Durant les sombres événements du Second Cataclysme, Sainte Lycorias apprenait aux Hommes à dédaigner la vengeance, à considérer ce sentiment comme maléfique et dangereux. Car celui-ci n’était, à ses dires, que le germe d’une spirale de violence, et le fruit de cette plante ne pouvait être que la folie, la perte de soi. Mais, comment résister à l’attrait de Vengeance, si belle et si charmante, en voyant ses proches brutalisés, scarifiés, marqués par une horde dégénérée, inhumaine ? Maeva ruminait sa haine au fond de son cœur en pensant à la Sainte. Que faire, qu’aurait-elle fait ? Car la jeune femme se trouvait dos au mur, non contente de se libérer de ce puits de démence, elle avait désormais le devoir de faire sortir Kapris et ses compagnons. Sa marge de manœuvre était mince, cependant, l’affection que portait la grande prêtresse pour sa personne lui offrait un avantage indéniable. Sans tomber dans la perfidie, l’ancienne écuyère pensait trouver en Sibilha la clef de son salut. Assise sur le lit de cette dernière, elle concocta un plan d’action, laissant de côté l’hostilité qu’elle portait à cet endroit et à ses gens. L’urgence était de prendre contact avec l’immortel, son bon ami.
La porte de la chambre s’ouvrit, une silhouette apparut dans la semi-obscurité, un corps enroulé dans un drap aussi blanc que la chair qu’il dissimulait à peine. Cette forme éthérée se fit plus distincte à la lumière vacillante des bougies, sa posture trahissait une certaine inquiétude, elle se précipita aux genoux de la prisonnière. La grande prêtresse d’Ombra Negra attrapa ses mains et les serra.
— Pardonnez-moi, fit-elle en sanglotant. Je ne suis que l’humble esclave servile du Maître, mon aveugle dévotion est à l’origine de votre peine, car l’être de chair qui s’incarne ici sait que les non-croyants ne supportent pas la vue du marquage des corps.
Sa peine était sincère, car elle pleurait vraiment, son faciès humide et rougi par la douleur qui accompagnait ses paroles. Il était curieux de voir une créature à la fois si douce et si cruelle, belle et sadique, venir s’excuser non pour ses crimes, mais parce qu’ils furent révélés trop tôt. Hélas pour cette fée des cavernes, la marque apposée sur la chair de Kapris s’était aussi gravée dans le cœur de son amie. Il n’y avait qu’une façon trouver réparation. Sibilha cessa ses pleurs, le visage collé contre les jambes de son invitée, elle prit une profonde respiration, puis se releva. Il ne s’agissait plus de la femme sensible de tantôt, sa prestance retrouvée était celle de la grande prêtresse, ses dires confirmèrent ce changement de ton.
— J’ai parlé de vous au grand prêtre, il en fut si émerveillé, qu’il a décidé de se joindre à nous pour le dîner. De plus, il sera plus simple de vous convertir si nous sommes deux. Venez, le couvert est déjà prêt, on n’attend plus que nous.
Autour de la table, emplie de couverts et d’une modeste nappe en toile, une dizaine d’invités attendait en silence l’ouverture du banquet. Les regards se tournaient naturellement vers la captive, des yeux curieux trônaient au-dessus de sourires de bienveillance, sans un bruit ou presque. Seuls les deux religieux conversaient, ils s’enthousiasmaient à propos des rites et de la forme convenable pour rendre le culte à leur dieu sadique.
— Bien, mes amis, déclara le grand prêtre en se levant de sa chaise. L’heure est à la conversion de notre très singulière invitée, cette femme est un exemple pour nous, même si elle ne le sait pas encore.
Le grand prêtre était vêtu, comme sa comparse, d’une longue et élégante tunique blanche. À l’instar de Sibilha, son crâne s’ornait d’une perruque blonde, et ses yeux bleus brillaient de cette effrayante lueur fanatique. Cependant, il conservait une posture plus autoritaire, plus sûre, en dépit de son jeune âge, car il était le plus jeune autour de la table, et du bras droit qui lui manquait. Il s’exprimait avec un accent que Maeva ne reconnut pas, sans doute venait-il de Saria, car la femme ne connaissait personne qui en était originaire. Loin de vouloir se laisser faire, la Princalienne prit l’initiative :
— Un exemple ? Je ne prie même pas le dieu auquel je crois, auquel je pensais croire.
— Cela n’a rien à voir avec la dévotion consciente, précisa la prêtresse de sa douce voix. Vous avez fait don d’une partie de votre corps à Notre Seigneur.
L’ancienne écuyère porta mécaniquement sa main sur son cache-œil, chose qu’elle ne faisait plus depuis des années déjà. Elle ne comprenait pas la démarche de ses interlocuteurs, les amputés se comptaient par milliers depuis le Cataclysme, cela n’avait rien d’exceptionnel. De ce fait, Maeva se contenta de hausser les épaules.
— Ce n’est pas tout, ajouta le prêtre. Un bras, une jambe, les deux, les infirmes courent les terres sauvages de nos jours. Or, les femmes borgnes en provenance du Nord sont, admettez-le, infiniment plus rares. Je m’explique.
Et tandis que l’homme, prenant un air grave, tournait autour de la table en fournissant son lot d’éclaircissements, les serviteurs commencèrent à affluer dans la pièce, les bras chargés de mets odorants. Ils arrivèrent à point nommé, car la captive mourait de faim. L’on déposa un bon morceau de viande sur sa tranche de pain. Il sentait les herbes aromatiques et s’accompagnait de champignons. Sans demander son reste, elle attrapa sa fourche et piqua dans la pièce, sous le regard émerveillé de Sibilha.
— Les murs nous parlent, c’est ainsi que nous connaissons les désirs du Maître, ses volontés immuables, depuis sa venue en ce monde. Oui, les anciens savaient comment l’honorer, dans leur grande bonté, ils ont figuré dans l’immortelle pierre, les rites, les gestes et les prophéties hérités de Notre Seigneur en personne. Or, l’humanité s’est liguée contre lui durant le Cataclysme. Avec l’aide honteuse d’un dieu mort, elle a repoussé les légions envoyées pour la détruire, pour la dévorer. Pour nous punir de cet affront, le Maître a maudit l’unique lieu épargné sur tout le continent, rendant la région inhospitalière, sauvage.
Cette viande possédait un goût particulier, fort plaisant, d’autant qu’il parut cuisiné par une main de maître, offrant une étonnante intensité de saveurs. Maeva se rassasia entièrement de ce plat, oubliant presque sa condition, une oreille distraite oyait le discours du prêtre, tandis que son œil croisa le regard insistant de son homologue. Gênée, la jeune femme empoigna lentement sa coupe pour en avaler le contenu, puis s’arrêta net. Elle connaissait cette odeur, cette puanteur atroce, jadis, elle s’y était accoutumée.
— Les anciens déversaient des rivières de sang, ces rivières se rejoignaient pour former des fleuves et le Maître s’en délectait. Puis, ils offraient la chair de leurs ennemis, purifiée par un sacrifice rituel, et le Maître s’en délectait. Ces rites permettaient de capturer l’âme du sacrifié, l’empêchant de se réincarner. Prise, le Maître s’en délectait.
Ces paroles fusèrent dans l’esprit de la prisonnière comme elle comprit la teneur du banquet. Elle tenait un gobelet empli de sang, tandis que la viande, savoureuse, provenait de restes humains. Cette fois-ci, la jeune femme fit de grands efforts pour dissimuler ses émotions, le haut-le-cœur qui montait, la nausée qui lui fit tourner la tête. Sa main s’abaissa et remit le gobelet à sa place, d’un geste fluide et sans panique, avant de tourner son visage vers Sibilha en lui adressant un sourire hypocrite. Cette dernière en fut ravie à en rougir de plaisir, c’était une manière pour Maeva de sous-entendre sa compréhension de la situation, de donner l’illusion de son assentiment. Cependant, elle sentit que le repas, si voracement consommé, tentait de refaire surface.
— Pardonnez cette interruption, déclara-t-elle en se tenant le ventre. Poussée par la faim et les délices que le banquet offrait, je crains avoir mangé un peu vite.
— Au deuxième étage, ma chère, fit la prêtresse, la première porte vous mènera au réseau d’égout des anciens. Demandez votre chemin si vous vous perdez, nous reprendrons à votre retour.
L’étrangère fit un signe de tête aux invités, puis fila par la porte menant à l’extérieur, qu’elle prit soin de refermer après son passage. Dehors, elle se pencha, la main posée contre le mur le plus proche, Maeva luttait pour ne point salir le sol. Cet endroit, Ombra Negra, n’était rien qu’un repère de déments, un lieu où les fous, les âmes brisées, se réunissaient pour honorer leur dieu. Lorsque sa condition le lui permit, la jeune femme se redressa, balayant le flot de pensées morbide qui emplissait les parois de son crâne. Le temps lui faisait défaut, tergiverser ne servait à rien, on avait besoin de son aide. Ses pas la menèrent à l’escalier évoqué par la prêtresse, il s’agissait d’un grand ouvrage étroit, haut de plusieurs dizaines de mètres, soutenu dans son ascension par les murs de la « tour ». La chose tournoyait jusqu’à l’invisible sommet. Comment retrouver Kapris là-dedans ? Peu importait, elle se hâta de grimper les marches, deux par deux, filant entre les flammes orangées qui dansaient à son passage, elle arriva vite au premier plateau. Hélas, les deux ouvertures qui éventraient la pierre ne menaient qu’à une champignonnière et à un puits. Elle ressortit donc avec autant d’ardeur, craignant d’éveiller l’inquiétude de ses hôtes.
Ce fut à cet instant qu’elle comprit. En face, et tout autour de sa personne, de colossales fresques en bas-reliefs se dessinaient à la lumière des flammes. De là où la captive se tenait, elle distinguait sans mal les personnages d’une succession de scènes. À droite, l’on apercevait une rangée disparate de femmes, leurs longs cheveux ondulés couverts d’un voile. Des yeux de ces visages aux traits nubiles, un flot incessant de larmes s’écoulait, tombant une première fois dans le creux de leurs mains jointes. Les larmes débordaient tant il y en avait, alors elles continuaient leur descente sur le sol, où elles se mêlaient au courant d’un fleuve en amont. Ce fleuve prenait sa source en une montagne de corps inanimés, démembrés, déchiquetés par la violence d’une bataille oubliée, elle déversait un torrent de sang sur la terre où seules restaient les femmes. Ces veuves, éplorées par l’idiotie de leur amant, étaient dominées par une figure répugnante, une sombre masse de chair composée de bras, de jambes et de visages hurlants, qui se nourrissait tant de sang que de larmes. Absorbée par l’horreur de l’œuvre et de l’être suprême, Maeva manqua presque l’ultime détail, celui-ci n’accrocha son œil qu’au moment de son départ. Car derrière les veuves, se tenait un personnage singulier. Son apparence féminine ne trompait guère quant à son sexe, cependant, elle ne pleurait pas, non, un large sourire s’étirait sur son visage couvert d’un cache-œil, tandis qu’en sa main elle tenait une lame plantée dans le dos des pleureuses. Sur sa poitrine, le symbole géographique désignant le Nord, celui-là même qui figurait longtemps sur le blason de Princalas, la cité natale de Maeva.
Et oups, je n'avais pas compris que Kapris faisait partie des prisonniers. Il ne peut pas gagner à tous les cas, j'imagine...
Kapris est certes doué et expérimenté, il n'en demeure pas moins homme, avec ses faiblesses...
Merci encore pour tes commentaires !
Comme toujours, ton style fait merveille. Je m'attendais bien à l'origine de la viande du repas mais c'est vraiment bien amené et on ressent le même dégout que Maeva.
Sibilha est vraiment un personnage à part, une réussite!
La fin du chapitre est excellente!
Ça me fait plaisir, aussi, que Sibilha soit à la hauteur, je l'ai imaginé, au départ, pour être ma principale antagoniste. Cela étant, puisque je voulais placer mon récit dans un cadre crédible, je suis allé plus en profondeur pour la concevoir. Ce fut un exercice très plaisant !
Merci encore et à plus tard !