À bout de nerfs et pressée par le temps, Maeva trouva les geôles au troisième étage, enfin. Sa robe était trempée de sueur et ses cheveux noirs, ébouriffés par l’ascension, retombaient sans logique devant et derrière ses épaules. En guerrière expérimentée, elle ne s’accorda nulle pause, préférant s’avancer aux barreaux rouillés des cellules pour commencer son inspection. L’œil noisette de la jeune femme passa en vitesse sur les visages tristes des prisonniers, leur posture recroquevillée témoignait de la douleur qui les affligeait. C’était une douleur pleine de rancœur, non de désespoir, car la tension de leur muscle trahissait l’ardent désir de rendre les coups, les marques et autres vices. Il y avait en eux l’âme de combattants, aussi la femme devina-t-elle qu’il s’agissait de gardes Évéens.
— Toi, là-bas, souffla-t-elle en silence. Tu es Évéen ? Où est Sire Kapris ?
Les corps brisés s’agitèrent, l’évocation seule de ce nom suffisait à éveiller un soupçon de combativité chez ces vétérans du Cataclysme. Pieds et poings liés, ils firent un effort surhumain pour se tourner vers l’unique lumière de leur sombre journée. Plus loin, une voix murmura :
— Maeva, je suis là. Tu es vivante, Helrate soit loué. Comment es-tu sortie de ta cellule, ils t’ont fait du mal ?
— C’est une histoire à raconter autour du feu l’hiver, Kapris, répondit-elle sans sourciller. Écoutez-moi tous, ce soir, ces déments vont vous sacrifier au nom, je le crois, de l’infâme Korag, le dieu maudit. Je vais profiter de la cérémonie pour nous sortir d’ici, mais il me faut une arme.
L’ancien chevalier désigna un coffre du menton, à proximité de l’entrée. Selon lui, les gens du coin n’avaient montré aucun intérêt aux possessions matérielles des captifs, ils s’étaient contentés de les entasser là-bas. Maeva, se dirigea vers le meuble désigné et l’ouvrit, faisant preuve d’une douceur digne de Sainte Lycorias en personne, sans le moindre grincement. Dedans, en dépit de la pénombre, elle y trouva juste ce qu’il lui fallait pour exécuter son plan d’action. Profitant d’être couverte par l’obscurité, elle défit sa robe et son corsage pour enfiler le harnais de son ami Kapris. L’ancienne écuyère attrapa l’un des pistolets de son vieux maître, puis le chargea d’un cœur de Nymphe. Enfin, une fois la munition insérée, elle glissa l’arme à l’intérieur de son étui. Par mesure de discrétion, elle laissa la deuxième tìu de côté. Prête, elle renfila sa robe, mais laissa ici son corsage, le harnais demeurait suffisant, et promit à tous de les libérer avant de filer par l’unique ouverture dans le mur. Voir Kapris, même dans cet état, la soulagea d’un poids immense, son cœur en était apaisé. Elle pouvait désormais se concentrer sur sa tâche.
À son retour au banquet, Maeva trouva les prêtres en pleine discussion à propos de la réserve d’eau, car celle-ci avait tendance à déborder du fait des incessantes précipitations de la région. Le débat tourna court quand la jeune femme gagna sa place, bien décidée à ne plus toucher au repas. Sibilha tira sa chaise pour se rapprocher d’elle et caressa ses cheveux noirs, avant de lui murmurer :
— Alors, l’avez-vous vue ? Êtes-vous restées longtemps en sa compagnie ?
La Princalienne se figea comme un sourire naquit sur les lèvres de la prêtresse. Son œil fixait le visage pâle dont elle sentait le souffle, l’arôme citronné, et surtout, la chaleur qui montait de son corps. Elle se sentait prise au piège, incapable de produire une réponse, les minces espoirs de fuite venaient de s’envoler en un instant. Cela étant, l’expression curieuse qu’affichait son hôtesse différait de tout sentiment de reproche. L’ancienne écuyère baissa enfin la tête, ses neurones s’activaient à chercher une échappatoire. Puis, passant ses récents souvenirs en revue, elle comprit la teneur des questions posées.
— C’était étrange, souffla-t-elle. Perturbant même.
— Imaginez un peu mon ressenti quand je vous ai vue la première fois, je pensais mes derniers instants arrivés, quelle extase ! Hélas, vous n’aviez pas conscience de ce que vous étiez.
Sibilha se pressa davantage contre l’envoyée du Maître, sa peau blanche suait à grosse goutte, brûlante, la femme se tordait sur sa chaise, se mordant les lèvres à s’en faire saigner. La pauvre Maeva ne pouvait plus rien faire, prise dans l’étreinte de la démente, elle hésita presque à dégainer son arme pour se sortir de ce mauvais pas. Elle se ravisa cependant, songea à Kapris et aux souffrances qu’il avait endurées. Sa volonté resta ferme, elle allait libérer ses amis, quitte à supporter la présence de l’être débauché dont la respiration s’accélérait dangereusement. Mais lorsqu’une main se posa sur le haut de sa jambe, elle ne put réprimer un sursaut qui la fit heurter la table de plein fouet, renversant les gobelets et secouant les couverts en métal. Le prêtre interrompit son sermon, ses yeux azur filèrent du côté de son homologue et ce qu’il vit le fit rougir de colère. Cependant, l’homme se calma immédiatement, arborant à présent une posture plus accusatrice qu’irritée.
— Veuillez refréner vos pulsions, ma chère, lança-t-il haut et fort. D’autant plus à quelques heures de la cérémonie, gardez votre frustration, faites-la monter, le sacrifice n’en sera que plus beau.
Les paroles du prêtre heurtèrent la sensibilité de la prêtresse, dont les larmes s’écoulaient déjà le long de ses douces joues. Le banquet se termina sur cet incident, Maeva fut priée de raccompagner sa geôlière dans ses appartements en attendant l’heure de la cérémonie nocturne. De fait, les deux femmes passèrent le reste de la journée autour du lit aux draps défaits. Une fois remise de ses émotions, Sibilha s’affaira à parfaire l’éducation religieuse de sa nouvelle amie, étape essentielle pour comprendre le rite du sacrifice. Elle disserta de longues heures, parlant avec dévotion du Seigneur, de la mort, de la souffrance, de la tristesse, du péché des Hommes durant le Cataclysme et de la nécessité des sacrifices rituels. Au détour de la conversation, qui révéla à la captive l’ampleur de la démence de ces gens, celle-ci posa une question :
— Sibilha, vous dites que les adeptes de votre maître consentent au don d’eux-mêmes, la langue en règle générale, l’œil dans mon cas. Mais, et vous ?
L’interrogation porta un élan de gaieté au sein de la jeune dame, qui gloussa tandis qu’elle changeait de tenue en vue de la cérémonie. Alors qu’elle nouait les nœuds de sa tunique, elle fit entendre sa réponse.
— C’est plus que mon corps que j’ai donné au Maître, c’est ma vie et le don de réincarnation propre à chacune des femmes. Je suis infertile depuis toujours, il s’agit du plus beau cadeau de Notre Seigneur, n’est-ce pas ?
— N’est-ce pas ? répondit la Princalienne qui pensait que plus rien ne pouvait l’outrer.
En effet, Sibilha est bien gratinée, cependant, n'est-elle pas seulement une victime de plus du Cataclysme ? Certaines âmes faibles se tournent parfois vers la première main secourable (même maléfique) pour espérer panser les blessures de l'esprit. Dans ce cas, il est vrai, la plaie s'est infectée !
C'est marrant, ce culte de Korag me fait penser à l'univers de Conan le barbare!
Toujours aussi bien mené. L'idée des mutilations comme offrande au Dieu est excellente.
On reste en haleine! Et toujours cette fascinante Sibilha!
Merci!
A bientôt
Tu ne te trompes pas en voyant du Conan dans mon écriture, car je suis un grand lecteur de Robert E.Howard. L'idée de ces aventures avec Maeva et Kapris m'est venue en lisant, il y a quelques années, celles de Solomon Kane.
Merci à toi, pour tes commentaires et ta fidélité !