Un nom à se mordre la langue
Le palefrenier, une vraie perche, la scrutait de haut en bas, bras ballants et bouche bée. Ses yeux étaient aussi ronds que ceux des truites.
Eleonara n'attendit pas que la truite en question émît un son. La peur au ventre, elle lança ses jambes de côté et enchaîna les roulades à s'en donner le tournis. Elle s'échapperait coûte que coûte et ce n'était pas un gringalet qui l’en empêcherait ! Elle était venue trop loin pour retomber dans les filets d'un satané humain !
Ses efforts enfiévrés ne l'emmenèrent pas loin, hélas. En trois enjambées, le palefrenier la rattrapa et se jeta sur elle comme un écureuil planeur. Écrasée sous le poids de son assaillant, l'elfe poussa un gémissement de douleur. Ses côtes allaient céder !
À son cri, le garçon se décala, tout en gardant un genou appuyé sur elle.
— Chuuuuut ! implora-t-il, le doigt posé sur ses lèvres gercées. Tu faisais quoi, cachée dans la charrette du monsieur comme ça ?
Sa façon d'insister sur les consonnes tranchantes, son accent étrange... il ne devait pas être de la région. Eleonara ne connaissait personne d'autre qui transformait les mots en flèches incompréhensibles.
Lorsqu'il approcha son visage du sien afin de mieux l'observer, l'elfe se contracta. Ses joues saupoudrées de taches de rousseur étaient aussi rouges et tannées que si elles avaient été trop exposées à une surface bouillante. Ses énormes yeux clairs, autour desquels des paupières se pliaient étrangement, plongeaient vers elle comme pour la noyer.
Le palefrenier s'immobilisa soudain et ses narines frétillèrent.
— Toi, tu aimes l'ail, pas vrai ?
Pour toute réponse, Eleonara lui souffla offensivement dans les yeux.
— Dégage ! bafouilla-t-elle, le sang accélérant dans ses veines.
Elle voulut le régaler d'un coup de botte pour lui mettre des bâtons dans les roues, mais il l’attrapa par une cheville. Elle eut beau se débattre avec fureur, il ne se retint pas d'examiner les marbrures rouges et bleues qui marquaient sa peau, les baisers laissés par ses fers.
— T'étais enchaînée, constata-t-il, enracinant son regard dans le sien.
Eleonara, jusqu'alors concentrée sur ses battements de cœur qu'elle percevait jusque dans sa gorge, remarqua les trous glabres et les nombreuses coupures cassant l'unité de la chevelure rase du garçon.
Il était trop près. Elle pouvait renifler son haleine imprégnée de soupe au chou, maintenant. Elle voulait fermer les yeux et surtout, ses narines. Se débarrasser de son tapis aurait été appréciable, aussi.
Elle sentit une force tirer sur les liens qui ficelaient ses bras, à croire qu'un rat les rongeait. Elle loucha vers le bas et s'étonna à voir le palefrenier mordre ses liens à pleines dents comme l'on mastique la viande séchée. Elle grimaça. Elle aussi avait faim, mais de là à mâcher de la vieille corde...
D'un coup de canines, le garçon trancha les dernières fibres qui refusaient de se casser. Aussitôt les premiers liens défaits, il s'attaqua au nœud autour de ses chevilles. Avant que l'elfe ne pût dire « ouf », le tapis geôlier s'était déroulé.
Si la stupeur fut la première à accaparer Eleonara, son deuxième réflexe fut de bondir et détaler sans un merci. Elle partit sur sa droite et, dans un virage trop serré, percuta une colonie de balais, de fourches et de faux sagement alignée contre un mur, avant de se faufiler à l'extérieur par un portail arrière. De la part du garçon, elle n'entendit si reproches, ni insultes, ni jurons. Bon débarras.
Dans l'arrière-cour du relais, Eleonara regarda autour d'elle, à la recherche d'une direction à prendre. Quel genre de mâchoire avait cette brindille de garçon pour rompre un cordage aussi épais avec autant de facilité ? Une dentition d'ours ? Et d'abord, pourquoi l'avoir libérée ? Pour se venger du charretier et de son comportement odieux ?
L'image du palefrenier ahuri s'évapora de son esprit. Faute de repères, elles s'était aventurée dans un quartier de maisons en torchis.
Pour choisir une route, il lui faudrait déchiffrer une pancarte. Or des pancartes, il n'y en avait que sur les chemins principaux. Et de chemins principaux, il n'y en avait qu'un à Franc-Boise, mais envahi par le marché.
L'elfe sentit une nausée trop familière la conquérir. Le marché ? Elle risquait d'y croiser Mme Taberné en pleines courses !
Une sensation de brûlure sur sa joue droite l'interpella. Elle l'essuya. Du sang séché. Elle avait dû se griffer lors de sa chute dans le fossé.
Elle grommela pour elle-même, indécise. Elle n'avait pas de meilleure idée. Elle devait s'orienter. « Je n'ai pas le choix. »
Eleonara se força donc à suivre les éclats de rires et les joviales discussions bourdonnant à quelques maisonnettes de là. Même sous les épaisseurs des vêtements de Dalisa, elle grelottait. Son cœur, battant contre le froid et la crainte, lui comprimait les poumons.
« Tu ne seras qu'un souffle, qu'une silhouette. » L'irruption de la voix de la Dame dans ses pensées lui inspira du courage. Soit, elle le serait : une présence pratiquement inexistante et rien de plus, une goutte parmi le déluge.
Elle balaya ses alentours d'un cours d’œil furtif. Le marché du jeudi à Franc-Boise fourmillait de monde. Les gens, vaquant à leurs propres affaires, se bousculaient, se heurtaient aux cavaliers, esquivaient les enfants qui galopaient sous leur nez ainsi que les brouettes qui zigzaguaient. Tant de formes gesticulantes et si peu de couleurs : seuls les soldats ressortaient de la masse grâce à leur uniforme rouge vif et noir. Le peuple, lui, ne portait que du terne, du gris ou du marron délavé.
S'efforçant d'incarner un individu anodin et anonyme, Eleonara abaissa sa capuche sur ses yeux, et s'élança dans le grouillement d'Einhendriens.
Partout sur les étalages, on exposait cuirs, fourrures, armes, pots, caisses, ustensiles, viandes salées, poules et épices. De ce tout jaillissait une panoplie de senteurs qui, combinées, provoquaient des haut-le-ventre. Les commerçants, accoutumés à l'affrontement des parfums, lançaient des sourires et des interjections doucereuses, espérant séduire une bonne clientèle et toucher aux pièces tièdes au fond des poches.
Des disputes tonnaient parfois : un sabot écrasait un orteil, on criait à la disparition d'une bourse brodée ou à l'enlèvement d'un porcelet. Dans ces cas-là, des plaintes vexées fusaient, rapidement couvertes par des rires, qui à leur tour étaient atténués par des cliquetis de monnaie.
En plein cœur des conflits populaires, l'elfe se sentait picorée par tant de regards inconnus et inquisiteurs. Elle s'obstina à baisser les yeux et tressaillit quand un charpentier lui donna un coup d'épaule par inadvertance.
— Pardon, mademoiselle !
Pinçant le bord de sa capuche entre le pouce et l'index, Eleonara fila sans se retourner.
Elle arriva au croisement rosie et essoufflée. Si elle s'admit quelques instants de pause, elle ne s'autorisa pas à inspirer trop fort, par crainte que l'on perçût les sifflements de ses bronches obstruées. Le froid et l'agitation gênaient sa respiration et aggravaient son impression d'asphyxie.
Elle hésita un peu devant l'arbre à pancartes, ne connaissant pas la moitié des localités qui y étaient gravées. Heureusement que les duchés étaient respectivement évoqués. Les duchés du nord, à savoir celui de Blodmoore et de Hormont, figuraient sur plusieurs branches précises. Ox, duché du milieu, côtoyait ceux du sud, Olys et Pastylle, sur le même bras, totalement opposés au reste. Eleonara opta pour la voie méridionale. La glace, le rhume et la toux, elle en avait assez.
Timidement, elle fit un tour sur elle-même. Aucune Mme Taberné à l'horizon. Parfait.
Crispée à s'en nouer les muscles, Eleonara arpenta les rues en direction du sud d'un pas hâtif. Les maisons aux murs de torchis défilaient autour d'elle, craquantes, penchées et cabossées. Lorsque les habitations laissèrent place au paysage, elle se mit à courir.
Au loin, le clocher de l'église sonnait sexte.
La silhouette capuchonnée se retournait sans cesse. Après les événements perturbateurs de ce matin-là, elle avait de quoi être bouleversée. Elle percevait chaque piaillement d’oiseau, chaque craquement de branche et prenait le murmure du vent pour la voix d'un poursuivant. Elle s'étonnait presque de ne pas avoir le sinistre alchimiste à ses trousses. Quelle avait été sa réaction en apprenant l'arrêt de Torlan et la défilade de son... expérience ? Ou bien était-elle son jouet, son animal domestique confié à des tiers ?
La petite forêt, sous les apparitions fantomatiques des flocons, paraissait faussement s’étendre jusqu’à l’horizon. Les troncs se succédaient, uniques et pourtant si semblables à la fois, se tordant silencieusement sous leurs chapeaux blancs.
Lorsqu'elle jugea enfin prudent de se rabattre sur le sentier, Eleonara émergea prudemment des bois. Sa raison était encore troublée par des souvenirs et des sensations peu réconfortantes. Le ventre vide depuis la veille, elle sentait ses forces se dissiper et craignait de s'évanouir à découvert sur le chemin trempé. Résolue à persévérer, elle se fit violence pour maintenir la cadence.
Lorsque dans le ciel, les nuages se mirent à pleurer leurs malheurs, sa volonté vacilla considérablement. Elle avait traversé champs et plaines, sans trouver meilleur abri qu'un regroupement de buissons au bord du chemin. Depuis ces tréfonds feuillus, Eleonara observait, abattue, les lamentations célestes ravager et ramollir la route, qui se changeait en rivière de boue et de neige sale.
Et dire que depuis longtemps, quitter la taverne avait été son grand rêve. Son imagination avait peint des collines verdoyantes sous un soleil rayonnant, éclairant une image d'elle-même qui marchait avec légèreté, le trou noir qu’elle portait à la place du cœur enfin comblé. Dans son esprit, elle s'était vue déchirer, incendier sa touaille, en laissant ses cheveux saigner au vent. Combien de plans d’évasion établis, combien d'aventures et de terres promises esquissées alors qu'elle croupissait au fond du cellier ? Jamais, jamais elle n'avait eu une vision semblable à ce qu’elle vivait à l’instant. Elle avait froid, faim et manquait d'un toit digne de ce nom. Une destination et un but lui auraient également fait plaisir.
Il y avait toujours eu une graine enfouie dans ses pensées. Une graine qu’Eleonara elle-même avait appris à connaître depuis peu. Avec les années, cette graine avait germé jusqu’à prendre la forme d’un soupir alourdi, d’un désir insatisfait et d'illusions inavouées. La graine avait donné naissance à sa curiosité pour le mystère de ses origines. D'où venait-elle ? Qui étaient les elfes ? Eleonara n’avait aucune identité et n’avait fondé aucun attachement envers rien ni personne. Peut-être qu’au final, elle recherchait et espérait sentir. Quelque chose, n'importe quoi.
Il lui fallut du temps pour se rendre à l’évidence : s’il n’y avait rien pour elle dans le monde des Hommes, elle n’avait pas à le supporter. Le portillon s’était ouvert. Là où elle partirait, plus aucun humain ne pourrait habiter. Un tel endroit, il n’y en avait qu’un seul. Hêtrefoux, la Forêt Maudite qui ne paraissait être qu'une piètre invention de son esprit, une île introuvable, isolée au cœur du néant.
Entre les feuilles mortes et les ramures ruisselantes, Eleonara fixa, songeuse, l'avancée de la neige fondue. Quelle sotte ! L'indice, elle le possédait.
Pour la première fois, elle pouvait se permettre un platissime merci à l'intention de Dalisa. L'elfe se revit quelques mois auparavant, les genoux écorchés, la vue brouillée par l'épuisement, à astiquer le plancher pendant que Face de Glace récitait un épisode précédant l'Extinction, l'extermination du peuple elfique :
Quinze parmi les meilleurs espions originaires des Troyaumes furent introduits dans la forêt de Hêtrefoux dans le but de la conquérir par la ruse. Deux jours s'écoulèrent. Il n'y eut qu'un survivant : Mauricien d'Olys qui, aussitôt passé sur le pont-levis de la ville de Terre-Semée, chuta de sa monture, atteint d'une paralysie lancinante. La foule se pressa autour de l'espion qui s'asphyxiait, avant d'être écartée par le roi de l'Einhendrie en personne. Celui-ci interrogea l'espion sur le déroulement de la mission. Le mourant ne put que murmurer, dans un dernier souffle :
— Silencieux comme l'araignée, venimeux comme le serpent, sans merci comme la Mort.
Agonisant sans maladie, mort sans blessure, Mauricien d'Olys ne portait aucune séquelle pouvant justifier la promptitude de son décès. C'est alors que l'on découvrit une minuscule tache rouge derrière son oreille, autour de laquelle les veines avaient noirci. C'était une goutte de sang provenant d'un dard enfoncé à moitié, pratiquement indétectable à l’œil nu. Le roi ordonna à un serviteur de le retirer. Le serviteur mourut dans le quart d'heure suivant dans d'atroces souffrances.
Empoisonnés. L'espion et le serviteur avaient succombé à ce que l'on surnommait « l'arme du traître ».
On dit que le monarque, à cette découverte, ne fit que pointer l'index vers la sinistre forêt de Hêtrefoux pour que celle-ci frémît dans le vent de sa malédiction.
Alors, Dalisa achevait le chapitre historique avec ces mots appris par cœur :
— Qui eût cru qu'ennemis héréditaires seraient devenus ceux qui, au berceau du temps, avaient érigé leurs palissades à deux milles l'un de l'autre ?
En terminant sa narration ainsi, Dalisa avait, sans le vouloir, laissé filer un indice d'une valeur inestimable. La forêt de Hêtrefoux, la « palissade » des elfes, se situait donc à une dangereuse proximité de la plus ancienne ville einhendrienne, Terre-Semée, une cité cloîtrée par de hauts remparts. Eleonara se savait sur la bonne voie car, si l'on peut remettre en cause les légendes et les compositions des troubadours, on ne peut en aucun cas douter de l'Histoire.
À deux milles l'un de l'autre. Si Eleonara atteignait Terre-Semée, retrouver Hêtrefoux serait du gâteau.
Satisfaite, l'elfe sortit le mystérieux flacon subtilisé à l'alchimiste. Elle le fit tourner entre ses doigts en le levant à la lumière, puis le secoua. Le liquide, bleuté avec des reflets jaunâtres, ne moussait pas. Eleonara voulut déboucher le récipient pour renifler son contenu, mais s'en retint, se souvenant des effets du soporifique sur Dalisa et son amant. Son instinct lui conseilla de ne pas prendre de risques. Comment s'assurer qu'il ne s'agissait pas d'une sorte de drogue ? Bons comme mauvais, les secrets du flacon devraient attendre avant d'être élucidés.
L'elfe rangea le liquide et s'essuya les giclures de boue du revers de la main. Il pleuvait de plus en plus fort et sans relâche. Décidément, l'elfe et le buisson devraient cohabiter encore longtemps. Il n'y avait plus qu'à espérer qu'Amazzard ne s'amuserait pas à la traquer sous une telle averse.
Avec un soupir, Eleonara appuya sa joue contre son poing et écouta la rage de la pluie s'abattre sur le sol impuissant. Elle ferma les yeux et laissa son esprit naviguer loin, très loin, là où l'horizon se brouillait et où matériel et immatériel se confondaient.
Combien de temps s'écoula, elle ne le sut pas, mais quand elle rouvrit les yeux, rien n'avait changé.
Sauf une chose : elle venait de se rappeler des trésors qu'elle avait emporté avec elle en délaissant la taverne. Traversée d'une sensation d'urgence, elle décala un pan de sa cape et fouilla la poche de sa robe. Ne sentant si monnaie, ni ficelle, ni boutons, ni une moitié de chandelle sous ses doigts, elle cogna son poing dans la terre molle. Sa poche était vide ! Soit elle avait perdu ses possessions en voulant échapper à l'alchimiste, soit celui-ci les lui avait volés comme il s'était emparé de sa sacoche.
Dépitée, Eleonara grogna, râla et pesta. L'entièreté de son humble fortune, accumulée sur des années, était perdue. Tout ce qui lui restait était un flacon escamoté.
Elle ne put bougonner davantage car son souffle se coupa. Deux sabots de cheval venaient de se planter juste devant elle. Tandis qu'elle se ratatinait sous le feuillage rare, une tête pelée apparut sous le couvert du buisson.
— Bonjour ! Alors, on se mouille ?
Crâne ras, oreilles en feuille de chou, nez plat et joues en feu. Un sourire gauche d'une oreille à l'autre, le visage dégoulinant, le palefrenier du Hérisson-Hérissé lui tendait une main squelettique pour la tirer hors de son refuge.
— Allez, viens, fit-il d'une voix qui se voulait énergique, tu ne vas pas rester là tout de même ? Si tu ne peux pas éviter la pluie, autant continuer à marcher.
Ronds sous la surprise ou sous l'euphorie, ses yeux retournaient à une forme d'amande écrasée et inclinée dès qu'ils se moulaient dans une expression moins guillerette. Ses paupières supérieures, quant à elles, disparaissaient entièrement en se relevant. Eleonara n'avait jamais vu quelqu'un avec des yeux pareils. Ni à Garlickham ni à Franc-Boise, ni à la prison des Onerres. Elle se demanda si un moustique l'avait piqué au-dessus des paupières.
Pétrifiée et tapie sous les arbustes, l'elfe n'offrait à voir que deux lunes épouvantées. Que lui voulait-il ? Que fabriquait-il ici ? L'avait-il suivie ? Pourquoi ? Elle comprenait à peine ce qu'il lui disait.
Les genoux craquants, il s'accroupit et ouvrit sa main au creux de laquelle reposait une galette, ronde et parfaitement dorée.
— C'est pour toi, ajouta-t-il avec un coup de menton encourageant.
Eleonara s'éternisa à fixer le biscuit, l'eau à la bouche. Elle voulut le saisir pour se le mettre sous la dent, mais se retint à l'ultime seconde.
Hé, intervint son for intérieur en brandissant un doigt contestateur. Un inconnu au teint blafard et aux joues creuses t'offre une biscotte alors qu'il est aussi mal fichu que toi. Pas crédible. Il l'aurait déjà mangée, sinon.
En effet, bien que le garçon la dépassât en taille, il l'égalait en maigreur. Ses chaussures paraissaient immenses au bout de ses jambes-brindilles et ses longs doigts rendaient ses mains disproportionnées par rapport à ses bras. Sa voix légèrement cassée empestait l'innocence ; Eleonara craignait d'avoir affaire à un fourbe aux airs angéliques. Si elle acceptait son offrande, que ferait-il ensuite ? Attacherait-il une deuxième biscotte à un fil pour la mener par le bout du nez ?
Dans un remue-ménage de préjugés, l'elfe jaugea avec méfiance l'espèce de grosse boule de poils qui se tenait derrière le garçon. Grassouillet et roux comme les pommiers en automne, c'était le poney le plus touffu du continent. Et, trempé jusqu'aux os, probablement le plus malheureux.
Le jeune palefrenier insista une dernière fois.
— Mange-la ou c'est Voulï qui la croque, dit-il en lançant son pouce derrière ses épaules.
La biscotte disparut aussitôt sous le feuillage brillant et fut mordue à pleines dents. Délicieuse, croustillante ! Quel bonheur pouvait offrir une chose si éphémère ! Le biscuit était froid, mais l’agréable parfum qui s’en échappait rappelait un four rempli de bûches crépitantes, une marmite suspendue au-dessus d’un feu réconfortant... Eleonara craignait de délirer pour un salé.
Son ventre gargouilla de satisfaction. Et si le palefrenier en avait encore ?
L'elfe laissa son chaperon dépasser du buisson, avant d'y replonger. Le regard rancunier que lui jetait le poney l'avait effrayée. Eleonara avait toujours eu peur des équidés. Leurs sabots, durs comme le fer, pouvaient fendre un crâne si l’envie leur en prenait. Ils n’étaient pas dignes de confiance. En se faisant passer pour des balourds, ils cachaient astucieusement le scintillement malicieux de leurs prunelles.
Mais Eleonara avait faim.
Sans plus hésiter, elle sortit de son abri à quatre pattes, se leva et essuya ses mains pleines de boue sur sa cape. Ses yeux cherchaient déjà autre chose à manger, ce qui lui fut immédiatement octroyé.
Affamée comme elle l'était, elle ne se rendit pas compte que le garçon, lui distribuant biscuit après biscuit, parvenait à ce qu'elle le suivît en boitillant.
Tandis qu'elle marchait sous la pluie en gobant tout ce qu'il lui donnait, le gringalet s'exclama, amusé :
— Quel appétit ! Au fait, tu veux savoir mon nom ?
Eleonara secoua la tête, distraite. C'étaient les galettes qu'elle convoitait.
— C'est Agnïnwur Gregsun Didherjov, lui dit-il quand même, mais tu peux simplement m'appeler Agnan.
Aïe. Son accent martelait les tympans et son nom paraissait aussi désagréable à l'écoute que sur la langue. Dans la bouche du garçon, tous les « v » devenaient des « f » agressifs tandis que le son /k/ se transformait en grognement guttural. Et les « r », pourquoi insistait-il tant sur les « r » ? Sa façon de parler avait plus de points communs avec la dévoration carnivore que la communication.
— Agnan, c'est mon passe-partout dans la région, fit-il sans s'arrêter. Ce sont ces abrutis de trafiquants d'esclaves qui m'ont collé cette abréviation en premier. Ils m'ont extirpé de mon village l'année passée et m'ont traîné de ville en ville avant de m'échanger contre deux sous à Franc-Boise. Mon maître, le vilain, me beuglait toujours : « Viens ici, Agnan, va là-bas, fais ceci, fais cela, petit âne ! » Au fond, ça m'est égal si tu m'appelles comme ça. Je sais que c'est plus facile pour vous, les Langues Alanguies.
Au concept des « Langues Alanguies », l'elfe n'y comprenait goutte et s'en fichait. Un autre détail avait chatouillé ses oreilles par contre. Alors comme ça, les Einhendriens se plaisaient à mettre les fers aux leurs. Voilà qui était glorieux.
Agnan enchaîna :
— J'avais prévu ma fuite depuis des semaines. J'étais persuadé qu'il ferait grand beau aujourd'hui... hélas non. Ça n'a pas empêché mon opération de fonctionner : regarde. (Il tapa fièrement sur le gros baluchon fixé au dos du poney.) J'ai une sacoche débordante de provisions et une monture ! Ah bah oui, je n'allais pas laisser mon vaillant Voulï aux mains de cet ogre, quelle traîtrise ! Vois-tu, il est tout ce qu'il me reste de chez moi... Quand je t'ai vue prendre tes jambes à ton cou, je me suis dit : « Agnan, mon ami, c'est le moment ou jamais » et donc, je t'ai suivie. J'espère que ça ne te dérange pas.
Il s'adressait à elle comme on s'adresse à un animal de compagnie. Sans la moindre attente d'une réponse. Eleonara continua néanmoins à ingurgiter ce qu'il lui tendait avec délectation.
— Je sais que je ne pourrai jamais rentrer à la maison, même si je retrouvais le chemin. On ne me le permettrait pas et on me revendrait. C'est pour ça que je préfère tenter de retrouver un ami de mon père...
Au fur et à mesure que le palefrenier palabrait trivialement, Eleonara se persuadait que, moins les gens avaient à dire, plus ils bavardaient.
— Là où il est, soupira Agnan, personne ne connaît personne. À Terre-Semée, il paraît que l'on se côtoie par centaines.
Eleonara émergea de sa lubie digestive, ayant failli avaler de travers.
— Terre-Semée ?
En claquant des dents, c'était tout ce qu'elle avait réussi à prononcer, mais cela suffit amplement.
Agnan mit quelques secondes à surpasser son étonnement, ne s'étant pas attendu à entendre une syllabe sortir de la bouche de sa créature domestiquée.
— Oui, Terre-Semée. Tu sais quoi ? Il paraît qu’il y a beaucoup de choses délicieuses à manger là-bas qui viennent du continent tout entier ! Au revoir, rations, bouillies et restes moisis ! Là d’où je viens, Terre-Semée suscite énormément de questions. Le siège des Troyaumes, ça vaut le détour. Mais je ne sais pas comment y aller. J'avais justement un petit espoir que tu le saches...
Sous son chaperon qui divisait la pluie en deux cascades, le visage dépité d'Eleonara le fit taire. « Zut. Il ne voudra plus me refiler ses biscuits. »
— Ce... ce n'est pas grave, bredouilla Agnan, visiblement déçu. Nous... nous allons nous débrouiller. Toutes les routes devraient déboucher sur Terre-Semée, d'une manière ou d'une autre.
Ils marchèrent en silence.
Nous. L'idée de s’avouer dépendante d’un humain pour la guider ne plaisait pas à Eleonara, mais avait-elle le choix ? Dotée d'une orientation de hanneton, elle reconnaissait parfaitement son incapacité de trouver le bon chemin seule. Il y avait des visages et des lieux qu'elle était pressée d'oublier ; Agnan aussi. Ça leur faisait déjà une chose en commun.
L'elfe tira sur sa cape pour mieux se couvrir. Le chemin s'annonçait long, sans même prendre en compte qu'elle devrait s'inventer des combines afin de maintenir son identité secrète.
La question tant redoutée eut pour effet de la ramener à la réalité :
— Et toi, au fait, c'est comment ?
Répondant par un haussement d'épaules nerveux, Eleonara jeta un coup d’œil inquiet de côté. Le contact oculaire direct la mettait toujours dans tous ses états.
— Pas de nom ? s'étonna Agnan.
Eleonara se maudit intérieurement. En cherchant la discrétion, elle obtenait tout le contraire.
Non, elle ne pouvait pas le dire. Personne ne devait se souvenir d’elle.
Elle n'était personne.
Ah j'étais si persuadée qu'Amazzaran retrouverait Eleonara ! Ce compagnon de route est totalement inopiné mais si bienvenu ! ça me donne de l'espoir.
Une ptite question ; Eleonoara a encore son fichu autour de la tête ?
Aussi, Agnan n'a pas lair d'être encapuchonné, ou en tout cas je ne me le visualise pas encapuchonné, je ne sais pas si c'est parce que j'ai raté l'info ou si c'est parce qu'il est effectivement t^te nue sous la pluie..
Plein de bisous !
Oui, Eleonara porte sa touaille en permanence; si quelqu'un voit ses oreilles, elle est finie. Mais si ce n'est pas clair qu'elle la porte encore, je le repriserai dans le chapitre. Et pour Agnan, il faut que je relise le passage et que je le précise, parce que toutes les deux options me semblent plausibles xD
Merci pour tes remarques !
Enfin j'espère que c'est vrai. Je ne suis pas sûre qu'il devienne le meilleur ami d'Eleonara, mais au moins s'il ne la maltraite ou ne la trahit pas, ça changera !
J'ai eu super peur qu'elle tombe sur la Taberné, au marché ! Mais finalement, elle a pu sortir.
Je soupçonne que le chemin jusqu'à Terre-semée va être long...
En tout cas, je kiffe !
Détail :
"Eleonara craignait de délirer pour un salé." : je n'ai pas compris cette phrase
A+
Maintenant que tu es bien avancée dans l'histoire, je pense que tu as remarqué que mes descriptions trahissent l'importance des personnages... (comment ça je me suis grillée toute seule ?! xD )
J'avoue qu'un peu d'Agnan dans ce monde-là ne fait pas trop de mal ;)
Merci pour ta remarque concernant "salé", je l'ai remplacé par "une biscotte", c'est plus clair comme ça.
Et bien sûr merci pour ton enthousiasme !!
Comme quoi, les cours d'Histoire avec Dalisa peuvent parfois valoir la peine ^^' Quant à si Agnan est digne de confiance ou pas, je te laisse te faire ta petite idée et on en reparle ;)
Merci pour ta lecture et tes commentaires !
Je te fais juste un petit coucou parce que j'ai rien à dire d'autre : c'est toujours aussi cool (le commentaire constructif^^)
Merci d'être passée me faire signe :) C'est rigolo de suivre ton marathon xD Merci pour ce retour tout gentil, j'espère que la suite continuera à te plaire !
à touti !
Jowie
Donc, tes persos ont la fâcheuse tendance à avoir une haleine qui pue xD
Trêve de plaisanterie, je trouve une fois encore que les émotions d'Elé sonnent juste, entre sa méfiance, son désir de se faire oublier, de s'évader, puis toutes les questions qu'elle doit se poser aussi. La pauvre, elle patauge autant que nous les lecteurs hahaha
Qui eut cru d'ailleurs qu'elle puisse se retrouver à remercier Dalisa ? :P
J'ai très hâte d'en savoir plus, j'attends la suite maintenant :D
Maintenant que tu le soulignes, c'est vrai que Eleonara et Agnan sentent respectivement l'ail et le chou... mon inconscient essaierait-il de communiquer quelque chose ? xD
Si à ton avis, les émotions d'Eleonara sonnent juste, alors je peux être une Jowie toute comblée parce que elle ressent tellement de choses à la fois, en plus de se sentir aussi perdue que les lecteurs (désoléee xD) Mais elle finira par trouver des repères et les lecteurs aussi, je l'espère !
ça doit être curieux de se retrouver à remercier un ennemi, en effet ! Comme quoi, Dalisa a quand même pu lui être utile !
Merci beaucoup Elia pour être passée me lire et me donner tes impressions ! Comme j'ai dit, j'ai hâte de savoir ce que tu penses des prochains chapitres :) Et comme d'hab, tu as ma permission pour sortir le sécateur/hache/tapette à mouche :D
à bientôt !
Jowie