La route s’élargissait avant de s’ouvrir sur une place aux pavés irréguliers, cabossés par les sabots, les talons crottés et l’ennui des siècles. Un coq en ferraille de taille inquiétante tournait lentement au-dessus d’une auberge dont le nom s’était effacé, remplacé à la craie par une inscription incertaine : Le Joueur Gracieux, ou Grincheux ?
Miranda trottinait devant, le menton levé, les yeux pétillants d’une joie déplacée. Cléandre, en retrait, la suivait sans mot dire, le col relevé, le pas lent. Elle avait retrouvé le sourire au réveil, sans une pensée sur la flaque, sans un frisson.
À croire que la vision ne l’avait pas touchée ou qu’elle s’était enfoncée trop profondément.
Des fanions s’agitaient au vent, accrochés entre les fenêtres, tachetés de rouge de vert et d’or. Des silhouettes en bonnet triangulaire s’agitaient autour de tables grossières au centre desquelles trônait un damier géant, sculpté à même le bois. Un joueur au nez crochu paraissait méditer depuis trois heures. Une mouche dormait sur son front.
— C’est là ! annonça Miranda avec la fierté d’un chat rapportant une souris éventrée.
— Tu en es certaine ?
— C’est évident. Ils se prennent tous affreusement au sérieux.
Il n’avait rien à répondre. L’ambiance n’était pas celle d’un village en ruines, pas celle d’un territoire occupé. Non, quelque chose de plus... anormal flottait ici. Un ordre étrange, une paix crispée, un goût pour la règle absurde. Les soldats, car il y en avait, en uniforme rouge et noir et en gants blancs, ne surveillaient pas. Ils jouaient. Ils pariaient. L’un d’eux essuyait une larme après une défaite.
Une cloche sonna, puis une autre. Enfin, une voix nasillarde, amplifiée par un cône métallique, annonça :
— Ouverture des inscriptions pour le Tournoi annuel des Innocents. Tricheurs notoires acceptés. Lâcheurs de pions refusés.
Cléandre fronça les sourcils. Miranda leva la main.
— On s’inscrit où ?
— Tu n’es pas sérieuse.
— Je suis toujours sérieuse dans les villages idiots. C’est une règle. Viens !
Et elle disparut dans la foule. Cléandre resta un instant, bras ballants. Puis il vit, sur un mur décrépit, l’affiche officielle du tournoi : une caricature grotesque d’un homme tenant un pion en feu. En bas, la devise :
Le pion secret n’est jamais celui qu’on croit. Mais parfois si.
Il soupira, jeta un œil aux fanions bringuebalants, puis à l’affiche où le pion en feu, étrangement, lui faisait un clin d’œil.
— Très bien… Pourquoi pas. Ce serait un crime de guerre de refuser une partie quand les commentateurs sont déjà ivres.
Il se redressa, rajusta son feutre, tapota distraitement le saucisson sec autour de son cou, en guise de porte-bonheur ou de protection surnaturelle, selon les jours,, et s’élança dans la foule avec l’aisance d’un homme en terrain glissant.
Ce genre d’endroit, il le connaissait. Là où le jeu devient loi, les règles ne protègent plus rien, elles masquent les pièges.
Et Miranda, elle, dansait.
Le pavillon des inscriptions ressemblait à un ancien abattoir reconverti, où l’on avait troqué le sang contre de l’encre, et les cris contre des disputes sur l’orthographe des pseudonymes. Une file hétéroclite s’étendait jusqu’à la fontaine centrale, composée de vétérans borgnes, de veuves stratèges, de garnements en quête de gloire et même d’un chien au pelage miteux que personne n’osait exclure, de peur qu’il ne morde.
— Retiens-moi, dit Cléandre à Miranda, ou je m’inscris sous un faux nom et avec un accent régional.
Elle ne répondit pas. Elle observait les joueurs, les tables de bois penchées, les dés pipés jetés avec ostentation, les rumeurs qui glissaient d’un groupe à l’autre comme des anguilles de foire. Un sourire vague lui flottait sur les lèvres. Depuis l’épisode de la flaque, elle n’avait pas dit un mot sur ce qu’elle y avait vu, et pourtant elle paraissait... légère, ayant trouvé dans le chaos alentour un refuge inattendu.
— Tu veux vraiment t’inscrire ? demanda Cléandre. C’est un tournoi, pas une kermesse. Les anciens trichent en équipe, certains utilisent des pigeons dressés et j’ai même entendu dire qu’un homme a gagné une finale grâce à un éternuement bien placé.
— Je veux jouer, dit-elle. Et te battre.
Cléandre la fixa.
— Mon enfant, sache que ce jour restera dans l’Histoire comme celui où tu as mis ton honneur dans une gibecière et ton bon sens dans un bocal.
Un petit homme trapu, moustachu, avec un monocle fissuré, jaillit de derrière une table.
— Suivants ! Nom, prénom, sobriquet, sève intérieure et plat préféré !
— Cléandre, dit Cléandre, le Trop Magnanime, sans sang à disposition et tout ce qui est frit.
— Admis ! fit le moustachu. Et toi, fillette ?
— Miranda.
— Sobre. J’admire. Allez hop, deux concurrents de plus, ça nous fait cent dix-sept et demi !
— Et le demi ? demanda Cléandre.
— Le chien. Il est en duo avec un aveugle.
À peine les inscriptions terminées, un garçon leur glissa deux planchettes de jeu en bois où figurait un pion doré peint à la main, une règle du tournoi rédigée en vers douteux, et un jeton d’appel en cas d’accusation injuste. Tout sentait l’artisanat fait à la va-vite et l’enthousiasme mal placé.
— Tu sais, dit Cléandre en ajustant sa cape, je pense qu’on est tombés sur quelque chose de très sérieux.
Miranda lui lança un regard rayonnant et pour la première fois depuis ces derniers jours, il vit en elle une enfant. Une enfant qui s’apprêtait à tricher avec grâce.
Une réflexion me vient en lisant ce chapitre, c'est que je n'arrive vraiment pas à donner un âge à Miranda. Je sais qu'elle a grandi par rapport à notre première rencontre avec elle, mais j'ai beaucoup de mal à la situer à présent. Dans ses répliques, je la verrai assez bien adolescente, mais il ne me semble pas qu'assez de temps a passé.
Sinon ça promet une belle péripétie, cette inscription. J'y vois l'opportunité de voir du Cléandre dans toute sa splendeur, et peut-être aussi l'occasion de découvrir si l'éduction de Miranda va la porter dans les pas de Cléandre. Elle semble bien sûre d'elle !
Remarques :
- "Tricheurs notoires acceptés." -> si ça n'est pas un appel...! ^^
- "selon les jours,," -> double virgule
J'adhère complètement à la philosophie de notre ange : jouer la carte du sérieux dans un village idiot où tout le monde se croit innocent ! Vas-y, Miranda, montre-leur la triche, la vraie ! Ton maître à penser a fait très fort avec toi ! N'oublie pas de l'éclater en finale ! N'oublie pas aussi, dans un monde parallèle, que tu as déjà été la conclusion d'un tournoi épique !
Dis... Cléandre... Tu m'apprendrais à jouer à ton jeu ? Promis, je tâcherai d'écouter et d'appliquer à la lettre les stratégies de base ! Comment ça tu refuses de m'en dire plus depuis que j'ai éveillé ta curiosité sur la subtilité ratée ? On en parle un peu plus bas !
Miranda qui défie tout ce petit monde, c'est un pur régal. On sent qu'elle y va pour tricher et s'amuser plutôt que gagner et s'ennuyer et suivre bêtement les règles ! Génie ! (Elle, pas celui qui...).
Moi ? L'innocence ? Non, c'est la virgule ton pion de subtilité cachée ! Allez, fais-toi plaisir avec mon terrain de jeu : "Il se redressa, rajusta son feutre, tapota distraitement le saucisson sec autour de son cou, en guise de porte-bonheur ou de protection surnaturelle, selon les jours,, et s’élança dans la foule avec l’aisance d’un homme en terrain glissant.".
VueS ?
Très bien, apprend-moi à jouer !
Roooh, tu as déjà deviné que ces deux-là allaient se retrouver en finale pour un affrontement épique… Bon, d’accord, c’était un peu cousu de fil blanc. Mais je te promets que, par la suite, ce qui semblera évident ne le sera pas du tout !
En relisant ce chapitre, je me rends compte que je n’ai pas été assez clair. On pourrait croire que Miranda s’impose en reine de la triche, alors qu’en réalité… c’est plutôt Cléandre, logique, non ? Miranda, elle, adoptera une toute autre approche : bluff, finesse et intelligence pure. Pas besoin de tricher quand on est redoutablement maligne.
Et décidément, ces deux virgules me poursuivent depuis Les Trois Pays ! Serait-ce là le premier indice menant à l’un des grands mystères des Tribulations ? ;)
J'espère que la suite te plaira. Allez Miranda ! Allez Cléandre ! Soyez bons au jeu des Innocents. Allez K'mie ! Miaou.