Le Culte de Korag : Chapitre III

Par Rânoh

Maeva émergea lentement de l’empire des ténèbres où on l’avait jetée. Sa carcasse endolorie lui donnait la sensation de n’être plus qu’une pierre, une pierre brisée en une infinité de morceaux, en un banc de sable. Malheur aux braves et aux impétueux, ceux-là ne font pas de vieux os. Ces paroles résonnaient contre les parois de son crâne affligé, d’où venaient-elles ? Étaient-elles un lointain souvenir ou la voix d’une Sainte qui prenait pitié de sa condition ? Non, la chose demeurait pleinement audible, ancrée dans le réel, là, toute proche, la jeune femme pouvait sentir son souffle. Son visage enfoui dans les draps d’un matelas moelleux, elle fit un effort herculéen pour se redresser, les contusions et marques qui tapissaient sa peau la firent souffrir sous la pression exercée. L’environnement autour de celle-ci prit peu à peu forme, il était sombre et serein, coloré de somptueuses tentures et de fins tissus. Une odeur parfumée emplissait l’air, douceur citronnée et réconfortante qui venait chatouiller les narines de Maeva.

Soudain, elle se figea. Une main froide passa le long de son dos en une caresse duveteuse et attentionnée. Comme elle se retourna, son cœur bondit. Mais elle ne trouva qu’une fine silhouette avachie à ses côtés, entièrement nue, d’une pâleur immaculée et pure. À peine une étoffe lui couvrait les jambes, le reste s’exposait à la vue de qui pouvait le voir, splendide amalgame de chair et de formes féminines. Ses traits passèrent de la compassion à l’étonnement, les lèvres en cercle et les sourcils levés, comme s’ils prenaient conscience de leur erreur. Des joues saillantes et un nez fin ornaient cette beauté singulière, tandis qu’une aura de bonté en réchappait.

— Oh, mille excuses pour cette frayeur, s’écoulèrent des mots d’entre les mouvements délicats de sa bouche. Je ne voulais pas vous faire peur ni vous surprendre de la sorte.

Maeva plongea son regard dans les iris bleus et soucieux qui l’aspiraient au plus fort de quelque mystérieuse dimension. Elle n’était pas encore tout à fait éveillée, ni pleinement consciente, cependant, l’ancienne écuyère savait qu’elle ne supportait pas d’être tripotée par une autre femme.

— Je ne sais pas qui vous êtes, avertit-elle l’inconnue, mais je vous conseille de ne plus jamais poser la main sur moi.

Le visage de son interlocutrice se décomposa, des larmes coulèrent de ses yeux et son teint se mit à rougir. Elle pleurait. Plus surprenant, sa peine était indéniablement sincère, son cœur blessé par les paroles de son invitée. Cette réaction décontenança Maeva, elle n’avait pas l’intention d’attrister cette étrange personne, alors elle s’excusa, voyant bien que nul danger n'émanait de cet être. Les sanglots cessèrent petit à petit, apaisés par les formules de politesse qu’envoyait la Princalienne, qui ne manifestait qu’imperceptiblement sa bonne foi. Depuis les jours douloureux du Second Cataclysme, sa patience était devenue plus que limitée, peut-être inexistante même. Lorsque la femme nue se calma, Maeva lança une nouvelle salve de questions, afin de déterminer où elle se trouvait et qui était sa compagne de couche.

— Oui, il est malpoli de ne pas se présenter, fit alors la voix angélique. On me nomme Sibilha, je suis la grande prêtresse d’Ombra Negra, cette forteresse où vivent mes fidèles. Ce qu’il s’est passé hier, j’en suis navrée et prête à mettre ma personne à contribution pour réparer l’erreur de mes gens.

— Je veux simplement sortir d’ici, répondit placidement la blessée. Et récupérer mes affaires, c’est tout.

— Je vais faire mon possible pour répondre à vos attentes, mais je ne promets rien, personne ne sort d’Ombra Negra.

Sibilha se leva, coupant court aux paroles offusquées que s’apprêtait à rugir son invitée. Elle se débarrassa du drap qui la couvrait et s’étira, exposant aux timides lumières des bougies sa peau blanche sur laquelle retombaient ses cheveux d’or. Comme elle expirait, un bâillement s’échappa de ses lèvres, ses muscles se dénouaient et sa chair frémissait. Ses membres filèrent entre les ombres pour y tirer de riches vêtements, du plus beau et fin tissu antécataclysmique. La grande prêtresse déposa une étoffe azur sur le lit, tandis que les bras de son corps pénétrèrent les manches d’une magnifique robe blanche. Cette curieuse personne ressemblait aux fées des contes de la Nordique Princalas, la cité perdue. Comme ces fées, de Sibilha émanait une aura magique et singulière, l’on ne savait si la pureté de son apparence relevait de sa gentillesse ou d’une malice bien enfouie. Belle, presque fantomatique, un esprit matérialisé auprès d’une jeune femme en détresse, tout laissait à penser qu’il s’agissait de l’une de ces créatures. Il n’y avait alors rien d’étonnant à ce qu’elle se revendiquât prêtresse, ses pouvoirs eurent sûrement charmé les plus faibles, les âmes sans volonté ou égarées dans le monde de l’après-guerre.

Mais la jeune Maeva ne voyait pas d’un très bon œil les histoires de son enfance, les éthérés dont se méfiaient déjà ses aïeux. De fait, elle préféra rester prudente et examina avec soin la tenue qui lui fut offerte, craignant qu’elle ne fût enchantée ou maudite.

— N’ayez crainte, vibra la séduisante voix de la fée, vous êtes ici mon invitée, alors détendez-vous. Mieux vaut porter des habits dans cet endroit, où la maladie vous guettera.

En effet, l’ancienne écuyère sentit un courant d’air glacer ses os jusqu’à la moelle, l’air humide n’aidait guère à apprécier l’atmosphère du coin. Elle dut donc se résoudre à enfiler la robe azur. Cette dernière lui allait à merveille, tombant juste au niveau des chevilles, la tunique se resserrait parfaitement autour de ses hanches et mettait en valeur ses formes d’une subtile façon. Même si elle ne le montra pas, ceci lui procura un plaisir immense que de revêtir un tel habit, car cela faisait des années que son corps supportait un costume d’homme, au mépris de son sexe. Guerrière ou non, la sensation d’être sublimée par de jolis tissus demeurait toujours agréable, et elle se demanda si son ami Kapris la trouverait attirante ainsi. Maeva le savait à présent, Sibilha était une fée, en revanche, elle ne comptait pas se laisser amadouer aussi facilement.

La prêtresse l’invita ensuite à la suivre, celle-ci voulait lui faire découvrir son « petit royaume », comme elle l’appelait. De la chambre, elles arrivèrent à une modeste antichambre, dont l’odeur atroce se mélangeait à l’arôme citronné de la pièce précédente. Heureusement, les femmes ne firent que passer par là, et entrèrent succinctement en une plus grande pièce, où tables et meubles en tout genre s’assemblaient à la façon d’une salle de réception. La Princalienne y croisa les premiers habitants d’Ombra Negra, à tout le moins les premiers qui ne lui infligèrent pas de correction corporelle.

— C’est ici que je dîne avec mes fidèles du jour, commenta la maîtresse des lieux en guettant les réactions de son invitée. Parfois, mais c’est très rare, le grand prêtre vient nous rendre visite. Le dîner est un moment de partage entre tous les serviteurs de Notre Seigneur et Maître, j’espère pouvoir te convertir lors du prochain repas.

Maeva ne réagissait pas, du moins ne montrait-elle pas sa surprise et sa méfiance aux gens qui l’entouraient. Non, plutôt que de gaspiller de l’énergie à tordre son visage pour exprimer telle ou telle émotion, la jeune femme mémorisait la configuration de l’endroit, les issues, les armes potentielles. Son œil filait lentement d’un point à un autre, tandis que ses oreilles écoutaient distraitement le discours de la prêtresse. Ceux qui la croisaient lui souriaient et s’inclinaient à son passage, mais jamais ne lui adressèrent la parole. Ils dressaient le couvert du prochain repas et faisaient le ménage en grand, ici et plus loin. Au-delà de la salle à manger, se trouvait un véritable village, où mille tintements s’agrégeaient, forge, menuiserie, vannerie, un tas de serviteurs passait et travaillait. On ne manquait pas d’entrain, seulement, personne ne parlait. Les gens se croisaient et se côtoyaient sans ouvrir la bouche, pas même une salutation, un mutisme absolu. Beaucoup d’entre eux se dirigeaient machinalement à l’autre extrémité de l’avenue, comme des insectes attirés par le feu.

La prêtresse attrapa la main de Maeva et la tira dans cette direction, criant follement :

— Allons, allons, amusons-nous un peu, regarde, regarde !

Sans résister, l’ancienne écuyère se laissa guider entre les âmes discrètes, sous les flammes des torches et des lanternes suspendues. L’inquiétude ne la quitta pas, les rires rassurants de la fée ne changèrent rien à sa suspicion. Comment pouvait-elle se détendre, alors qu’elle ne savait ni où elle était ni pourquoi elle s’y trouvait ? Son unique désir restait de s’en aller, de s’enfuir à la première occasion, mais pour cela, il lui fallait mettre la main sur ses affaires.

— Là ! s’exclama Sibilha.

Le doigt de la femme pointa en direction d’un coin obscur, une foule nombreuse s’agglutinait pour voir le spectacle, une drôle de scène qui ne fut point du goût de Maeva. Elle sentit un bras, aussi frêle qu’une brindille, passer autour de sa taille à la manière d’un serpent, puis des murmures presque inaudibles au creux de son oreille. Collée contre elle, la prêtresse expliquait l’action dans les moindres détails, elle y prenait un plaisir tout particulier, presque licencieux, son corps se réchauffait. Cela étant, l’étrangère comprenait très bien la situation, elle l’épouvantait.

En haut d’une estrade, l’on marquait des hommes au fer rouge. Leur torse mis à nu révélait la fragilité de la nature humaine, la finesse de la chair et la vanité de leur existence. Ils se tordaient de douleur, les uns après les autres, lorsque l’intense métal écarlate souillait leur corps et liquéfiait la sensible couche charnue. Les braves hurlèrent tandis que la foule, émerveillée, applaudissait sans un mot. Quel drôle de divertissement ! Quelle horrible déchéance pour l’humanité ! Voilà pourquoi Maeva s’était battue jadis, pourquoi elle avait perdu un œil, son fiancé, ses amis et le reste de sa vie matérielle. Pour des déments, des êtres n’ayant aucune considération pour autrui. Rendus fous par la violence, avide de sang. Elle enrageait, ses nerfs se figèrent, mais elle ne broncha pas, jamais. Ses membres chauffaient de l’ardent désir de tout saccager. Elle maintint son regard vers ceux qui souffraient, ces pauvres hommes que l’on brisait comme de rien, eux. Son œil passait d’une victime à une autre, priant pour eux et leur âme, lorsque, au milieu de ceux-là, elle reconnut son ami Kapris.

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Arod29
Posté le 11/05/2024
Hello Rânoh!

Surprenant chapitre. Je ne m'attendais pas à ce que la situation de Maeva évolue de cette façon. Sibilha est vraiment un personnage intriguant.
Toujours aussi bien écrit. Un plaisir!
Merci! A bientôt
Quelques remarques:
"Non, la chose demeurait pleinement audible, encrée dans le réel" Ancrée j'imagine plutôt.

"nul danger ne réchappait de cet être" Réchapper ne doit pas être le bon verbe ici.

"s’échappa de sa fente buccale" Alors ici c'est plus un ressenti personnel, autant j'aime trouver et lire des formules qui sorte de l'ordinaire, autant ici fente buccale je trouve que ça ne va pas avec ton style poétique mais ce n'est que mon avis! ;-)
Rânoh
Posté le 11/05/2024
Salut, merci pour ton commentaire et les précédents !

Je trouvais intéressant de sortir de l'archétype classique de l'amie en détresse, afin de créer quelque chose d'unique. Cela me permettait aussi de donner de nouvelles indications sur l'ensemble de l'univers, en explorant ce monde souterrain.
Merci pour les remarques, je vais corriger de ce pas.

À plus !
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