais tu découvriras tout ça par la suite héhé
Isapass
Posté le 14/01/2020
Quel suspense : je pensais vraiment que Alban était un bon petit gars et qu'Eleonara se montrait un peu trop méfiante envers lui, mais finalement, elle a peut-être raison. Ohh je serai déçue qu'il soit mauvais : il apprend plein de choses à Eleonara, il est sympa... En tout cas, ça donne très envie de continuer !
En-dehors de ça, toutes les scènes avec le poney sont géniales. On finit par ne plus savoir si Eleonara est parano ou si le poney la déteste vraiment ! C'est très drôle.
J'aime beaucoup l'histoire de la mare derrière les yeux !
Globalement, je trouve ton héroïne géniale parce qu'elle est assez complexe : elle n'a rien de l'habituelle opprimée aux grands yeux tristes. Elle a ses petits a priori, ses petites mesquineries, elle est méfiante, ne se livre pas facilement... c'est pour ça que je l'aime tellement parce que ça la rend très attachante. Très humaine (un comble !). En tout cas, on sent déjà sa rage de vivre, comme le suggère le titre du tome : plutôt sous forme d'un feu dormant, pour l'instant, mais en tout cas elle est tenace, c'est sûr.
Détails :
"un peu simple d'esprit, puéril et en rien comminatoire." : ne serait-il pas plus logique de mettre "mais en rien comminatoire" ? (pinaillage ;) )
"Tandis mieux : manger de la neige n’a jamais été à mon goût." : "tant mieux", plutôt, non ?
"l'elfe se vit finalement obligée à accepter ce qu'elle craignait." : je dirais plutôt "obligée d'accepter"
"Et pourtant, respirer ne lui semblait pas plus facile : un malaise ombrageait l'insouciance d'Agnan, qui la rejoignit en sautillant. Quelqu'un les traquait, elle en était sûre." : je trouve ce passage pas super clair. Je n'ai pas compris le rapport entre le vent, la poussière, la respiration, Agnan et le fait qu'ils soient suivis.
"Le palefrenier, d'une année son aîné, théorisait, tandis qu'Eleonara, froidement réactive à ses directions, s'efforçait de s'appliquer." : à ses directives, plutôt qu'à ses directions, non ?
"en rien dissemblable au reste de son espèce." : du reste (après vérification, les deux sont corrects, en fait)
"Quelque chose de maternel s'irradiait à partir de cette crépitante luminosité" : je dirais plutôt "irradiait" que "s'irradiait"
Jowie
Posté le 17/01/2020
Agnan, le maître du suspense xD Je ne dis rien, mais je pense qu'au point où t'en es dans ta lecture, tu as pu te faire ta propre opinion de lui ;)
Un conseil: ne pas sous-estimer ce poney. Il faut remercier mon frère pour les scènes avec Voulï qui se poursuivent tout au long du tome. Après avoir lu mon touuuut premier jet, son seul feedback était : "Je veux plus de poney" xD
Je me demandais si l'idée de la mare derrière les yeux était claire, mais apparemment oui, je suis contente !
Oh mais Isa quand tu dis des trucs comme ça sur Eleonara, je fonds !! C'est super que tu la perçoives de cette façon ! Je voulais aller contre le cliché du personnage timide, taciturne, soumise, qui se fait marcher dessus par les autres sans riposter (même mentalement) ou sans en être violemment révoltée. Je voulais également explorer les conséquences qu'aurait la maltraitance et sa rancune envers les humains sur sa personnalité ainsi que sa manière de penser.
Merci beaucoup pour tes remarques constructives qui sont toujours les bienvenues !

Elia
Posté le 02/04/2019
Voulï détestait Eleonara et le sentiment était réciproque. Leur antipathie dépassait l'entendement à tel point que c'était à se demander s'ils ne l'avaient pas héritée. Pour l'elfe filiforme, boire au ruisseau sans la présence d'Agnan signifiait se faire briser le crâne contre des fragments de roches. À son retour, le palefrenier la retrouverait noyée, la cervelle en purée dans une source teintée de rouge ; et, trônant sur ce spectacle à couper le souffle, Voulï, sa fidèle monture, couronné d'une auréole. Eleonara était sûre que ce poney savait sourire.
 Voilà, je te poste ce passage qui est magique. C'est mon rayon de soleil, le moment qui m'a dit "tu as bien fait de reprendre ta lecture".
Donc encore une fois, je n'ai rien à dire, hormis que c'est parfait xD 
Jowie
Posté le 02/04/2019
Salut Elia ! Contente de te revoir par ici !
Hahah, je vois que Voulï est très populaire :D ! Ravie que ce passage ait ensoleillé ta lecture xD Je te préviens déjà, Voulï en fera voir de toutes es couleurs à tout le monde !
Je cours répondre à ton autre commentaire !
Sorryf
Posté le 28/02/2019
Puisque tu demandes, la première moitié du chapitre est très bien, ça fait plaisir de voir Eleonara plus ou moins en sécurité, peut-être meme plus ou moins heureuse, on ne s'ennuie pas du tout.
Agnan est rigolo, et je suis fan du poney rageux !
Quand ils galopent et que Agnan crie "liberté", j'ai trouvé ça super beau <3
Cette histoire de lettre à la fin me trouble. J'espère qu'Agnan n'est pas méchant, vu comme j'avais rien vu venir avec l'alchimiste. En tout cas je trouve bien que Eleonara se méfie de lui.
Le coté sombre de Hêtrefoux ne m'a pas du tout déçue, il m'a juste étonnée ! mais comme t'as dit, il y a quand meme des moments marrants, encore plus depuis l'arrivée du poney du démon XD !
Jowie
Posté le 28/02/2019
Re-salut !
Tu m'as rassurée pour la première moitié du chapitre, je suis contente que ce soit agréable à lire :) Je pense que j'avais des doutes parce que le rythme ralentissait un peu, mais une pause de temps à autre, ça fait du bien à tout le monde. Surtout que c'est un peu la première fois que personne ne se sent persécuté ou poursuivi xD
Oh, tu aimes bien Agnan et le poney ? J'ai un coup de coeur pour Voulï aussi, j'avoue! Sache qu'on va les revoir beaucoup par la suite ;-) Quant à la lettre, tu auras bientôt la réponse alors je vais garder le mystère pour l'instant héhé.
 Le poney démon xD Tu m'as tuée, là xD Attends un peu pour voir, il n'a pas encore tout donné !
Merci d'être repassée me lire et d'avoir partagé tes impressions !
à toute,
Jowie
 
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