Les bois étaient froids. Le vieil homme n’avait pas menti : l’étrange se cachait derrière les arbres. Pourtant le ciel immaculé apparaissait clairement au-dessus de l’Artiste. La lumière perçait les branches et les feuilles comme elle le faisait dans la chaumière du bout du monde. Des écureuils grattaient l’écorce, les pas fuyants des belettes froissaient l’herbe humide et au loin, on entendait le chant des oiseaux. C’était une forêt comme il y en avait tant d’autres. Mais l’Artiste n’était pas dupe. Ce que ses yeux ne voyaient pas, son cœur le discernait. Il sentait les ombres qui gonflaient dans son dos. L’appétit des monstres faisait vibrer l’air. Le jeune homme plaça sa main devant lui et agita les doigts. Le vent avait le tranchant d’une lame. Pas de doute : l’invisible était là.
—Déesse, es-tu là ? cria l’Artiste. Montre-moi le chemin !
Il regarda droit devant lui jusqu’à percevoir quelque chose dans le vide. Une joie intense l’étreignit. Il esquissa un sourire fébrile. Comme si on avait glissé une main dans la sienne, il tendit le bras et s’enfonça dans la forêt.
Il marcha longtemps. Les créatures étaient sorties de l’obscurité. Elles fixaient l’Artiste avec une curiosité avide qu’il leur rendait. C’étaient de gros monstres grotesques, de toutes formes, couverts de plumes et d’écailles. Certains affichaient de larges gueules pleines de crocs, d’autres des mandibules ou des pupilles de chat. Leurs larges pattes impatientes labouraient la terre, leurs ailes frappaient les troncs. Ils semblaient faits de nuit liquide, constamment en mouvement. Leur faim silencieuse suivait chaque pas que faisait le jeune homme.
—Voilà donc les Fonds Sombres, murmura-t-il. Quelle beauté ! Quelle tristesse !
Un grognement sourd le dissuada de montrer plus de pitié. Il décida donc de se concentrer sur la route qu’il traçait entre les ornières et les feuillages. Les monstres restaient à bonne distance du voyageur. Si parfois, ils osaient venir un peu trop près, leurs yeux faussement languides glissaient bientôt sur la main vide et tendue du jeune homme et ils reculaient. L’Artiste, lui, se laissait guider. Un filet de sueur coulait le long de son cou. Le froid commençait à l’atteindre. Il n’accélérait pourtant pas. Suivre le bon chemin était plus important.
Les arbres devinrent parsemés, l’herbe plus claire. Des fleurs sauvages apparurent. Sa main retomba le long de son corps et il pénétra dans la clairière. L’Artiste inspira profondément. On n’entendait plus de bruit : les monstres ne devaient pas avoir le droit de venir ici. Il se laissa tomber à genoux, s’essuya le front et osa jeter un coup d’œil vers le sous-bois. Les ombres ondulaient. C’était infime, mais il voyait bien ces reflets irisés qui avaient brillé sur la fourrure de ces étranges créatures. Le jeune homme leva les yeux au ciel. Il hésitait entre maudire ou remercier la Déesse qui l’avait conduit jusqu’ici. Cependant, il réalisa rapidement qu’il devrait faire le trajet retour à un moment ou à un autre. Il étouffa un rire et envoya vers les nuages un baiser du bout des doigts.
L’Artiste retira son chapeau et s’allongea. Il n’y avait plus qu’à attendre, à présent.
—Monsieur ?
—Ça n’aura pas été long ! s’exclama l’Artiste en se redressant.
Il écarquilla les yeux. Lentement, il se mit debout et fit glisser son sac de son épaule.
—Qu’est-ce que tu es, toi ? chuchota-t-il.
Une petite fille aux cheveux sales fronça les sourcils.
—Je suis quelqu’un, pardi. Je suis Maurine.
—Bonjour Maurine. Moi, c’est l’Artiste. Que fais-tu ici ? demanda le jeune homme.
—J’attends mes parents. Mais je ne devrais pas vous le dire, on m’a dit de ne pas parler aux inconnus.
—Sage précaution. Toutefois, les circonstances sont un peu… Où sont partis tes parents ?
L’enfant tendit le doigt en direction des arbres. L’Artiste hocha la tête. Il s’éclaircit la gorge et dit :
—Depuis combien de temps sont-ils partis ?
—Depuis hier. J’ai faim !
—J’ai des pêches dans mon baluchon. Tiens, prends-en une.
—Mon papa dit que la charité, c’est pour les mendiants. Il faut un marché égal, sinon ce n’est pas juste !
—Je vais réfléchir à ce que je veux. En attendant, mange, insista le jeune homme.
La fillette réfléchit, puis prit le fruit. Tandis qu’elle mangeait, le jeune homme l’observait. Elle portait une robe orange de bonne qualité, bien que tachée de terre. Une ceinture brodée l’attachait fermement à sa taille. Son minois était couvert de traces de boue et ses longs cheveux bruns ne devaient avoir vu ni savon ni peigne depuis quelques temps. Une sourde appréhension se saisit de l’Artiste. Il repensa au vieil homme, à la jeune fille sur la table et à sa mission. « S’il vous plaît, Déesse, pas ça. Tout mais pas ça, » pria-t-il. Autour d’eux, l’obscurité s’agitait et se rapprochait. L’Artiste lança à Maurine :
—Tu viens de loin.
—Nous vivons à Skevent. Papa dit qu’une ville est plus adaptée qu’un village pour le commerce. Plus il y a de monde, mieux c’est.
—Ton père a raison. Toutefois les citadins ne prennent pas toujours au sérieux les dangers de la campagne. Il paraît que cette forêt est dangereuse, tu le savais ?
—Maman dit que ce ne sont que des récits de vieilles femmes qui ont peur de leur ombre, rétorqua la gamine en se léchant les doigts. Les monstres, ça n’existe pas. Je n’en ai jamais vu.
—C’est une bonne chose, répondit le jeune homme avec sérieux. Ils ne m’ont pas l’air de bonne compagnie.
Le vent se leva. L’Artiste jeta un regard courroucé vers le ciel. Il détestait qu’on le presse de cette manière. Mais le soleil descendait doucement derrière la cime des arbres : il devait faire vite.
L’Artiste décida alors de faire quelque chose qu’il n’avait jamais essayé auparavant. Il tenta de désobéir.
—Maurine, dit-il. Il y a une maison de l’autre côté de la forêt. Viens avec moi : tu y seras en sécurité.
Mais la fillette ne l’entendait pas de cette oreille. Elle répondit simplement :
—Je ne peux pas. Je dois attendre mes parents.
—Tu pourrais les attendre là-bas.
—Quand on est perdu, il vaut mieux ne pas bouger. Ils ne sauront pas où me trouver si je viens avec vous.
—Je comprends. Mais Maurine… S’ils ne revenaient pas ?
La gamine le dévisagea avec dédain et tourna la tête. Le désespoir envahit l’Artiste. Il ne pouvait pas la laisser là ! Les monstres se jetteraient sur elle dès qu’elle quitterait la clairière, peut-être même dès que le jour serait tombé. Cela ne pouvait pas être là la volonté de la Déesse. Comment pourrait Elle vouloir abandonner une enfant aux Fonds Sombres ? La petite voix de Maurine le sortit de sa réflexion :
—Que voulez-vous en échange de la pêche ? Maman a rangé ses affaires dans notre chariot, il doit y avoir des pièces d’argent et de bronze. Quand il s’est renversé, les sacs se sont éparpillés, mais je crois savoir où est sa bourse. Si vous m’en donnez une autre, ajouta-t-elle comme un secret, je peux vous donner un bon prix.
—Je me contenterai de tes cheveux, répondit l’Artiste après un temps.
—Je n’ai jamais vu un échange pareil, se renfrogna Maurine. Et puis mes cheveux sont sales.
—Je te donnerai toutes mes pêches et trois bracelets d’or. Ce que tu veux.
—Qu’y a-t-il d’autre dans votre sac ?
Le jeune homme retourna son baluchon. Des fruits tombèrent, puis les bracelets, une paire de gros ciseaux et enfin un pinceau de bois. La fillette écarquilla les yeux et le pointa du doigt. Il le lui donna. Maurine, ravie, le serra contre son cœur et se mit à tracer des sillons dans l’herbe. L’Artiste la regarda faire jusqu’à ce qu’elle s’arrête brutalement. Elle bomba le torse et déclara avec hauteur :
—Vous êtes quelqu’un de très étrange, monsieur l’Artiste. Mais un marchand n’a qu’une parole !
Elle fit une torsade de ses cheveux et tourna le dos au jeune homme. Celui-ci ramassa les ciseaux. Il y avait de la terre séchée accrochée aux mèches emmêlées. Il entreprit de les défaire. Pendant qu’il les dénouait, il demanda :
—Skevent est loin d’ici. Il n’y a pas de grandes villes dans le coin, même pas de petit village. Pourquoi un tel voyage ?
—Papa dit qu’il y a des pierres précieuses cachées dans la roche du bord de côte, dans les vieilles grottes. Il veut trouver un filon avant tout le monde. Apparemment, ce sont des cailloux de toutes les couleurs, qui brillent dans le noir !
L’Artiste coupa la chevelure de Maurine. Elle pesait lourd dans sa main. Il se noyait dans ce flot de fils brun quand un picotement derrière les oreilles le sortit de sa transe. Le froid le rendait rêveur. Il rangea les cheveux dans son baluchon avant de glisser les bracelets au poignet de la fillette. Ils étaient un peu trop grands et manquaient de tomber à chacun de ses mouvements.
—Garde-les toujours sur toi, lui dit l’Artiste. Ils te protégeront des monstres.
—À quoi bon me protéger de quelque chose qui n’existe pas ?
—À me rassurer. À moins que tu ne préfères venir avec moi ?
Maurine secoua la tête. Les arbres s’agitèrent. La lumière se tarissait dans la clairière. L’Artiste implora la Déesse une dernière fois. Elle garda le silence. Lui ne désirait que parler. Il voulait secouer la petite par les épaules et lui demander : que feras-tu quand il fera froid, quand tu auras faim ? Que feras-tu quand la peur te prendra au milieu de la nuit et que l’haleine des monstres te réchauffera la nuque ? Et moi, que ferai-je en te sachant ici ?
Il sentait que la situation déjà lui échappait. De la même manière qu’il était venu jusqu’à la pointe du continent puis jusqu’à la clairière, il comprenait que Maurine resterait dans la forêt. Il ne la forcerait pas à le suivre.
L’Artiste serra l’enfant dans ses bras. Il lui donna quelques recommandations finales qu’elle écouta avec attention. Puis il jeta son baluchon sur son épaule et sortit de la clairière. Les monstres ne le suivirent pas.
Assis devant sa porte, le vieil homme vit la silhouette de l’Artiste émerger des arbres, silhouette blanche se détachant dans la nuit bleue. Il se mit debout en hâte et attendit qu’il ait traversé la plaine pour s’exclamer :
—Tu n’as rien !
—Au contraire, j’ai ce que nous cherchions, et il brandit son sac.
Le rose aux joues, le vieillard descendit les six marches et tendit avidement les mains vers le jeune homme. Il ouvrit le baluchon et s’émerveilla devant le serpent de cheveux qui s’y trouvait. Il voulut remercier l’Artiste mais celui-ci grimpait déjà l’escalier.
—Je te laisse t’en occuper, dit-il. Je crois que j’ai besoin de dormir.
—Ah, bien sûr ! Tu me raconteras ton voyage plus tard.
—Peut-être. Je ne suis pas sûr de ce que je pourrais en dire, murmura l’Artiste.
C’est à peine si le vieil homme remarqua l’étrange humeur de son invité. Il était trop content de se retrouver en tête à tête avec sa fille.
Il s’installa à son établi et prépara une calotte en tissu. Il lava les cheveux, les sécha dans un torchon propre, les peigna. Il passa la nuit à les coudre un par un dans la calotte. Une fois ceci fait, il entreprit d’oindre le crâne de la poupée d’une colle de sa fabrication. Il y posa la perruque avec précaution. Il l’observa, fit la moue et attrapa ses ciseaux. Voilà : avec une frange, elle ressemblait exactement à ses dessins. Son tabouret pivota et il se retrouva face à elle. En plissant les yeux, il lui semblait qu’elle souriait. Elle aussi sentait qu’elle n’aurait plus longtemps à attendre. Le vieil homme l’imagina assise à côté de lui. Peut-être qu’elle s’intéresserait à l’artisanat, comme lui. Il pourrait lui fabriquer ses propres outils ! À moins qu’elle ne préfère quelque chose de différent. Elle pourrait faire pousser des fleurs dans le jardin, redécorer leur chaumière… Qu’importe ! Le vieil homme avait simplement hâte de vivre avec elle. Vu la longueur de sa chevelure, elle lui arriverait au milieu du dos. Il devrait fouiller dans ses boîtes et y récupérer des rubans. Son visage ridé se fendit d’un sourire. Il avait hâte de voir ça !
L’Artiste aux yeux cernés et le vieillard partirent le lendemain à l’aube. Le jeune homme lui avait expliqué ne pas avoir reçu de nouvelles indications de sa Déesse mais qu’il avait une idée. Apparemment, les grottes sur la plage recelaient d’étranges pierres précieuses. La clé du mystère se trouverait là.
Le vieil homme avançait d’un pas vif, trébuchant dans les mottes de terre. Il manquait d’en perdre son chapeau mais rien ne pouvait entamer sa joie. Derrière lui, l’Artiste gardait un œil sur la forêt qui s’éloignait.
—J’ai passé plus de trente ans à fixer ces bois, s’exclama le vieillard. Tu es la seule chose à jamais en sortir ! Allez, viens !
Le jeune homme hocha la tête et accéléra le pas. Ils furent bientôt au bord de la falaise. Ils se penchèrent. Un banc de sable étreignait la roche et la mer. On apercevait des arches dans la paroi. Le vieil homme lui expliqua qu’il s’agissait là des grottes.
Le soleil rouge dardait son œil sur eux. Non loin du rebord, des marches s’étaient formées dans le granit. La descente serait abrupte. Le vieil homme s’agenouilla et, prudemment, s’y avança. L’Artiste continuait de fixer l’horizon. Il fronçait les sourcils. Une colère sourde grondait dans son ventre. L’image de la poupée humaine ne parvenait plus à l’apaiser.
Un malin désir se glissa dans le cœur du jeune homme et chuchota à son oreille.
Alors l’Artiste sauta.
J'ai beaucoup apprécié ce chapitre. La relation entre la Déesse et l'Artiste est vraiment particulière. Elle le guide mais lui n'a pas réellement de libre-arbitre. L'image des monstres qui hante la forêt est très immersive.
Je ne peux pas m'empêcher de me questionner sur le titre "le cri de la mésange". Maurine est-elle la mésange qu'on délaisse dans cette triste forêt ? ou l'angoisse intériorisée de l'Artiste est son cri ? ça m'intrigue !
Oui, la question du libre-arbitre est un gros thème de cette histoire en particulier, et on la retrouve dans les autres histoires de cet univers. J'ai hâte que tu vois comment elle évolue avec ces personnages !
La mésange a un double sens, et en effet elle fait aussi référence à Maurine délaissée. Il y aura une plus ample explication dans bien, bien longtemps... En attendant, tes hypothèses fonctionnent tout à fait !
À bientôt :)
J'ai beaucoup aimé l'ambiance de ta forêt et les monstres qui s'y tapissent, ainsi que l'échange avec la petite Maurine. Elle a de sacré long cheveux!
Au début j'ai cru qu'elle se révèlerait autre chose qu'une vraie fillette.
J'espère que les bracelets la protègent vraiment et que nous la reverrons bientôt.
La forêt des Fonds sombres est un lieu très important pour tout l'univers que je construis, et Maurine en fait intégralement partie. Nul doute que tu la recroiseras ici et ailleurs !
À bientôt :)
La petite incursion dans les Fonds Sombres fut très plaisante à lire. J'aime beaucoup le fait que l'Artiste y évolue selon ce que l'environnement lui inspire. Au milieu de toutes ces chimères, il n'attend que de lever les yeux au ciel pour savoir où le guidera la Déesse.
Et je t'avoue avoir eu un peu peur dans cette façon de se guider. En croisant Maurine, j'ai cru qu'il devait lui prendre bien plus que ses cheveux ! Ouf, la Diablesse n'existe pas encore et ne réclame aucun sacrifice !
Tes descriptions nous immergent ainsi complètement dans l'histoire où les couleurs du ciel incitent l'Artiste à se presser. Quant au vieillard, il est plaisant de le voir songer à ce qu'il pourrait proposer à sa future création qui va prendre vie.
C'est donc parti pour trouver du minerai coloré ! En espérant ne pas y croiser de perles écarlates déposées sur les cadavres des parents de la petite...
Vivi, la Diablesse reste en tête !
Contente que les Fonds sombres te plaisent, ils vont jouer un rôle particulier tout au long de la saga ! De même que Maurine, à sa manière...
Ta méfiance envers la Déesse est légitime, mais aussi amusante pour moi qui, fatalement, sait comment elle fonctionne. Tu n'es pas au bout de tes surprises !
Sinon, j'adore toujours tes descriptions. J'ai beaucoup aimé le passage de la forêt et de ses creatures.