Sa sœur et elle dormaient toutes les deux dans la même pièce, aussi fit-elle de son mieux pour ne réveiller personne. Le plancher en parquet craquait dangereusement sous ses pieds et chaque petit bruit faisait sauter son cœur. Elle s’arrêtait quelques secondes à chaque pas, s’assurant qu’Hermance, juste à côté, dormait toujours paisiblement. Cependant, alors qu’elle arrivait presqu’à sortir de la chambre, sa sœur gémit. Adélaïde retint sa respiration pendant un moment. Elle espérait que la pénombre la camouflait assez pour que son aînée ne remarque rien. Fort heureusement, elle bougea simplement et n’ouvrit pas les yeux. Soulagée, la fugueuse reprit sa route et franchit le rideau qui faisait office de cloison entre le couloir et leur chambre. Son sac de toile, juché sur son épaule, ne contenait que quelques fruits secs, du pain, des allumettes et une outre d’eau. Si dynamique et impatiente qu’elle fût, Adélaïde se fit d’une extrême discrétion et dut prendre sur elle pour ne pas accélérer le pas. Jamais elle n’avait descendu les escaliers avec tant de lenteur, mais son père, juste à côté, ne devait absolument pas sortir de son sommeil.
Enfin, juste après la traversée périlleuse du salon- qui amplifiait les sons facilement-la jeune fille s’approcha de la porte d’entrée. L’épreuve fatale était là, car cette traîtresse pouvait pousser un grincement bien trop audible à son goût. Elle tourna doucement la poignée, puis la ramena vers elle avec autant de précaution. Elle fit quelques arrêts lorsque les gonds émettaient un bruit trop important. Adélaïde ouvrit juste assez pour permettre à sa silhouette de passer. Mais alors, ce qui devait arriver, arriva. Des pas se firent entendre dans le petit escalier qu’elle venait de descendre. Ils essayaient nullement de se faire discret. Figée, la jeune fille se demandait bien ce qu’elle allait pouvoir répondre quant à sa présence ici, au beau milieu de la nuit, avec un baluchon et les sandales aux pieds.
- Adélaïde ?
La voix d’Hermance parlait presque comme en plein jour, ce qui fit frémir sa sœur. D’un geste sec de la main, elle la fit taire, voyant qu’elle ouvrait de nouveau la bouche. Elle l’invita à la rejoindre dehors si elle voulait de plus amples explications. Poussée par la curiosité, la jeune femme traversa la pièce, avec un peu plus de prudence cette fois-ci. A l’extérieur, les étoiles brillaient de tout leur éclat et la température était agréablement douce. La porte ne fut qu’un peu poussée, pour ne pas prendre le risque de déclencher le moindre bruit en la fermant complètement.
- Vas-tu me dire ce que tu fais ? Le ton était sans appel et Hermance prenait cet air condescendant qu’Adélaïde haïssait tant. Sa question dissimulait un léger reproche, mais elle essayait avant tout de ne pas trahir sa propre émotion.
- Et toi donc ? Pourquoi te lèves-tu ?
- Tu m’as réveillée, répondit-elle. Mais ça ne me dit toujours pas la raison de ta présence ici, à une heure pareille.
Adélaïde regardait fixement ses pieds et était soumise à une intense réflexion. Elle savait que si elle disait la vérité, sa sœur ferait tout pour l’empêcher de réaliser son projet. En même temps, tout au fond d’elle, elle sentait qu’elle devait lui dévoiler.
- Je compte partir à la recherche de Maman, dit-elle franchement, droit dans les yeux.
Hermance, interloquée, ne sut même pas si elle devait rire ou pleurer devant une telle affirmation, dite de sang-froid. Encore sous l’effet du sommeil, elle restait calme pour l’instant, bien qu’Adélaïde, elle le savait, ne tarderait pas à la réveiller complètement. Elle connaissait trop bien sa sœur pour savoir qu’elle ne riait pas, bien qu’elle fût tout à fait capable de faire ce genre de plaisanterie. Non, ici elle était bien sérieuse et se préparait réellement à partir. C’est pourquoi elle ne chercha pas à comprendre son état d’esprit, mais demanda directement :
- Comment veux-tu ? Sais-tu seulement ce que cela signifie ? Adélaïde se bornait à la dévisager. Le petit moment de silence qui suivit aida Hermance à éclaircir son esprit, et prendre conscience de ce qu’il l’entourait. On entendait les grillons au loin, une petite brise soufflait sur leur peau, et tout près d’elle, la maison était parfaitement calme. A côté de ce joli tableau, sa sœur voulait fuguer, à la poursuite des Boétiens, pour retrouver Victoire ; elle, une jeune adolescente. Demeurant sans réponse, Hermance poursuivit.
- Crois-tu réellement être utile en faisant cela ? Tout ce que tu risques, c’est de te perdre et nous aurons deux membres de la famille en moins…
La gorge de la jeune femme se serra à cette évocation. Sa sœur se rapprocha de son visage, la fixant toujours de ses yeux bleus.
- Je sais que c’est la bonne chose à faire. Je ne peux pas passer d’autres jours sans agir, en sachant l’état où se trouve mon pays. Maman est certainement en danger, mais je pars aussi pour aider Sauteras car je sais que j’en aurai l’occasion.
- Mais Adé, tu as quinze ans.
Le visage d’Hermance se fit presque tendre ce qui offensa au plus haut point Adélaïde. Oui, elle était jeune, ce n’était qu’une adolescente, mais si elle ne se levait pas, qui le ferait ? Elle prenait à cœur cette quête et voulait à tout prix changer la situation terrible que tous les habitants subissaient.
- Je sais que tu me vois comme une jeune fille immature. Effectivement tu l’étais certainement plus que moi à mon âge, mais je suis aussi capable de réflexion. Je n’agis pas toujours sur un coup de tête, et ici c’est ma raison et mon honneur qui me guident avant tout.
Adélaïde se rapprocha encore de sa sœur, si bien que chacune d’elle pouvait sentir la respiration de l’autre.
- A quoi joues-tu enfin ? dit-elle dans un murmure.
-As-tu entends Bariza, Hermance ? Il a dit que quelqu’un devait se reconnaître dans cette mission, car des héros étaient déjà venus. Je me suis reconnue. C’est moi qui dois y aller. Je ne sais pas si je réussirai, mais je serai être lâche si je refusais.
- Mais qu’est-ce que tu racontes ? Qui pourrait t’en vouloir de ne pas partir ? Et toi, l’as-tu entendu ? Il a aussi parlé du courage de ne rien faire. Papa ne laisserait certainement pas sa propre femme aux mains des Boétiens, il fera quelque chose.
- Papa fera ce qu’il voudra, moi j’irai. Les autres n’auront pas à cœur de la retrouver comme nous.
- Comment peux-tu dire ça ? S’exclama Hermance indignée, en retenant d’un bras sa sœur qui faisait mine de s’en aller.
Adélaïde plaqua sa main sur les lèvres d’Hermance, emportée par son émotion. Elle montra du doigt la fenêtre des garçons, juste au-dessus. Elle donnait directement sur le chemin et le son de leurs voix pouvaient facilement les atteindre.
- Il y en a qui sont faits pour l’action, d’autres non. C’est évident que sa déclaration ne s’applique pas à tout le monde. Et pourquoi tu ne me laisses pas partir ? Ton attitude est aussi étrange et incompréhensible que la mienne. Si tu voulais vraiment me retenir, tu pourrais appeler Papa à grands cris. Or, tu te tais et tu es presque tentée de me suivre, chuchota-t-elle encore plus bas que l’instant précédent.
Effectivement, Hermance se taisait et n’était pas dans son état normal. Sa peau généralement cuivrée avait pris une coloration blanchâtre, et ses joues étaient en feu. Elle paraissait lutter intérieurement.
- Parce que malgré tout, toi aussi tu te sens appelée.
- Et penses-tu à Papa ? répéta-t-elle. Comment crois-tu qu’il se sentira après avoir perdu deux de ses enfants ? Ne vois-tu pas que tu prends ta décision beaucoup trop rapidement ?
- Nous y voilà, nous sommes deux désormais, dit Adélaïde, un demi-sourire sur les lèvres. Tu me questions, je te réponds, parce que tu veux que je te guide.
- Cesse de te moquer. Tu sais bien que ce n’est pas réalisable. J’essaie de te raisonner, car moi je préfère réfléchir plutôt que de me lancer tête baissée sur des routes que je ne connais même pas.
- Si nous attendons plusieurs jours, les traces des Boétiens seront bien moins claires. À quoi cela sert-il d’attendre si on sait déjà que c’est la bonne décision ?
- Tu n’as pas pris le temps de méditer là-dessus, ce n’est pas prudent, et je crois que la patience devrait être un peu plus de la partie ! Tu parles comme si tu allais sur la place du village, et tu as quinze ans !
- Calme-toi ! trancha sa sœur, regardant de nouveau la fenêtre.
Mais trop tard, car, quelques secondes plus tard, on distinguait le mouvement du loquet, à l’intérieur de la chambre. Un carreau s’ouvrit, laissant apparaître la tête brune d’Ephrem.
-Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il.
Adélaïde fusilla sa sœur du regard, mais n’eut pas un mot pour son frère. Toutes deux savaient qu’il ne tarderait pas à les rejoindre… Leur dialogue continuait presqu’au fond de leurs yeux. Adélaïde en avait plus qu’assez d’argumenter pour sa cause, mais pensait très sincèrement qu’Hermance devait se joindre à elle. Cette nuit renfermait quelque chose de magique, et, selon la jeune fille, aucun événement ne pouvait être l’effet du hasard au moment présent. Si sa sœur s’était réveillée, la mission lui incombait également. Cependant, elle parvenait à comprendre son inquiétude quand son frère, un peu plus jeune, s’était levé à son tour. La responsabilité tombait sur ses épaules, et imaginait un peu plus ce que pouvait ressentir Hermance. Mais elle restait fidèle à ses idées malgré tout, car le destin semblait incapable de la trahir, c’était une certitude. Sa confiance demeurait inébranlable. Le privilège que Bariza leur avait fait, en leur expliquant l’origine des Boétiens, renforçait son impression d’être appelée. C’était même bien plus qu’une impression. Aucun autre habitant n’avait pu bénéficier de cet enseignement, aussi paraissait-il parfaitement clair qu’une mission spécifique leur était confiée. Certes, ce qu’elle s’apprêtait à accomplir et où elle emmènerait les autres était loin d’être anodin, elle le savait plus que ce que sa sœur soupçonnait, mais cela sonnait incroyablement juste. Leur mère s’était sacrifiée pour eux, pour qu’ils échappent aux Boétiens, et désormais c’était à eux de lui venir en aide. Rien n’était plus simple et plus logique que cela.
- Je ne dormais pas très bien, dit-il quelques minutes plus tard, lui aussi tout habillé.
Ce fut comme si Ephrem n’était jamais arrivé. Leurs yeux étaient encore accrochés l’une à l’autre, et elles s’accusaient mutuellement de l’incident. Le reproche était le même : « tu as gagné, comment vas-tu lui expliquer maintenant ? »
- Je croyais que ta culpabilité t’avait quitté… Je croyais que tu acceptais enfin la réalité, si dure soit-elle… reprit doucement Hermance.
- Mais sais-tu pourquoi elle m’a quitté ? Que t’imagines-tu ? Que mon caractère est assez docile pour accepter, purement et simplement ?
En écoutant les propos échangés et observant la tenue d’Adélaïde avec son baluchon, mais aussi l’accoutrement d’Hermance qui était habillée tout comme elle, Ephrem, l’esprit vif, commençait à comprendre. Sa sœur interrogeait l’adolescente du regard.
- Je me suis trouvé une nouvelle mission. Pourquoi me sentirais-je encore coupable, puisque je vais tenter tout mon possible ? Quelquefois il faut savoir prendre des risques, et passer outre la patience et la prudence, qui ici nous empêcheraient d’agir.
- Je suis avec toi, l’encouragea son frère.
Hermance prit une profonde inspiration, agacée. Elle se contenait du mieux qu’elle pouvait mais ses nerfs étaient mis à rude épreuve. La jeune femme voulait les convaincre que leur entreprise était de la folie, mais une part d’elle-même voulait se laisser persuader.
- Ecoutez, vous deux. Nous ne sommes pas dans l’une de vos entourloupes. Ce que vous vous apprêtez à faire est dangereux, nos vies seront mises en jeu. Retrouver Maman est déjà au-dessus de nos moyens, mais tu prétends en plus de cela aider Sauteras ? Tu n’es pas orgueilleuse à ce point dis-moi ?
- Ce n’est pas de l’orgueil Hermance. Si tu as peur pour nous, tu n’as qu’à nous accompagner.
- Tu sais bien que je ne peux pas… J’ai Aymeric.
Adélaïde fut touchée, mais elle ne pouvait se laisser aller aux sentiments. La place de sa sœur n’était plus à Hure, et elle devait le comprendre.
- Si je vous accompagne, je dois au moins lui écrire une lettre…
- Tu sais bien que tu ne peux pas. Pas maintenant, du moins. Papa ne doit pas être réveillé.
Le menton d’Hermance trembla. Elle essayait de se retenir de pleurer, mais l’idée d’abandonner son fiancé lui déchirait le cœur. Elle ne pouvait se résoudre à choisir entre laisser son frère et sa sœur insouciants seuls, ou trahir Aymeric.
- Je lui ai promis de ne pas repousser le mariage, il a fait le même geste pour moi. Je suis lié à lui. Notre avenir dépend de nos décisions, comment pourrais-je me permettre de tout gâcher ?
- Il devra comprendre Hermance, laisse l’appel te guider.
Des larmes roulaient maintenant sur ses joues. C’était le début de son acceptation. Elle réalisait qu’une véritable quête lui était livrée par des forces inconnues, et qu’elle avait déjà dit au revoir à son promis. Aujourd’hui avait été leur dernière rencontre. Elle hocha finalement la tête, en signe d’entendement. Ephrem, presqu’excité par cette entreprise, se proposa d’aller à la cave pour d’autres réserves. Hermance voulait écrire une lettre à leur père pour tout lui expliquer, ce qui, de son point de vue, ne coûterait rien. Mais Adélaïde refusait toute autre intrusion dans la maison, et, affaiblie, la jeune femme se laissa dominer par la volonté de sa sœur. Lorsque leur frère revint, chargé du strict nécessaire, tous trois se regardèrent intensément. La fille cadette, à l’initiative de cette aventure, se sentit dans l’obligation d’ajouter un dernier mot. Ce qui se préparait devant eux changerait pour de bon leur perception du monde et le cours de leur vie. Un acte solennel semblait alors être le bienvenu.
- Maintenant, promettons d’aller jusqu’au bout de notre mission.
-Ça suffit, Adélaïde, tu en fais déjà trop…
- Non. C’est justement toi qui as parlé de l’ampleur de ce que nous faisons. Si tu n’es pas capable de prêter serment, tu ne pourras jamais suivre.
Ephrem cracha par terre et parla aussi haut que l’autorisait la discrétion.
- Je promets d’aller jusqu’au bout de notre mission.
Adélaïde lui sourit et lui ébouriffa les cheveux.
- Promets-le également alors. Tu ne fais pas exception à la règle.
- Je promets d’aller jusqu’au bout de notre mission. À ton tour.
La jeune femme promit. Puis, ayant tous trois leur baluchon sur les épaules, ils partirent dans la nuit avec un dernier regard pour leur village, qu’ils n’étaient pas près de revoir. Discrètement, dans l’encoignure de la porte, une petite silhouette avait écouté la conversation. Armand voulut leur lâcher un « au revoir », qui resta coincé au fond de sa gorge.
Le lendemain matin, Théophane se réveilla très tôt pour aller aux champs. C’était une heure très matinale, et même plus qu’à l’ordinaire, car aujourd’hui il devrait quitter ses occupations avant les douze coups de l’église. Ceux s’étant courageusement dévoués pour la quête se trouvaient généralement être de jeunes adultes, encore libres, sans enfants et n’ayant rien à perdre. Ils espéraient même revenir mûris de cette aventure. Les autres avaient perdu un être cher, et voulaient donc justice, bien qu’ils sachent pertinemment qu’aucune attaque ne serait menée directement. Mais le fait de ramener une villageoise enlevée, si précieuse, était pour eux une affaire symbolique. Des agriculteurs s’étaient proposés pour l’aider dans sa recherche, et quelques femmes de Hure accompagneraient également, fidèles amies de Victoire. Théophane s’était auparavant assuré que tous pouvaient endurer des conditions difficiles, et marcher plusieurs heures sans faiblir. Car, oui, la route risquerait d’être longue et une santé fragile aurait été refusée dans cette expédition. Mais tous les habitants du village se portaient en bonne santé, dans cet air pur et cet environnement sain. Si la vieillesse rendait le corps moins compétent, elle ne faisait pas souffrir de maux inutiles dû à de mauvaises habitudes. Aussi, les personnes âgées ne quittaient pas la vie sur terre avant un âge avancé.
Dans la maison calme, le père de famille préparait à la hâte ses quelques affaires de voyage. Il espérait croiser ses enfants aînés qui étaient quelques fois levés en même temps que lui. Mais tous devaient dormir profondément après ces durs événements. Ainsi, il ne pourrait les revoir qu’au moment de son départ…
La matinée s’écoula sous un soleil de plomb. La fatigue, déjà bien présente dans ce labeur, n’en était que plus accrue, et Théophane peinait beaucoup. Sa situation actuelle n’y était pas étrangère, et tous ces compagnons éprouvaient la même chose. Chacun poursuivait son travail quotidien, comme si rien ne s’était passé. Le corps suivait les efforts, mais le moral, quant à lui, tentait de rester stable. Les conditions étaient bien difficiles en ce jour, et seul leur devoir leur faisait encore tenir leurs outils, leurs charrues et leurs bœufs, pour ne pas quitter cette ambiance morose.
À la quatrième heure de travail, une petite réunion se tint sur la place du village. Les agriculteurs étaient descendus de la vallée pour se tenir en présence de Bariza, qui s’assurerait lui-même du règlement des préparatifs. Quant aux autres compagnons, eux aussi abandonnaient leurs tâches quotidiennes pour se joindre à cette petite concertation. S’ils étaient plus nombreux, la vie du village aurait semblé interrompue. Cependant, ces quelques personnes volontaires suffisaient amplement au bon déroulement de la mission.
Il fut décidé que les paysans quitteraient leur champ un peu avant midi, ce qui serait assez pour pourvoir aux besoins de Hure dans cette période de moisson. Le soir, quelques bonnes gens viendraient les succéder pour cette importante entreprise. L’alimentation du village dépendait en effet de ces ressources, mais personne en ce lieu n’était ignorant du travail de la terre et pourrait donc assurer son bon déroulement.
Théophane dressa la liste du matériel indispensable, et leur montra consciencieusement l’itinéraire qu’il comptait suivre au début, puis les différents terrains qu’ils devraient traverser si la route des Boétiens les menaient ailleurs. Une fois que tout fut bien pesé, calculé et compris, chacun repartit à ses occupations. Lorsque l’heure du départ sonnerait, Bariza donnerait sa bénédiction, protégeant ainsi le petit groupe du danger. Leurs maigres bagages avaient déjà été rassemblés, mais rien ne devait être pris à la légère. S’il arrivait malheur à l’un d’entre eux, le chef du village et Théophane ne pourraient rester à Hure sans honte.
Les enfants désormais dispensés de classe, jusqu’à trouver un remplaçant, se promenaient dans les rues, courant à tout jambe. Ils auraient peut-être crié de joie s’ils n’étaient pas attristés par la perte de leur chère institutrice. En remarquant son mari, quelques-uns hochaient respectueusement la tête, bien que son physique impressionnant les intimidait et leur donnait plutôt envie de passer leur chemin. Les plus grands d’entre eux, cependant, voulait rendre hommage à Victoire par ce simple geste.
Le cœur lourd, Théophane tenta d’achever de son mieux son travail. Il fauchait le blé avec une belle énergie, et cette dépense l’aidait à passer son anxiété dans ses muscles. Sa pensée le ramenait sans cesse à ses enfants. Il savait qu’Hermance et Adélaïde étaient assez grandes pour s’occuper des plus jeunes et tenir la maison ; il ferait fermement des recommandations pour que la paix règne entre eux, que la colère ne s’empare de leur cœur et pour que la bonté soit leur mot d’ordre ; et Mme Soline avait généreusement accepté de veiller sur eux. Mais la séparation prochaine lui était bien douloureuse, bien que son visage restât de marbre. Il craignait qu’ils refusent son départ, même si leur bon sens prendrait certainement le dessus finalement. S’il échouait à ramener leur mère, il pensait ne jamais se le pardonner.
Absorbé dans ses réflexions, il n’entendit pas son compagnon lorsqu’il l’appela. Alors qu’il l’interpellait une nouvelle fois, Théophane leva les yeux vers lui.
- Regarde, lui dit-il en lui faisant un signe de tête, c’est pas ton gosse là-bas ?
Théophane pivota dans la direction que lui indiquait son ami. Effectivement, au loin, une frêle silhouette montait difficilement la pente du côteau. Le petit Armand venait à la rencontre de son père, assurément. Ce dernier trottina vers lui, inquiet. Une espèce d’angoisse commençait à naître au fond de lui, et il voulait qu’elle soit dissipée au plus tôt. Mais la présence de son plus jeune fils ici, seul, n’augurait rien de bon. Arrivé à son niveau, Théophane s’agenouilla et le regarda intensément. Il prit ses épaules dans ses mains, les serra, et n’osa pas lui poser de question. Il se doutait qu’Armand allait parler et ne voulait surtout pas frustrer cet élan. Effectivement, le jeune garçon déclara, avec un calme sidérant mais une légère tristesse au fond des yeux :
- Ils sont partis.