Le croisement

Par Pouiny

Il est rare de se sentir aussi proche du réel. J'étais à un carrefour, je le connais très bien ; c'était le carrefour juste devant chez moi. J'y attendais, patiemment, que le petit bonhomme passe au vert. Immobile, je regarde la route, droit devant moi. Ce trajet, vrai ou non, je l'ai fait des centaines de fois, si bien que je suis dans une bulle entre le réel et mes pensées fugaces. Quand, très doucement cependant, un vieil homme tenant la main d'un petit garçon vient interrompre le flot de mes songes.

 

« C'est bien de respecter le code de la route ! C'est de plus en plus rare, de nos jours ».

 

Il paraît proche. Il paraît honnête. Il paraît vrai. Son petit garçon me regarde intensément de ses yeux noirs, en silence. Il a un regard particulièrement brûlant.

 

« Oh, vous savez, j'ai déjà eu un accident de voiture... depuis, je suis prudent. »

C'est absolument vrai. J'ai effectivement fait des tonneaux, un jour, au volant de ma voiture. J'ai fini à l'envers dans le fossé. Je m'en suis sorti indemne, physiquement indemne. Mais manifestement, cet accident continue de me poursuivre jusque dans mes rêves. Le vieil homme cesse de me regarder, baissant les yeux vers celui qui semble être son fils. Il a un étrange sourire en demi-teinte, le sourire de ceux qui au fond sont tristes.

 

« Moi aussi, j'ai eu un accident, un jour. Sur un carrefour, un peu comme celui-ci. Mon fils de 4 ans s'est retrouvé coincé dans les débris. J'ai voulu l'en sortir, mais... J'ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillé, j'étais à l'hôpital. Il s'était passé bien plusieurs heures. Et personne ne savait, personne ne l'avait vu. Personne ne l'a sauvé. »

 

Je reste silencieux, immobile. Moi aussi, je détourne le regard pour à nouveau regarder la route, droit devant moi. Aucune voiture ne circule. Les rues semblent désertes, ou alors c'est simplement nous qui semblons éloignés du monde. Le petit bonhomme passe au vert, mais aucun de nous deux ne traversons.

 

« Depuis ce jour, je n'ai plus qu'une seule question en tête. Est-ce qu'il était encore vivant ? Est-ce que j'aurais pu le sauver ? Et en me posant ces questions, je sais très bien qu'aucune réponse, même la plus juste, ne me satisfera jamais.

-- Cela fait longtemps ? Je demande d'une voix blanche.

-- Oh, bien des années maintenant. J'ai eu le temps d'avoir quatre autres enfants avec la même femme. C'est un peu comme si on comblait un vide, on est toujours avec un gamin dans les pattes, un gamin à emmener à l'école, un gamin à aller chercher... Mais depuis, tous les trajets je les fais à pied. Parce que malgré les autres enfants, je ne pourrai jamais oublier mon premier fils. Chaque nuit je revois la scène et chaque nuit la question revient : est-ce que j'aurai pu le sauver ? »

 

Pour un homme en deuil, il a une voix calme. Son petit garçon aussi est bien silencieux, tout aussi immobile que moi. Lui, parle comme si c'était une histoire sans importance. Comme si, après tout, l'eau avait coulé sous les ponts, et que ce n'était pas si grave. Je pourrrais presque pu l'entendre penser ''c'est la vie'' ou ''on s'y fait''. Mais il n'a pas prononcé ces mots. Et du coin de l’œil je peux encore deviner son sourire ombragé par un fantôme du passé continuant de le hanter.

 

Après un long moment de silence, son regard s'est à nouveau levé vers moi. D'une voix toujours aussi douce, il a murmuré la réponse à une question que je n'avais pas posée.

 

« Il aurait eu ton âge, aujourd'hui. »

 

Je n'eus pas le temps de lui répondre qu'il ne le connaissait pas, que je le perdais de vue. Me voilà éveillé, un goût rouillé dans la bouche, allongé sur un lit qui me semble d'un coup bien trop dur.

 

Mais les rêves perdurent quelques secondes après le réveil. Et dans un murmure, j'ai demandé en moi-même :

 

« Si le gamin allait avoir 22 ans aujourd'hui, qu'il a 4 enfants, et que ces 5 enfants sont de la même femme... Est ce qu'il peut vraiment avoir un enfant d'environ 4 ans qu'il emmenait en trajet sur le passage piéton ? »

 

Ainsi, cher monsieur troublé que j'ai rencontré en rêve à ce croisement, si vous existez vraiment, car je ne peux me défaire de cette impression de réel, j'espère que vous avez pu profiter d'une balade douce et tranquille avec votre fils.

 

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