Le grincement sordide des gonds de la poterne se projeta dans les ruelles, tel un cri d’agonie à la nuit tombante qui réveilla les morts et les esprits errants. De robustes hommes d’armes scellèrent l’entrée d’une chaîne d’acier, comme de coutume, avant d’entamer leur tour de garde nocturne, lanterne en main. Déjà, l’on percevait les flammes sur les parapets, elles glissaient là-haut à la manière de reflets sur la mer. Depuis un certain temps, le silence s’était installé à Eve, les habitants s’étaient réfugiés chez eux, à l’abri des étoiles et des spectres vengeurs. Un vent léger balayait d’une caresse les plus courageux des hommes, ceux qui bravaient le couvre-feu sans se soucier des conséquences. Parmi les ombres, une silhouette, enserrée dans une tunique bleutée, elle arborait le tricorne des gens d’Escare, furtive et rapide, se faufilant d’un bâtiment à l’autre. Guidée par sa lanterne, la démarche hâtive, l’inquiétude demeurait son unique motivation, ses pas trahissaient sa présence et son impatience.
Trop tard, en dépit de sa précipitation, elle se trouva confrontée à la porte close de la cité, barrière infranchissable qui la séparait de son objectif et des dangers des terres sauvages. L’homme jura, prisonnier à l’intérieur des murs, il lui fallait trouver un moyen de s’en échapper, une vie en dépendait. Il tourna les talons, fort incommodé par la situation et, sans demander son reste, courut sous le voile de la nuit, la flamme qu’il tendait à bout de bras tanguait au gré des secousses, des puissantes vagues qu’infligeaient sa détermination. Cette lumière intruse fut interceptée par les gardes en faction, l’interdiction de circuler après le coucher du soleil demeurait stricte et nul n’y échappait. Pris la main dans le sac, Kapris se rendit sans faire d’histoire, c’était l’occasion pour lui de rendre compte au bayle de sa situation désespérée. De ce fait, on le conduisit au bastion de la garde, sans violence. Car même ici, les vétérans de la guerre du Cataclysme se souvenaient de sa bravoure passée et le respectaient.
Seul bâtiment militaire encore occupé en ces temps, le bastion de la garde jouxtait une épaisse portion du mur d’enceinte. Il s’agissait d’une haute tour rectangulaire, dont la base en pierre se prolongeait en bois vers les cieux obscurs, un fanal trônait en son sommet, ce dernier n’était allumé que très rarement, on en ignorait la raison. Sa façade était peinte de fresques cauchemardesques, résumant d’une effrayante manière l’action de la garde d’Eve lors du Second Cataclysme, morts et pleurs se mêlaient en un fleuve écarlate qui s’écoulait tout du long. La douleur persistait dans les mémoires, six ans après les événements, ces images renvoyaient aux souvenirs d’hommes et de femmes aujourd’hui bien vivants. En tout état de cause, la façade extérieure du bastion ressemblait à un immense mausolée au souvenir des disparus. La cité tout entière en était ainsi.
À l’intérieur, les ténèbres submergeaient les rares sources de lumière, quelques bougies en fin de mèche, des braises mourantes, l’on ne distinguait rien, la vue seule ne suffisait pas pour se repérer. L’ouïe, cependant, offrait davantage d’informations aux visiteurs, car les ronflements d’une dizaine d’hommes résonnaient à en faire trembler la structure. Au milieu du vacarme, une puissante voix grondait, sévère, sans pourtant tirer les gardes de leur sommeil, sans doute avaient-ils l’habitude de ce genre de scène, aussi s’en accommodaient-ils. Le gaillard qui escortait Kapris invita ce dernier à s’asseoir sur un banc, en attendant que le bayle se libère. Au dire du garçon, cela pouvait durer jusqu’au point du jour. Il servit donc un gobelet de vin à son invité, puis partagèrent ensemble une tranche de pain au miel. Ce genre de scène se répétait tous les soirs depuis des semaines. La fille du bayle tracassait incessamment son père, les raisons demeuraient inconnues, l’un ou l’autre finissait par sortir en maudissant les saints de ce monde. Pourtant, avoua le garde, il n’y avait pas plus adorable que cette jeune Marina. C’était une enfant charmante, avec de belles manières et d’une politesse à faire pâlir le plus courtois des hommes. Tout le monde ici l’appréciait sincèrement, il en allait de même pour maître Rainier, son père. Peut-être manquait-elle de l’amour d’une mère, suggéra le garde en se servant un deuxième gobelet de vin, au moins avait-elle la chance d’avoir encore celui de son père, ajouta-t-il en le vidant. Cependant, ces disputes devenaient de plus en plus gênantes pour le comité de sécurité de la cité, car, mêlées à la perfidie des commères, elles se muaient en quelque rumeur disgracieuse.
Comme emportée par une bourrasque, une porte s’ouvrit avec fracas, laissant filer la silhouette d’une adolescente très irritée, le dos courbé par la colère. Elle disparut aussitôt, engouffrée par l’épaisseur du voile nocturne, elle parut n’être qu’un fantôme aux cheveux roux, une de ces victimes du Cataclysme que l’on disait hanter les plaines. Que les ronflements parurent doux à présent, sons réguliers qui incitaient au repos d’un sommeil réparateur, ode à la sérénité des dernières heures du jour. Le calme reprit le trône qui lui revenait de droit, dans la quiétude du bastion de la garde, où se morfondait maître Rainier au fond d’un fauteuil en osier prêt à rompre. Son regard vide contemplait l’éternité, le début et la fin de sa vie, ses choix, ses regrets, et la fierté dont il en retirait, malgré la scène qui venait de se jouer. C’était un homme marqué par l’Histoire, le crâne brûlé par les flammes de l’enfer le privait de chevelure et de charme, ses mains à trois doigts lui donnaient l’aspect d’une créature maléfique. L’on appréciait sa bravoure d’un simple coup d’œil, car elle resplendissait sous la laideur du guerrier, qui offrit jadis son corps en sacrifice pour sauver l’humanité. Ses cicatrices, il les portait comme des médailles, six années ne suffisaient pas à en effacer la signification.
— Maître Rainier, salua Kapris en entrant dans les quartiers de ce dernier. Des problèmes à régler avec une orpheline de guerre ?
— Sire Kapris, répondit l’homme sans le regarder, nous sommes tous des orphelins depuis que Sainte Lycorias nous a quittés, or donc, les caprices de ma Marina ne sont qu’une poussière dans l’univers. Que voulez-vous ?
Le garde qui accompagnait l’immortel venait de filer discrètement en comprenant la proximité des deux hommes, ainsi, les vétérans se retrouvèrent seuls.
— Je dois sortir d’ici, mon amie n’est pas revenue en dépit de la nuit, je dois partir à sa recherche sans attendre, ouvrez-moi la grande porte.
Rainier soupira, ses mains passèrent sur son visage meurtri pour en épouser les formes, il se cachait, fuyait la réalité, c’en était trop pour lui, son seul souhait était la paix. Faisant preuve de fatalisme, ou de réalisme, le chef de la garde refusa la demande. Si Maeva n’était pas rentrée, cela ne faisait aucun doute, il y avait dans ce mystère rien que la mort de cette dernière. Prise au piège dans les marées, attaquée par les bêtes sauvages affamées, enlevée par un dément ou un de ces bandits, il existait autant de raisons de ne jamais revenir des terres sauvages, même si l’on voyait Eve à l’horizon. L’unique chance pour la jeune femme fut encore qu’elle trouvât à se réfugier dans les ruines d’un hameau bordant le bourg. Or, le plus proche se situait au Nierbòsc, réputé maudit. C’était le lieu de naissance du mythique chevalier noir, là où, disait-on, ses parents trouvèrent la mort, tués par leur propre enfant.
— Non, insista alors maître Rainier, jamais je ne ferai l’erreur d’ouvrir les portes de nuit, le monde n’est plus le même, car la nature semble s’être liguée contre notre bon bourg que le Cataclysme a épargné. Non, je préfère avoir la mort de votre amie sur la conscience plutôt que de voir sombrer la cité dans les mandibules du dévoreur d’âme.
Ces déclarations lasses, empreintes de toute la tristesse de l’univers, ne convenaient pas à Kapris, l’ancien chevalier de l’Ordre de la Citadelle. Abandonner la jeune femme revenait à renoncer à ce pour quoi il se battait, cela allait à l’encontre même de sa pensée. Hors de question, la lâcheté l’horripilait, où donc se trouvait le courage, la témérité des hommes qui eurent lutté durant la guerre ? La réponse demeurait juste sous les yeux du vagabond, elle prenait forme là, avachie dans un fauteuil en osier, brisée et meurtrie.
Voyant le visage de son interlocuteur se tordre sous l’aiguille du reproche, maître Rainier assura lancer un groupe de recherche dès les premières lueurs de l’aube. La nuit s’annonçait longue, la journée suivante bien davantage, ainsi, Kapris prit son mal en patience et retourna à la ruine qu’il occupait. La prudence l’incitait à se préparer en conséquence.
C'est une bonne remarque vis-à-vis de Kapris !
Disons qu'il possède une bonne capacité de guérison, héritée du don d'immortalité. De plus, le peu de marques visibles sur le visage de Kapris s'explique en deux raisons essentielles :
La première étant la nature des ennemis qu'il combattit avant le Second Cataclysme.
La seconde est qu'il revêtait un heaume bien particulier, offert plus ou moins lors de l'acquisition de son don. Il l'a délaissé à l'Ordre de la Citadelle lors de son départ de ce dernier.
Un très bon début qui nous apporte un plus d'informations sur ton univers bien sombre.
Je m'aperçois que toi aussi tu as une contrée appelé les Terres Sauvages! ;-)
"Le grincement sordide des gonds de la poterne se projeta dans les ruelles, tel un cri d’agonie à la nuit tombante qui réveilla les morts et les esprits errants."
Quelle phrase d'intro! j'adore!
Petite remarque mais peut-être que je tape à côté.
"elles se muaient en quelque rumeur disgracieuse."
Le pluriel? Quelques rumeurs disgracieuses?
Merci et bravo!
A bientôt
Mes Terres Sauvages se nommaient Terres Corrompues du premier Cataclysme, jusqu'à la fin du Second. Comme la corruption n'est plus et que l'humanité explore de nouveau le continent, Terres Sauvages étaient le plus approprié (voilà pour la petite note à propos de l'univers) ;-)
Merci pour le compliment, ça fait plaisir !
Et concernant ta dernière remarque, quelque au singulier signifie une quantité indéterminée (une ou plusieurs rumeurs), donc cela reste au singulier. Une étrangeté de la langue française, où le singulier l'emporte sur le pluriel !
À plus tard !