La finale du tournoi se déroulait dans un tumulte de bruits et de mouvements. Une foule immense, plus excitée que jamais, s’agglutinait autour des deux derniers adversaires : Cléandre et Miranda. Les spectateurs se pressaient, se bousculaient, se hissaient sur des bancs à l’agonie, les pieds dans des seaux vides ou sur des sacs de pommes de terre.
Autour du plateau, les murmures se faisaient de plus en plus pressants, un battement sourd de tambour. Miranda était devenue l’objet d’un respect religieux. Les regards se tournaient vers elle avec admiration muette. Un murmure s’éleva :
— C’est elle, la petite prodige !
D’autres, un peu plus discrets, poursuivaient :
— Comment fait-elle ? C’est un génie, c’est impossible !
Ces voix, douces et effrayées par sa maîtrise du jeu, se mêlaient à des exclamations de pure révérence.
Un vieux barbu, le regard lointain, n’avait d’yeux que pour Miranda, en murmurant à son voisin :
— Cette gamine, elle a un don !
Son compagnon de jeu hocha la tête en silence, la vérité ayant été révélée. On eut l’impression que tout le monde, à cet instant, retint son souffle, perplexe et fasciné devant ce génie du jeu réincarné.
A contrario, la foule glissait peu à peu dans un mouvement plus sournois, se tournant vers Cléandre, le grand finaliste en manteau trop large. Un spectateur siffla avec une moquerie évidente :
— Ah, le Trop Magnanime, l’homme du subterfuge, l'homme du rien !
Un autre ajouta, plus bas, suffisamment fort pour que tout le monde l’entende :
— Il a dû tricher pour en arriver là. C’est un meilleur filou que les autres, rien de plus.
Dans un tournoi où tricheries et mauvaises actions étaient monnaie courante, la mauvaise foi n’avait de cesse d’alimenter les joutes verbales et les accusations. Cléandre n’était qu’un parmi tant d’autres, il était seulement le plus audacieux des tricheurs.
— Celui-là, il a tellement retourné les règles qu’elles vont bientôt jouer contre lui ! criaient les uns.
— Il triche tellement que même les pions vont se rebeller ! hurlaient les autres.
Quelques sourires en coin se dessinaient parmi la foule, plaisantins et désabusés, en repensant aux nombreuses astuces douteuses que Cléandre avait employées pour se frayer un chemin jusqu'à la finale. Un homme qui tenait une miche de pain sous son bras souffla à l’oreille de son voisin :
— La vérité, c’est qu’il a perdu une partie dès le départ… il a fait croire à tout le monde que c'était une victoire.
Des rires discrets éclatèrent en écho, un rire de complot qui se cachait sous la surface de l’événement.
La foule, en dépit des rires et des sourires cyniques, continuait à se concentrer sur le combat. Les murmures sur Cléandre étaient aussi nombreux que ceux admirant Miranda. Pourtant, dans cette mer de suspicions et de moqueries, Cléandre n’eut qu’une réplique à la bouche, assumant parfaitement sa stratégie de jeu :
— Là où d’autres trichent maladroitement, moi je me contente de perfectionner l’art. Le chien lui, au moins, a eu la décence de remuer la queue quand il s'est fait humilier.
L’atmosphère devint un mélange étrange d’extase et de sarcasme, les regards se croisaient, les voix se superposaient. Miranda, la petite prodige, n’avait pas à se soucier de tout cela. Elle n’entendait que les échos de ses propres pensées, se concentrant sur son jeu. Tandis que Cléandre, malgré ses stratégies et ses manigances, savait qu'il n’était pas seulement contre un adversaire, mais contre la perception de l’ensemble de la foule. Le mépris se mêlait à l'admiration, et dans ce silence profond, le souffle se figea, suspendu, lorsque Cléandre fit glisser son premier pion sur le plateau.
Sans le moindre frémissement, Miranda riposta d'un geste qui laissa l'assemblée sans voix. D'un coup audacieux, elle plaça son pion contre celui de Cléandre et, d'une voix ferme, lança :
— C'est ton Innocent.
Un murmure parcourut la foule. Ce coup, rarement joué, était un pari risqué : accuser le premier pion posé, c'était jouer le tout pour le tout. Rarement, voire jamais, un adversaire ne dévoilait son Innocent en avant-plan. Miranda, impassible, n'avait aucune crainte de la mise.
Elle savait bien à quel point Cléandre pouvait être un tricheur, l’ayant découvert au fil de longues soirées d’hiver passées à jouer contre lui. Plus la partie s’éternisait, plus ses astuces se multipliaient. Cette fois, elle avait décidé de lui couper l'herbe sous le pied.
Cléandre ne bougea pas. Son doigt effleurait encore le pion qu’il venait à peine de poser.
— Pardon ? fit-il d’un ton si tranquille qu’il en devenait suspect.
— J’accuse ce pion, répéta Miranda en croisant les bras.
— Ce pion-là ? Celui que je viens de poser ? Celui que tout le monde voit que je viens de poser ? Tu es sûre ?
— Oui, dit-elle.
— Non, mais... sûre-sûre ?
Elle acquiesça avec lenteur, elle scellait une décision d'État.
— Tu ne veux pas... réfléchir un peu ? demanda Cléandre, les yeux écarquillés. Il y a treize autres pions ! Treize ! Tu veux pas... au hasard, viser un autre que j'ai en réserve? Celui avec la tache de vin ? Celui qui boite ? Même moi je ne sais pas pourquoi il boite, il a l’air louche.
— Non, insista-t-elle. C’est celui-là. Il a un air coupable.
Cléandre se pencha vers le pion et lui murmura à l’oreille :
— Tu t’es trahi, mon vieux.
Puis il se redressa, planta ses yeux dans ceux de Miranda.
— Tu veux vraiment maintenir ton accusation ? Je te laisse une dernière chance de faire demi-tour, rattraper ta dignité, sauver ton honneur, t’éviter la ruine, la honte, et peut-être même une petite toux nerveuse.
— Je maintiens, dit-elle en bombant le torse.
Cléandre soupira théâtralement, leva les yeux au ciel, puis retourna lentement le pion.
Un silence.
Puis un "Ooooooh..." collectif. Gravé sous la base du pion : un petit losange d’or. L’Innocent.
Miranda battit des mains, ravie :
— J’ai gagné !
Cléandre la fixa avec une expression indéchiffrable.
— Pourquoi t’as accusé le premier ? Personne n’accuse le premier !
— Justement, répliqua-t-elle. Je me suis dit : Personne ne serait assez stupide pour cacher l’Innocent en premier… sauf toi.
Un murmure d’approbation parcourut la foule.
Cléandre, bouche entrouverte, tenta une justification :
— C’était une stratégie inversée par l’absurde...
— C’était surtout très bête, coupa Miranda, en lui tapotant l’épaule.
Il resta un instant immobile, puis souffla :
— Je me suis fait démasquer en un seul coup.
Cléandre reposa le pion avec soin sur le plateau et reprit, sous les moqueries des spectateurs :
— Voilà ce qui arrive quand on tente l’élégance dans un monde de brutes.
Miranda haussa les épaules.
— Non. Voilà ce qui arrive quand tu caches ton pion secret comme un jambon au milieu du buffet.
Dans la foule, les anciens adversaires de Cléandre laissaient éclater leur joie, entre sarcasme et soulagement.
Parmi eux, Bélouze, dit le Lisseur, un joueur méthodique, éliminé après que Cléandre lui eut suggéré, d’un ton faussement amical, que les meilleurs gagnent toujours en avançant leur Innocent très tôt, pour semer le doute. Bélouze l’avait cru, et perdu en trois coups.
— J’vous l’avais dit, moi, que ce type vendait des pièges en papier cadeau ! lança-t-il en direction du plateau. Faut pas jouer contre Cléandre, faut l’éviter comme un repas de noces sans dessert !
Quelques anciens rivaux éclatèrent de rire, heureux de voir le roi des entourloupes pris dans ses propres ficelles.
Miranda, bras croisés et sourcils levés, se contenta de souffler :
— Fallait pas me laisser gagner autant de fois à l'entraînement.
Cléandre se gratta la tempe, l’air songeur.
— C’est ça, le vrai talent : deviner quand je suis sincèrement mauvais.
Et sur ces mots, alors que le tumulte retombait, il replaça son chapeau de travers, comme on pose un pansement sur une fierté cabossée et quitta le plateau en saluant d’un geste provocateur, sous les huées et les acclamations mêlées.
Malgré la défaite, il n’y avait, au fond, nulle rivalité. Cléandre contemplait Miranda avec cette lueur étrange qu’ont les vieux roublards quand ils reconnaissent un héritier naturel. Il n’était pas vaincu : il était celui qui, par ruse ou tendresse, avait façonné la joueuse qu’elle était devenue. Et dans un monde où l’orgueil se mesure à l’art de l’illusion, élever un génie sans qu’elle ne s’en rende compte… c’était peut-être là le plus grand coup de maître de Cléandre le Magnanime.
Sinon, je n'ai pas vu passer ce chapitre qui était très bon. J'aime décidément beaucoup la relation entre Cléandre et Miranda :)
À bientôt !
Serait-ce une étape-clé de l'apprentissage de Cléandre ? Est-ce que tu la formes pour survivre dans ce monde ou bien le dominer ?
Très belle finale. L'ange dépasse l'autre, c'est validé.
Bravo Miranda ! Je n'ai jamais douté de toi ! Je vais de ce pas imprimer la carte qui te rend hommage !
Miranda s’auto-éduque, la bougresse. Cléandre n’a, au mieux, qu’un rôle de figurant un peu grognon dans son épopée.
Cela dit, il m’a soufflé qu’il avait grandement apprécié ton jeu de mot autour du "fumé", il le recyclera sûrement lors d’une joute verbale aussi épaisse qu’un saucisson oublié en plein cagnard.
En espérant que Cléandre ne t’agace pas trop… enfin, pas au point de réveiller de vieux souvenirs traumatiques de Fil.
A très vite !